Chapitre 14

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  Les premiers jours à Londres furent les plus. Quelque temps après, Swan trouva une librairie pleine de livres qu'elle n'avait jamais lus. Elle passait la plupart des soirées dans des bals, ou chez des connaissances de Mrs Miller. Les instants où elle ne lisait pas étaient employés à guetter par la fenêtre, au cas où une lettre de sa mère lui serait envoyée. Elle attendait impatiemment de savoir si Mr Brown s'était déclaré à sa sœur ou si le temps lui avait donné raison.

  Un matin, elle reçut une lettre de sa sœur, chose pour le moins inhabituelle, car leur relation ne permettait pas souvent qu'elles se fissent des confidences.

Chère Swan,

Il fait très chaud, nos parents vont bien etc.

Maintenant que j'en ai fini avec les civilités d'usage, je peux en venir à ce qui me pousse à t’écrire. Je dois t’avouer que j'étais jalouse de toi, en ce qu'il me semblait que Mr Brown portait un regard particulier sur toi. Désormais, je suis soulagée ! Nous nous sommes vus presque tous les jours depuis ton départ, et à force de nous connaître, il a gagné en aisance lorsqu'il est à mes côtés. Il n'a pas encore fait sa demande, mais je gage que je choisirai ma robe d'ici peu de temps !

Je tenais à m'excuser, la jalousie m'a conduite à être sévère envers toi. Mon bonheur sera si grand lorsqu'il demandera ma main que je serai toute disposée à accepter de te soutenir financièrement ; car si maman croit encore que tu as une chance d'épingler un homme suffisamment insensé pour t’épouser, je ne peux pas me résoudre à l'imaginer une seule seconde ! Que cette idée me fait rire !

Ta dévouée et affectueuse etc.,

Amber

Cette lettre, sous ses apparences de lettre d'excuses, était la façon d'Amber de rappeler à sa sœur qu'elle lui était supérieure, et qu'elle avait gagné la course aux maris. Swan n'en avait cure, et ne considérait pas son célibat comme une défaite, bien au contraire. Malgré cela, elle ressentait une sensation qu'elle ne pouvait s'expliquer : elle sentait un picotement dans sa poitrine chaque fois qu'elle repensait à l'éventualité d'un mariage entre Amber et Mr Brown. Elle considérait toujours qu'un mariage entre eux deux était impossible, ou du moins qu'il n'était souhaitable pour aucune des parties. Pour mettre un terme à cette cogitation qui l'empêchait de se replonger dans son livre du jour, elle jeta d'un revers de main la missive au feu.

  Elle avait eu l'occasion de faire plus ample connaissance avec Henrietta. C'était une jeune fille pleine de bon sens, intelligente et, par-dessus tout, elle n'avait pas d'yeux que pour elle-même, contrairement à sa sœur Eleanor que Swan surnommait intérieurement Narcisse. Un après-midi, Swan proposa à Henrietta de se promener ensemble dans un parc, non loin de la maison. Ce fut pour elles l'occasion d'apprendre à se connaître. Henrietta était une véritable romantique dans l'âme. Elle était tout le contraire de ce que sa mère aurait pu espérer. Elle ne vivait que pour trouver un mari aimant et avoir des enfants.

  Elle ne tarda pas, d'ailleurs, à rencontrer un homme qui retînt toute son attention. Il s'appelait Mr Hardy. Ils avaient lié connaissance lors d'une soirée mondaine. Il n'était pas particulièrement fortuné, à vrai dire, il n'était pas beau non plus. Il avait, en revanche, les manières les plus plaisantes qu'il lui eut été donné de connaître. Elle tomba immédiatement sous son charme. Lui, estimait Henrietta, mais pas suffisamment pour lui demander de l'épouser. Henrietta ne faisait rien pour s'aider ; elle était tellement enivrée par le jeune homme, qu'elle était d'une maladresse incomparable. Une fois, elle avait renversé son verre de vin rouge sur sa redingote, une autre fois, elle l'avait piétiné en dansant, il lui était même arrivé de ne pas savoir de quelle fourchette elle devait se servir pour manger une salade. Swan n'avait pas pu être présente, en raison de migraines qui se faisaient très fréquentes depuis qu'elle était à Londres, surtout à l'heure des sorties mondaines.

