Chapitre 12

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  Chez les Cooper, on se questionna durant tout l'après-midi au sujet de la toilette que devrait porter Amber. Après des heures de tergiversations, on trouva la robe qui la rendrait encore plus radieuse. Pour éviter toute ruse de sa part, Swan fut mise au courant de l'invitation au dernier moment.

  Le dîner se déroula à merveille. Mr Brown semblait très intéressé par le récit de la jeunesse d'Amber, que cette dernière exposa avec autant de détails que sa mémoire le permettait. À mesure que la soirée passait, Mrs Cooper voyait naître dans son esprit le très heureux souhait que le jeune homme épousât sa cadette. Les deux jeunes gens paraissaient s'entendre suffisamment bien pour que l'on puisse légitimement espérer que leurs vies soient liées dans un futur proche. Et si la différence de statut social représentait un obstacle insurmontable aux yeux de quiconque vivant dans la société anglaise du dix-neuvième siècle, vous n'ignorez pas, cher lecteur, que Mr Brown avait peu de remords, à certaines occasions, à se moquer des convenances et à faire ce que bon lui semblait. Ce trait de caractère de notre héros était pourtant ignoré de Mrs Cooper, qui formait des projets on ne peut plus audacieux. Toutefois, Mrs Cooper comptait sur le fait que certaines jeunes filles avaient été capables de faire tourner la tête de ces messieurs au point de leur en faire perdre la raison et de se mêler à une caste inférieure. La simplicité de vie de Mr Brown qui semblait préférer la campagne au faste de la ville, portait la mère des deux filles à penser qu'un tel hymen était possible.

  À la fin du repas, après toutes les louanges que sa mère avait faites à ce sujet, Mr Brown insista pour entendre Amber chanter. Il se proposa pour tourner les pages des partitions à mesure qu'elle jouerait du piano et chanterait. Il prit donc place à côté d'elle, sur le fauteuil du piano, et oublia à plusieurs reprises de tourner les pages. Swan, qui s'était isolée dans un coin de la pièce avec un livre, leva le nez la deuxième fois qu'il manqua à son devoir, pour savoir ce qu'il se passait. Elle crut voir en Mr Brown un trouble certain qu'elle pensait provoqué par sa sœur. Il déglutissait souvent, et de manière peu aisée, il serrait les poings et gesticulait comme un enfant timide. Lorsqu'il oublia une troisième fois de tourner la page, s'en fut trop pour Swan, déconcentrée dans sa lecture par les arrêts de la musique, qui décida de quitter la pièce. Mr Brown salua le talent d'Amber. Pour ne pas être impolie, Swan reparut quand la musique cessa pour de bon.

  — Encore en train de lire ? se moqua Amber en jetant un regard complice à Mr Brown.

  — Je ne suis pas sûr de comprendre la raison de votre taquinerie, répondit-il suffisamment distinctement pour que la principale intéressée puisse l'entendre. La lecture est une occupation très saine et plaisante, elle permet aux jeunes filles d'acquérir du savoir et d'allier l'intelligence à la beauté. N'est-ce pas capital de savoir penser en plus d'être belle ?

  — Évidemment…, bégaya Amber, mais une femme se doit d'être ouverte lorsqu'elle reçoit et non rendue taciturne par un livre. À quoi bon avoir de l'esprit, si ce n'est pas pour le partager ?

  — Car il faut avoir des interlocuteurs à même de comprendre vos traits d'esprits, sans quoi il vaut mieux s'armer d'un bon livre, reprit Swan en lançant un regard froid à sa sœur.

  — Sous-entends-tu que je suis stupide ? se vexa Amber.

  — Je me demande bien quel fou épouse une femme sans esprit pour sa beauté, déclara Mr Brown pour couper court à la querelle naissante entre les deux sœurs. Que les soirées d'hiver au coin du feu doivent être longues s'ils sont incapables de débattre de l'inutilité des whigs ! Mais dites-moi, Miss Amber, où sont donc vos dernières broderies ? Me permettrez-vous de voir les perruches et autres oiseaux que vous avez brodés sur des coussins ?

  Mr Brown les lui avait demandés pour changer pour de bon de sujet de conversation. Il regretta vite de les lui avoir demandés. Car elle arriva bientôt avec une vingtaine de mouchoirs qu'elle détailla tous un à un en précisant quels points elle avait utilisés.

  Mrs Cooper était certaine qu'Amber avait fait étalage de ses plus grandes qualités ce soir-là et que Mr Brown n’avait pu faire autrement que de s’en rendre compte. Elle tenta donc de lui faire passer un message aussi bien dissimulé que la gêne qu'il éprouvait pendant qu'Amber jouait de la musique.

  — L'homme qui épousera Amber sera le plus heureux des hommes ! Qu'en pensez-vous ? Vous mortifieriez mon orgueil de mère si vous me disiez qu'elle n'est pas la plus belle du comté ou qu’elle n’est pas parfaitement éduquée !

  — Loin de moi l'intention de blesser votre orgueil ni de le flatter, d'ailleurs. Je dirais très sincèrement que l'homme que votre fille consentira à épouser sera le plus chanceux d'Angleterre. Elle possède toutes les qualités qu'une jeune fille doit posséder et elle ne trouve pas d'égale. Elle a assurément la possibilité de faire un mariage avec un homme bien né, au-delà de son rang d'origine. L'homme chanceux, qui qu'il soit, pourrait posséder un empire, qu'il ne s'abaisserait pas pour autant en dessous de sa condition en consentant à épouser votre fille.

