Chapitre 15

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  La nuit avait été longue pour Swan qui était rentrée en voiture de poste, elle n'avait eu personne avec qui parler pour s'occuper, des heures durant. Quand elle arriva enfin chez les Cooper, sa mère sentit ses jambes défaillir.

  — Que faites-vous ici ?

  — J'imagine que vous recevrez un pli de votre chère Mrs Miller d'ici quelque temps pour vous exprimer à quel point je suis une sauvageonne mal apprise et égoïste. J'aimerais être désolée de vous décevoir, mais j'en suis tout bonnement incapable. Je suis si heureuse d'être de retour.

  — Que diable avez-vous encore fait ? s'insurgea Mrs Cooper.

  — Vous le saurez bien assez tôt et vous aurez alors tout le loisir de constater à quel point votre enfant est une dépravée. Maintenant, je vais aller chercher mon cheval.

  Elle partit à ces mots en direction de l'écurie après s'être assurée que les domestiques avaient payé pour la voiture de poste. Mrs Cooper dut prendre appui sur un meuble pour soulager son coeur qui manqua de lâcher pour de bon. Swan se rendit sur-le-champ chez Mr Salisbury pour s'enquérir de son état de santé. Elle le trouva levé et habillé. Il lui assura qu'il n'avait plus besoin de garder le lit et que sa toux s'était calmée. Swan était rassurée de savoir que son ami allait mieux. Il l'informa de sa volonté d'ouvrir prochainement son magasin. Il se sentait capable de retravailler et, comme il le précisa à Swan, cette boutique était tout ce qu'il avait, aussi voulait-il qu'elle ne tombât pas en désuétude. Il avait décidé de repeindre l'enseigne ainsi que les murs. Il avait aussi pensé à ranger dans un ordre logique les livres, ce qui n'était pas le cas jusqu'alors, mais il craignait que la tâche fût trop colossale pour lui et qu'il ne pût pas s'y tenir. Swan proposa son aide, qu'il accepta avec plaisir. En échange, il lui rappela qu'il lui offrait le livre de son choix. Elle hésitait entre plusieurs ouvrages, il lui en proposa donc un. C'était un livre comme les autres, avec une couverture en cuir et des dorures qui l'ornaient. Il avait, toutefois, une particularité que Swan remarqua en le feuilletant : il n'était pas signé d'un nom mais seulement « par une Lady ». Intriguée, Swan questionna le libraire :

  — Qui est l'auteur ?

  — Une femme, ainsi qu'il est écrit sur la première page.

  — Orgueil et préjugés… c'est une histoire romantique ?

  — Pas seulement. Je suis certain qu'il va vous plaire. Il devrait vous aider à trouver des réponses aux questions que vous pouvez vous poser.

  Elle remercia Mr Salisbury et n'avait aucun doute que ce roman lui conviendrait ; le libraire se trompait rarement, il savait toujours quel roman ferait le bonheur de la jeune femme. Elle promit de revenir très vite pour lui faire un retour sur sa lecture. Elle prit congé après l'avoir aidé à réorganiser une partie des livres, comme elle l'avait promis. Elle reviendrait les jours suivants pour finir de les ranger.

  Swan partit marcher, son nouveau livre à la main. Elle décida de s'arrêter dans la forêt, aux abords d'un petit ruisseau, aux pieds d'un arbre. Elle s'était allongée sous un robinier faux acacia. Elle profitait du chant des oiseaux, du petit air frais qui caressait sa peau et de la sensation de l'herbe sous ses pieds qu'elle avait dénudés. Swan ouvrit Orgueil et Préjugés et commença à le lire. Elle eut beaucoup de mal à s'arrêter, elle était aspirée par sa lecture, il lui semblait impossible de le poser tant qu’elle n’aurait pas lu son dénouement. Elle passa plusieurs heures ainsi installée, à dévorer le roman. Ce fut lorsque l'air était devenu trop froid, qu'elle se décida à se faire violence. Elle referma l'ouvrage et alla s'abriter chez elle. Elle pressa le pas pour rentrer le plus tôt possible, et se remit à lire dès qu'elle eut regagné sa chambre. Elle ne lâcha le livre que tard dans la nuit lorsqu'elle eut fini de le lire. Elle avait été parfaitement exaltée par le récit, avait ri avec le narrateur et avait été touchée par l'histoire des personnages. C'était, en somme, un roman parfait.

  Mrs Cooper était décidée à ne plus jamais adresser la parole à sa fille, étant donné qu'elle avait ruiné ce qui était peut-être son unique chance de se marier. Cette résolution fut, cependant, bien vite oubliée, car Mrs Cooper avait bien du mal à garder sa langue dans sa poche.