  Mr Hardy était un homme de peu de caractère, que le jeune âge ne poussait pas à s'affirmer pour former ses propres choix. Sa mère, Mrs Hardy, lui avait conseillé de demander en mariage l'une des deux filles Miller puisqu'elles étaient héritières du domaine familial et que, par conséquent, cette union aurait été profitable. Le jeune homme n'y voyait aucun inconvénient. Car s'il n'entretenait aucune admiration pour la jeune femme, il ne voyait aucun obstacle à se lier pour la vie avec une femme qu'il respectait à peine. Les deux jeunes gens se revirent à l'occasion d'une sortie dans un parc en famille, sortie à laquelle Swan n'avait pas non plus pris part, souffrant cette foi de maux de ventre. Ils semblaient bien s'entendre et personne ne s'opposait à ce qu'ils se fiançassent.

  La famille Miller, ainsi que leur protégée, Miss Cooper, furent invitées un soir à dîner chez les Hardy. Les deux mères étaient de connivence, elles s'étaient entendues, tout était fixé : ils convoleraient en justes noces en mai prochain. Il ne restait plus qu'à officialiser la demande en mariage avec un genou à terre et l'ultime question. C'était ce que Mr Hardy s'apprêtait à faire.

  Swan rencontra pour la première fois la famille Hardy. Elle ne fut pas beaucoup appréciée par Mrs Hardy, qui la trouvait trop provinciale. Elle lui reprochait notamment son aspect : sa robe était de la mode passée, ce qui était la preuve irréfutable de son manque de goût. Cela échappa tout à fait à Mr Hardy, qui ne vit que les yeux éclatants de Swan. Il la trouvait extrêmement belle. Il voulait tout à coup faire d'elle sa femme pour la montrer fièrement à son bras, comme on montre sa nouvelle voiture à son voisin, avec l'intention évidente de le rendre jaloux. Les conversations furent alors orientées systématiquement par Mr Hardy vers Swan.

  — J'apprécie beaucoup la musique, dit Henrietta à Mr Hardy. Quel est votre opéra favori ?

  — Je n'ai pas de préférence, mais je suis certain que Miss Cooper en affectionne un particulièrement.

  — Oui, j'apprécie beaucoup la flûte enchantée.

  — Mr Hardy, savez-vous que Henrietta est très douée en dessin ? Elle possède un véritable don du ciel ! revendiqua Mrs Miller.

  — C'est admirable ! répondit-il. Quand je vois les mains de Miss Cooper, je suis certain qu'elle est tout aussi, si ce n'est plus douée, pour le dessin que Miss Henrietta.

  À force de tenter de vendre les mérites de Henrietta, et de faire face à un Mr Hardy décidé à ne voir que les qualités de Swan, y compris toutes celles qu'elle ne possédait pas, Mrs Miller eut bien vite compris qu'il ne lui servait à rien de poursuivre dans ce sens.

  À la fin du repas, Henrietta sollicita discrètement de s'entretenir seule avec Swan. Elle lui expliqua qu'elle s'était entichée de Mr Hardy, qu'elle était très contrariée de voir qu'il était plus intéressé par Swan que par elle. Elle demanda à Swan de cesser de tout faire pour s'attirer ses faveurs. Swan n'en croyait pas ses oreilles, elle n'avait rien fait pour lui plaire, elle s'était contentée d'être polie et on lui reprochait d'avoir cherché l'attention de Mr Hardy. Elle s'excusa et promit de tout faire pour le repousser le plus possible, en précisant, cependant, qu'elle n’avait pas la capacité de contrôler ses pensées.