  Les joues d'Amber s'empourprèrent tout à coup. Ces mots firent le bonheur de Mrs Cooper ; son mari, quant à lui, était abasourdi, il n'avait rien vu venir. Quel étonnement, quelle joie, d'imaginer Mr Brown faire prochainement sa demande à Amber ! Bien qu'il ne fût pas invraisemblable qu'il tombât sous le charme d'Amber, il était plus étrange que celui-ci ne vit aucun inconvénient à l'épouser, malgré leurs positions sociales éloignées, et encore plus étrange qu'il affichât si clairement ses intentions envers Amber. Après une telle déclaration, il était évident qu'il était lié à elle et qu'un changement d'avis de sa part serait contraire à l'attitude d'un gentilhomme. Swan s'interrogeait sur ses motivations : dans quel but avait-il dévoilé ce qu'il ressentait pour sa sœur ? Mais la première question qui lui venait à l'esprit était : pourquoi s'était-il entiché d'elle ? Ils avaient passé si peu de temps ensemble. Certes, ils avaient dansé ensemble lors d'un bal et s'étaient parlé le jour même, mais cela suffisait-il à faire émerger des sentiments ? Non, elle ne pouvait se résoudre à penser cela suffisant. Pour Swan, Amber était folle ou idiote, si elle croyait qu'il demanderait sa main. Quant à Mr Brown, il commettait une inconséquence impardonnable tant qu'il n'en viendrait pas à demander officiellement la main d'Amber.

  Pourtant, Mr Brown avait bel et bien exprimé sa pensée en toute honnêteté. Ses sentiments avaient été tout autres au début de leur rencontre, il ne lui avait rien trouvé de remarquable. Il ne l'avait pas jugée particulièrement belle, pas assez douce et trop maladroite. Mais, à partir de leur deuxième rencontre il avait commencé à lui découvrir un charme qu'il n'avait pas soupçonné chez elle. À Londres, à maintes reprises, il avait rencontré de belles femmes, riches et bien élevées, mais jamais une seule d'entre elles n'avait réussi à animer un véritable intérêt chez lui. Elle avait fait plus que de provoquer un simple intérêt, elle réussit à ébranler son cœur, à faire céder ses certitudes. Lui qui avait eu peu d'amour pendant son enfance, qui ne pensait ne jamais aimer quiconque, qui avait ravi tant de cœurs lui-même, il comprenait petit à petit qu'il ne voulait plus qu'une chose : passer sa vie entière à ses côtés. Voilà pourquoi il avait invité la famille Cooper à dîner, il tentait d'assouvir son désir de la voir, d'être en sa compagnie et de converser avec elle. Voilà aussi pourquoi il avait accepté la demeure de Mr Cooper, vivre à proximité de la maison familiale lui permettrait certainement de croiser souvent celle qui le rendait fou, et qui justifiait qu'il invitât régulièrement la famille à dîner.

  Il ne voulait, toutefois, pas la demander en mariage car il doutait des sentiments qu'elle lui portait. Il craignait qu'elle ne refusât sa demande en raison de son milieu social, qui, certes, devrait être plus un obstacle pour Mr Brown que pour elle, mais ce nouveau statut qu'elle acquerrait lui imposerait certaines obligations dont elle ne voudrait peut-être pas. Pire encore, il pensait à peine lui être agréable. Alors que tout homme de sa condition, dans la même situation, aurait été gonflé de fierté et aurait avoué son intention de l'épouser sans crainte de refus. Mr Brown refusait de se dévoiler complètement et de prendre le risque de l'éloigner de lui à jamais. Peut-être ne serait-il jamais convaincu des sentiments qu'elle lui portait et ne lui demanderait-il jamais sa main, tout cela il l'avait déjà tourné dans sa tête une centaine de fois, mais il préférait inventer des myriades de prétextes pour la voir plutôt que de voir tous ses espoirs réduits à néant et qu'elle le fuit pour s'éviter de devoir le repousser une nouvelle fois poliment. Mr Brown pensait au plus profond de lui-même que son cœur lui était dévoué pour l'éternité.

  Le trouble qu'il avait ressenti ce soir-là ne s’expliquait que par sa présence. Il avait remarqué son maintien parfait, son doux visage et ses yeux qui foudroyaient son âme chaque fois qu'ils se posaient sur lui. Il en était sûr, il le savait, son cœur ne lui mentait pas, il l'aimait.

   Cher lecteur, vous l'avez certainement déjà compris, Mr Brown n'aime pas Amber. Mr Brown a, en réalité, été captivé toute la soirée par Swan. C'est bien Swan qui provoque un tel tourment en lui, et l'on comprend qu'il ne veuille pas se risquer à la demander en mariage. Alors que Mrs Cooper l'interrogeait sur l'opinion qu'il avait d'Amber, Mr Brown, qui n'avait d'yeux que pour elle, avait exposé ses sentiments pour l'aînée des deux filles. Il avait commis un impair qui lui sera probablement préjudiciable. Il ne s'était pas rendu compte de sa confusion, il croyait avoir été interrogé sur ce qu'il pensait de Swan, et non de sa sœur. C'est en constatant l'expression d'Amber qu'il comprit son erreur, mais il était alors trop tard pour s'expliquer sans avouer clairement ses sentiments pour Swan. Il jugea qu'il valait mieux ne rien ajouter, et que le temps ferait le reste. Il ne pouvait pas plus se méprendre.

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