  Alors qu'elle avait, jusqu'à présent, toujours été confiante au sujet de l'avenir d'Amber, elle redoutait que Mr Brown n'en vienne jamais à se déclarer. Certes, Amber avait confié à sa sœur, à l'occasion de sa missive, qu'elle avait vu le gentilhomme presque tous les jours, mais cela était dû au fait que les invitations émanaient systématiquement de Mr et Mrs Cooper, jamais l'invitation n'était venue de Mr Brown. Bien qu'Amber ne s'en fût pas aperçue, ce ne fut pas le cas des parents, qui, bien vite, comprirent que Mr Brown n'avait pas autant d'intérêt dans leur famille qu'ils l'avaient supposé. De jour en jour, à force de se désespérer de voir Mr Brown venir les saluer, l'image que l'on avait de lui se dégradait. Il n'était plus si affable, plus vraiment charmant, on lui reprochait un air suffisant, des manières trop conservatrices et des mœurs trop légères. Il était évident qu'il n'avait aucun sens des convenances, on était décidé à ne plus le voir, et s'il avait le culot de se représenter ici, on ne s’embarrasserait pas des politesses d'usage, voilà ce qu'avaient décidé les parents Cooper.

  En vérité, Mr Brown avait volontairement pris ses distances avec la famille Cooper, d'abord, pour rompre le lien qui l'unissait à Amber, à cause de son inconséquence des jours précédents, et, ensuite, en raison du départ soudain de celle qu'il admirait. Il décida un jour de leur rendre une visite de courtoisie, accompagné d’un chiot, jugeant que la politesse le commandait. Il n'avait pas été mis au courant du retour anticipé de Swan. Sa surprise fut grande, et sa joie encore plus, lorsqu'il aperçut Swan aux abords de la maison.

  — Miss Cooper, c'est un plaisir de vous voir ! dit-il dans son empressement, avant même de la saluer.

  — Je ne suis pas non plus mécontente d'être rentrée. Londres n'est pas mieux que dans mes souvenirs, les rues sont toujours aussi sales et les habitants toujours aussi imbus d'eux-mêmes.

  — Je ne puis, alors, que vous conseiller vivement de fréquenter mon cercle à l'occasion de la « saison », vous ne serez pas déçue ! Dois-je vous féliciter pour des noces prochaines ? demanda-t-il le cœur en peine.

  — Dieu du ciel, non ! Vous me connaissez bien mal si vous pensez que j'ai fait preuve de faiblesse au point de me réduire à m'attacher à un homme en si peu de temps.

  — Je ne crois pas qu'il s'agisse nécessairement d'une faiblesse de caractère. Mais, pour répondre à votre question, je ne m'attendais pas à un retour si prompt.

  — Je n'étais pas au goût des Londoniens, ils ont certainement jugé que je ne serai jamais bonne à marier et ont préféré me chasser de la ville, tel un vampire que vous croisez dans vos livres chéris. Je fus quelque peu étonnée de ne pas les voir brandir des ails ou se mettre à réciter quelque incantation pour me faire quitter les lieux. Mais laissons là ces récits ennuyeux. À mon tour de vous demander quand vous comptez faire votre demande.

  Mr Brown, qui avait gardé les yeux baissés, les leva vers elle, son rythme cardiaque s'accéléra et le sang lui monta aux joues, sans que Swan ne remarque son émotion.

  — Vous souhaitez que je vous demande en mariage ?

  Swan riota doucement.

  — Pitié, non ! Ma mère ne me le pardonnerait pas. Je faisais référence à ma sœur, pour laquelle votre intérêt ne fait plus aucun doute. Vous lui briseriez le cœur si vous tardiez trop à vous déclarer officiellement.

  Swan, qui n'avait toujours pas changé d'avis au sujet de l'alliance entre les deux jeunes gens et qui avait bien conscience du désintérêt de Mr Brown pour sa sœur, tentait d'arranger les affaires de sa cadette, en lui laissant entendre qu'il était lié à celle-ci, et qu'il ne lui restait qu'une solution, sauf à être déshonoré : épouser Amber.

  — Mais, peut-être, reprit-elle, vous êtes-vous fiancés en secret ? Cela ne m'étonnerait pas le moins du monde. Amber semble à tel point convaincue de la ferveur de l'affection que vous lui portez, qu'une telle confiance en l'avenir ne peut trahir que des fiançailles dissimulées ou une regrettable propension à l'emportement.

  — Mademoiselle, je ne veux point vous mentir, mais vous faire état des dispositions dans lesquelles se trouve mon cœur me paraît d'une inconséquence sans pareille.

  — Parlez, monsieur. Parlez sans crainte, nous sommes amis.

  Ces mots avaient plongé Mr Brown dans le tourment, il aurait voulu lui déclarer ses sentiments, mais Swan attendait de lui qu'il s'exprime quant à ses intentions à l'égard d'Amber. Une demande en mariage serait tombée mal à propos. Il lui fallait se taire sur la vérité qu'il voulait dire et s’épancher sur ce dont il aurait préféré ne jamais avoir à parler.

