Chapitre 7

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  Quelques jours étaient passés depuis le départ brusque d'Edward. Amber, comme de nombreuses jeunes filles des environs et leurs mères, pleurait encore ce triste événement. Mrs Cooper, quant à elle, ne l'avait pas regretté longtemps, d'abord car elle avait compris qu'il n'avait point eu le désir de s'unir à sa fille, ensuite car le fils de sir Brown était une alternative plus séduisante encore.

Amber avait presque dix-huit ans et Mrs Cooper jugeait qu'il était temps qu'elle fit son entrée dans le monde. Comme le voulaient les convenances, elle n'avait pas, jusqu'alors, été conviée aux festivités. Seule Swan, âgée de presque vingt-quatre ans, était en droit de prendre part aux mondanités. À son âge, il était naturel qu'elle fût officiellement présentée à la société, mais ce qui décida Mrs Cooper à autoriser Amber à faire son entrée dans le monde fut moins l'insistance de cette dernière que la ferme volonté de la mère de la marier au très enviable parti qui venait de s'établir dans les environs. On donna des leçons de danse à Amber en urgence pour qu'elle ne se déshonorât pas. Cependant, son maître de danse n'avait pas eu le temps de toutes les lui enseigner, et ce, malgré toute la bonne volonté de celle-ci. Pour se soulager de l'angoisse de ne pas se remémorer une danse, Mrs Cooper lui avait brillamment soufflé une technique fort répandue : elle nota quelques mots sur son éventail pour se rappeler des pas.

  Amber portait une robe de soie à la dernière mode londonienne ; selon les dires de la commerçante, car il était bien difficile en vérité de vérifier cette affirmation tant les voyages à Londres se faisaient rares et lointains pour les habitants du village. Elle était parée de bijoux onéreux et chatoyants avec des fleurs dans les cheveux pour agrémenter le tout. Elle était élégante tout en ne passant pas inaperçue. L'on peut dire qu'elle était arrivée à ses fins car elle avait en horreur de ne pas être au centre de l'attention. Parfois, elle se répétait néanmoins qu'il importait peu qu'elle soit transparente car les seules pensées qu'elle voulait occuper étaient celles d'Edward Faraday. Swan avait opté pour une toilette des plus simples : une robe avec de discrets ornements bleus et verts. La seule extravagance, s'il en était, qu'elle concéda à sa mère fut un ruban bleu dans les cheveux, accompagné de deux minuscules fleurs blanches.

  Le bal organisé par les Faraday avait lieu dans le centre du village, dans un bâtiment qui était toujours loué pour les occasions festives. Comme pour tout bal de campagne, les danseurs étaient peu nombreux, beaucoup des invités avaient passé l'âge de danser. L'on comptait autant d'hommes que de femmes. Cependant, dans la salle de danse les femmes étaient surreprésentées car ces messieurs étaient regroupés en majorité dans le salon, où, comme le voulait la tradition, on jouait aux cartes. Ce soir-là, il était possible de jouer au whist ou au casino.

  Malgré le nombre d'invités relativement raisonnable, la chaleur était pesante. Cela rendait l'attente de la venue du fameux Mr Brown encore plus intenable. On soupirait de chaleur mais aussi d’ennui ; vraisemblablement, il aimait se faire désirer.

  Swan voyait mal pourquoi ce jeune homme viendrait chercher une épouse alors que son père était mourant et qu'il était habitué à la population londonienne, qui de manière générale, était plus érudite, plus riche et plus diversifiée. Son rang, qui plus est, rendait improbable son envie de se lier avec une famille des environs. Les baronnets n'étaient certes pas membres de l'aristocratie mais étaient supérieurs à la gentry et aux chevaliers. Pour que les desseins de Mrs Cooper pussent voir le jour, Swan était consciente qu'il fallait que ce jeune homme fût enivré par le charme d'Amber, et faible de caractère au point de s'abaisser à épouser une fille moins bien née que lui, bénéficiant, en somme, d'une bien maigre dot.

  Mr Cooper avait quitté la compagnie de ces dames pour saluer ses connaissances autour des tables de jeu. Mais alors que les dames conversaient d'étoffes, il vint troubler leur calme.