  Dans les jours qui suivirent, on se retrouva pour boire le thé. L'après-midi était pesant, l'humidité de l'air mélangée à la chaleur faisait suffoquer les convives. Lorsque Swan fit son apparition parmi les deux familles, Mr Hardy, souffrant certainement de la chaleur, tourna de l’œil et s'affaissa sous le regard incrédule de tout le monde. On lui fit respirer les sels de pâmoison que Mrs Miller utilisait pour ses crises de nerfs ou vapeurs en tous genres. L'homme tressaillit avant de reprendre ses esprits pour de bon. Peut-être que les substances contenues dans le petit flacon de cristal étaient responsables de ce qui allait se produire par la suite, mais il était plus probable que ce ne fut uniquement dû à la vanité de Mr Hardy, qui le laissa penser qu'il pouvait obtenir tout ce qu'il désirait. Mr Hardy perdit tout sens de la raison. À la fin de l'après-midi, alors qu'il sentait que leur départ était imminent, après une partie de whist, il posa un genou à terre et déclama sa flamme :

  — Merveilleuse Miss Cooper, je ne vous connais que depuis quelques jours mais vous avez su toucher mon cœur. Il me faut vous confesser l'ardeur de mon affection, l’incandescence de votre beauté. Sachez, Miss, que la fièvre de l'amour s'est saisie de mon être et me brûle de jour en jour. Me ferez-vous l'incommensurable honneur de passer le restant de votre vie à mes côtés ?

  Swan ne put s'empêcher d'échapper un gloussement. Elle ne pouvait pas raisonnablement rester grave et solennelle devant la fureur soudaine des sentiments du dandy.

  — Oh non, monsieur ! Cela est impensable ! Vous ne me connaissez que depuis une soirée et vous voudriez passer votre vie à mes côtés ? Mais je suis certaine que toute la chaleur de vos sentiments vous réconfortera bientôt. Monsieur, vous brûlez là où je transis.

  — Comment ? Vous refusez ma proposition ? Ma mère avait raison, vous êtes une impertinente, une provinciale… Vous osez vous moquer de moi ! Vous avez tout fait pour m'être agréable.

  — C'était de la politesse..., dit-elle abasourdie. Maintenant je constate que vous ne la méritiez aucunement !

  — Je vous ai offert mon toit, fit Mrs Miller, et c'est ainsi que vous me remerciez ? Vous volez à ma fille, votre amie, son fiancé, sans remords. Quel culot ! Jamais je n'ai vu une enfant si mal élevée !

  Tout à coup, tous les convives se mirent à faire des reproches insensés à Swan. Bien entendu, on ne reprocha rien à Mr Hardy. Henrietta était en larmes, elle grommelait des reproches tout à fait inaudibles tant elle peinait à reprendre sa respiration. La bienséance aurait voulu que Swan présentât des excuses, mais il était absolument hors de question que cela se produisît. Elle quitta séance tenante la maison et regagna le bourg de Londres à pied, au beau milieu de la nuit. Elle attendit la première voiture de poste durant une heure et repartit en direction de la maison des Cooper. C'est ainsi que s'arrêta l'aventure londonienne de Swan. Elle n'était pas mécontente de quitter tout ce monde de paraître et d'hypocrisie. Elle se félicitait de pouvoir regagner, libre, sa campagne bien aimée.

  Mr Hardy et Henrietta, quant à eux, emportés dans leur souffrance romanesque, pleurèrent toutes les larmes qui les composaient, toute la nuit durant. Au petit matin, l'un eut les yeux gonflés et noircis, l'autre le visage bouffi. Il leur fallut chacun tout au moins trois mois pour se remettre de leur chagrin d'amour, jusqu'à ce que Mr Hardy ne décidât de se consoler auprès d'une autre femme, bien plus accordée à sa personne. Henrietta ne trouva pas de mari car elle se déshonora en envoyant, à toute heure du jour et de la nuit, des missives décrivant en détail les affres de son amour pour Mr Hardy. Ce dernier n'eut aucune considération pour elle, et ne manqua pas de faire savoir à toute la population londonienne le comportement de son admiratrice. Henrietta était, certes, bien plus méritante que Mr Hardy, mais en matière d'hymen les dames et les messieurs ne sont pas égaux ; il est bien connu que l'on pardonne aisément les frasques du sexe fort et que l'on compromet la réputation du sexe faible pour le moindre pas de travers.

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