  « Mesdames, assez parlé chiffon ! Mr Brown est arrivé et a demandé à vous être présenté. Hâtez-vous ! L'on ne saurait faire attendre une personne de sa qualité. »

  Amber signifia qu'elle rencontrait des difficultés à respirer, cette nouvelle lui avait coupé le souffle. Son père s'approcha d'elle et l'assura qu'il était un homme affable, qu'elle n'avait rien à craindre. Sa mère ajouta à cela qu'elle devait se contenter de se tenir droit et de sourire tant qu'elle pouvait.

  Le jeune homme regardait l'assemblée et remarqua Swan dès qu'elle entra dans le salon. Il la suivit du regard pendant qu'elle traversait la pièce, à travers la foule. Il la quitta des yeux lorsque la famille Cooper se présenta devant lui.

  Swan fut mortifiée : Mr Brown était en fait Andrew, l'homme grossier rencontré après le vol de sa monture. Mr Cooper introduisit sa femme, Swan puis Amber. Mr Brown était amusé par la situation, contrairement à Swan qui était couverte de honte. Elle avait osé parler de cette manière à un homme de son envergure, elle, fille de la petite gentry ! Elle rougit davantage lorsqu'elle se remémora qu'il avait soulevé son jupon, qu'il avait vu ses bas et qu’il lui avait même touché les chevilles. Elle priait pour qu'il ne l'eût pas reconnue, pour qu'il gardât le secret et qu'il eût la délicatesse de ne plus en parler.

  Mr Brown salua poliment les dames.

  — Je me ravis que Mr Faraday ait eu l'excellente idée d'organiser ce bal ! Je pressens que cette soirée va être fort divertissante !, déclara-t-il en portant son regard sur Swan. Miss Cooper, l'interpella-t-il, il me semble vous avoir déjà vue. Il semblait fouiller dans sa mémoire. Serait-ce…, il laissa volontairement un long silence.

  Swan tenta de changer de sujet.

  — Mr Brown, aimez-vous danser ?

  — Serait-ce à la librairie ? Oui, c'est cela, je me souviens ! C'était fort rafraîchissant !

Mrs Cooper allait l'interroger sur les circonstances de leur rencontre mais il poursuivit.

  — En effet, Miss Cooper, j'apprécie beaucoup la danse. La prochaine est un quadrille. Miss Amber, voudriez-vous me faire l'honneur de danser avec moi ?

  Amber, qui redoutait de confondre le quadrille avec une autre danse, se référa à son éventail. Avec un manque de discrétion flagrant, elle posa les yeux sur l'objet de mode, sans que son regard ne s’en défît pendant presque une demi-minute. Elle ne parvenait pas à déchiffrer ce qu'elle avait écrit. Gênée, Mrs Cooper donna un coup de coude dans le dos de sa fille.

  — Mr Brown, je danserais avec vous volontiers, malheureusement il s'agit de mon premier bal, je ne sais pas danser le quadrille.

  — Me voilà bien déçu, faites-moi signe lorsque l'orchestre jouera un air sur lequel vous savez danser. En attendant, dit-il en pivotant vers Swan, Miss Cooper, m'accompagnerez-vous pour le quadrille ?

  — Elle accepte, évidemment ! s'empressa de répondre Mrs Cooper.

  L'offre de Mr Brown à l'endroit de Swan était pour le moins inattendue pour qui ne connaissait pas les détails de leur rencontre. Il y avait bien de jolies filles au bal et son choix de cavalière ne manqua pas de faire jaser. Les mères trouvaient tout à coup beaucoup moins de charme au gentilhomme, s'il avait seulement eu la politesse d'être moins riche, il aurait été plus aisé de le détester ! Les filles, quant à elles, toisaient Swan, lui trouvaient toute sorte de défaut : son maintien n'était pas bon, ses gestes n’étaient pas assez gracieux, son teint était trop brun. Swan n'avait que faire d'être la proie des cancans ou de faire de la peine à ces demoiselles, toutefois, elle se serait bien passée de danser avec cet homme auprès duquel elle s'était couverte de honte. Elle tenta d'engager la conversation pour atténuer son embarras :

  — Aimez-vous lire, monsieur ?

  — Assurément. Peut-être même plus que tout au monde.

  — Et que lisez-vous ?

  — Majoritairement des romans gothiques. J'apprécie beaucoup les Mystères d'Udolphe ainsi que Le mystérieux avertissement, par exemple.

  — Dieu ! Est-il possible de manquer tant de bon sens lorsque l'on possède une aussi bonne éducation que la vôtre ?

  — J'imagine qu'en matière de livre tout est affaire de goûts.

  — Et en matière de personne, il en va de même.

  — Que cela signifie-t-il ?

  — Je veux dire que les lectures révèlent bien des choses sur les personnes. Or, j'ai en horreur les romans que vous venez de citer. Je vous laisse en tirer vos propres conclusions.

  — Je vois bien que vous voulez attirer mes foudres sur vous. J'ignore pourquoi. Mais je ne consentirai pas à faire ce que vous attendez de moi. Bien loin de m'agacer, votre honnêteté sans détour ni dissimulation m'amuse énormément. Continuons donc d’échanger des banalités, voulez-vous ? Il semble que votre cheville va mieux, n'est-ce pas ?

  — Je n'aurais pas cru un jour espérer qu'elle se brise tout à fait.

  — Et me priver de ma cavalière ? Je le refuse !

  — Vous êtes de ceux qui sont si bien nés qu'ils ne peuvent concevoir qu'ils ne puissent commander tout ce qui ne relève pas de l'humain.

  — Ce n'est pas le privilège de ma naissance qui me laisse croire que vous avez peu de chance de vous blesser. Y aurait-il un ruisseau que je n'ai pas aperçu dans les environs ?, ricana-t-il. Vous êtes si peu commune, mademoiselle. Quelle jeune fille sensée reprocherait à un homme de jouir d'une bonne condition ? Est-ce là le seul reproche que vous avez à me faire ?

  — Vous seriez bien heureux qu'il soit l'unique vice que je vous trouve. Mais je vais vous décevoir, car malheureusement je ne peux difficilement vous trouver une qualité, si ce n'est votre fortune.

  — Croyez-vous que votre opinion de moi m'importe ? Comprenez bien que si je vous ai invitée à danser c'est uniquement car votre sœur m'a refusé et que je ne voulais pas être grossier à l'égard de vos parents. Voilà une de mes nombreuses qualités, mademoiselle, la politesse, ce qui ne semble pas être l'une de vos vertus flagrantes.

  — En effet, dit-elle sèchement. Elle feignit de se tromper de sens et lui écrasa le pied. Adieu monsieur, dit-elle doucement de façon qu’il soit le seul à l’entendre.

  Elle quitta la piste de danse à ces mots, sans attendre la fin du quadrille. Tout le monde avait remarqué son départ, ce qui donna encore de quoi parler pour le reste de la soirée. Mrs Cooper aurait voulu courir après sa fille pour la sermonner, mais il lui fallait avant tout présenter ses excuses au gentilhomme. Elle se doutait, à raison, que sa fille n'avait pas pris la peine de s'acquitter des civilités d'usage.

  Swan s'empressa de quitter la salle de danse pour regagner la salle de jeu. Lors de bals, il était plus que rare que les jeunes filles célibataires prissent part au jeu, néanmoins, Swan avait bien plus d'intérêt pour les cartes que pour la danse. Elle avait tenté de contenter sa mère, mais la suffisance de Mr Brown avait eu raison d'elle.

  — Mr Brown, je vous prie d'excuser la maladresse de ma fille aînée…

  — Ne vous torturez pas plus longtemps, madame, je ne lui en tiens pas rigueur. Je préfère me concentrer sur les jeunes femmes qui en valent la peine, comme votre cadette.

  Il adressa un petit signe de tête accompagné d'un sourire en coin à Amber. Swan, depuis sa chaise autour d'une table de jeu, voyait parfaitement le gentilhomme. Ce dernier était loin d'ignorer qu'elle pouvait contempler la scène d'où elle était. À cet instant, elle ne savait pas s'il le faisait uniquement pour l'agacer ou si son intérêt pour sa sœur était des plus sincères.

  Il dansa une première fois avec Amber, puis fut pris par les autres jeunes femmes. Lorsque l'orchestre marqua une pause, Swan quitta la salle de jeu. Elle comptait prendre l'air, la fraîcheur de la soirée devenait essentielle pour qu'elle ne défaillît pas. Alors qu'elle se dirigeait vers le hall, elle s'arrêta pour écouter une conversation entre son père et Mr Brown.

  — Je vais rester quelque temps, compte tenu de l'état de santé de mon père. Je ne désire cependant pas rester dans la demeure familiale. Il me faut trouver une demeure à louer quelques mois.

  — Mr Brown, je me permets de vous souffler que je possède un bien dont le locataire vient de partir. S’il vous plaît, je vous le laisserai pour quelques livres par mois.

  — Eh bien monsieur, que me vaut ce si bon traitement ?

  — D'abord, il s'agit plus d'une lodge que d'une grande bâtisse qui sied peu à un homme de votre condition, ensuite, car vous nous ferez l'honneur d'être notre nouveau voisin.

  — Je vois… Que puis-je demander de plus ? J'aurai la campagne, un voisinage charmant et un loyer dérisoire. Il va m'être difficile de vous répondre non, monsieur. Je voudrais visiter dès demain matin, s'il vous en convient.

  Mr Brown abhorrait l'atmosphère qui régnait dans la maison de son père moribond. C'était comme si la faucheuse rôdait dans les couloirs, attendant à la porte de la chambre du baronnet le moment opportun pour s'en aller avec son âme. Les médecins avaient d'ailleurs recommandé qu'il soit plongé dans la pénombre. Cette ambiance lugubre rendait à Mr Brown la tâche de veiller son père encore plus sinistre que cela aurait été dans d'autres conditions. Il avait urgemment besoin de fuir la demeure mortuaire, qu'importe que cela se fît au moyen d'une modeste demeure en pleine campagne. Qui plus est, Mr Brown était un homme plutôt simple dans son style de vie, il lui était agréable de penser qu'il allait jouir du calme de la campagne anglaise. Sans oublier que la présence très proche d'une certaine jeune fille pesait lourd dans la balance.

  — Assurément ! Quel que soit le débouché de cette opération, si le cœur vous en dit, vous pourriez m'accompagner à la pêche demain. Je possède un petit lac où les poissons sont nombreux, vous n'aurez pas le temps de vous ennuyer.

  — Avec plaisir, remercia Mr Brown. Alors c'est réglé, nous nous reverrons demain.

  Les vertiges de Swan s'accentuèrent en comprenant que ce gentilhomme allait bientôt s'installer au plus près de chez elle, ce qui provoquait en elle une grande inquiétude. Il ne manquerait probablement pas l'occasion de la couvrir de ridicule en public en ébruitant les circonstances de leur rencontre. Voilà qu'elle souhaitait à son tour que sir Brown quittât ce monde sur-le-champ afin que son fils fût déchargé de ses obligations et regagnât Londres, la laissant retrouver une vie normale. Elle se fit la promesse de trouver une solution afin de saboter leur plan du lendemain.

  Le reste de la soirée fut fort long pour Swan qui avait été priée par sa mère de quitter la salle de jeux et qui n'avait eu que peu de cavaliers. Elle avait dû passer la soirée en compagnie des vieilles commères du village qui répandaient leur venin sur toute l’assistance, y compris sur les plus vaillants. Évidemment, il fut question de Mr Brown, mais Swan s'échappa dès qu’elle entendit prononcer son nom.

  Amber, quant à elle, avait pris beaucoup de plaisir à cette soirée, il eut été difficile d'en être autrement. Le jeune homme le plus convoité de l’assemblée lui avait demandé la première danse, et si elle n'avait pas pu honorer sa demande, il n'avait pas manqué de danser avec elle, non pas une, mais deux danses. Tout bien considéré, Edward n'était plus indispensable au cœur d'Amber.

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