  — Je sais, d'ores et déjà, que mes propos vous donneront matière à critiquer mes manières, mais puisque vous me priez de vous dévoiler les rouages de mon cœur, je m'en vais vous parler sans détour. Je n'éprouve aucune attirance à l'égard de votre sœur et ne souhaite encore moins me lier à elle. En outre, je ne me sens aucunement lié à elle par l'honneur, je n'estime pas que mon comportement à son égard requière que je demande sa main.

  — N'est-elle pas suffisamment belle pour vous ?

  — Votre sœur est certainement très belle, mais cela n'est pas suffisant pour vouloir l'admirer toute ma vie durant.

  — C'est donc le statut de ma famille qui est trop dégradant pour vous. Ma mère sera peinée de savoir que la beauté ne surpasse pas l'argent en matière d'hymen.

  — Peu m'importe de causer de la peine à votre mère, vous êtes la seule personne que je désire protéger… par-là, je veux dire que notre amitié me pousse naturellement à me préoccuper de votre bien-être.

  — Je ne compte aucunement vous faire un sermon quant à votre décision de ne pas vous engager. Je désirerais même vous féliciter, je crois que cette union n'aurait fait le bonheur ni de l'un ni de l'autre. Je dois, toutefois, vous mettre en garde. Amber semble toujours troublée à l'évocation de votre nom. Je ne saurais trop vous conseiller de nous rendre visite moins fréquemment, sans quoi vous serez tenu en mauvaise estime par toute la maisonnée.

  Ce conseil, bien avisé, blessait l'homme qui avait espéré, suffisamment longtemps à son goût, le retour de sa chère Swan.

  — Mais, soyez assuré, ajouta-t-elle en constatant la mine atterrée de Mr Brown, que mon amitié restera égale, quand bien même vos visites devaient se faire extrêmement rares.

  L'évocation des sentiments amicaux que lui portait Swan, le conduisit à changer de sujet, supportant difficilement de se rappeler que ses sentiments n'étaient pas partagés.

  — Comment allez-vous occuper vos journées à venir ?

  — Je pensais lire et me promener, tant que faire se peut, broder, et travailler ma musique, dès que ma mère me le demandera.

  — N'écrivez-vous donc pas ?

  — À quoi bon me servirait-il de tenir un journal ?

  — Je ne vous parle pas d'un journal, mais d'un roman. Compte tenu de votre passion pour la lecture, pourquoi ne pas écrire vous-même ?

  — Cela me plairait beaucoup, mais je doute avant tout d'avoir le moindre talent pour cela et, personne ne voudrait lire ce que je pourrais écrire. Je serais blessée dans ma vanité si je devais reléguer mes écrits à mes tiroirs. Non, jamais je ne supporterai un tel affront !

  — Comment pouvez-vous être convaincue de votre incapacité à construire un bon récit, si vous ne vous y êtes jamais essayée ? Contrairement à vous, je gage que vous êtes un très bon écrivain. Quant à vos tiroirs, ils devront attendre mes critiques acerbes avant de pouvoir jouir de vos récits, car je compte bien les lire. Puis-je alors espérer, un jour, lire vos mots couchés sur papier ?

  — Il serait envisageable que je me mette à écrire un jour, mais je doute que ce menu réquisitoire ait suffi à me convaincre. De plus, je m’interroge sur le fait que je vous réserve l'honneur de lire mes manuscrits. Je vous remercie, cependant, pour votre sollicitude.

  — Je pense que l'écriture est une catharsis encore plus libératrice que la lecture. Je vous recommande vivement de vous y mettre, séance tenante.

  — Que me vaut cette insistance qui veut me voir m’atteler à l'écriture ? Dois-je y voir de votre part une manœuvre pour moins me voir ? Voulez-vous que je sois éternellement enfermée à mon bureau pour créer, chaque fois que je ne serai pas aspirée par un livre ?

  — Loin de moi la volonté de vous éloigner, croyez-moi quand je vous dis que mes conseils ne sont animés que de bonnes intentions. Je pense qu'il vous sera crucial de prendre votre plume chaque fois que les choses n'iront pas au mieux pour vous. Je suis certainement maladroit. Il me faut préciser ma pensée. Je ne suis pas convaincu qu'une funeste destinée vous attende, au contraire, je ne puis que vous souhaiter le meilleur, mais le malheur est inévitable, il s'abattra fatalement sur nous, tour à tour. Le moment venu, il vous faudra trouver du réconfort, et puisque ce ne sera pas par la fortune, vu la ferveur avec laquelle vous repoussez le mariage, il vous faut un exutoire puissant. Ce sont ces raisons qui me portent à vous encourager à écrire.

  — Vos paroles sont bien tristes en ces temps de gaieté, mais fort réalistes. Nul doute que je repenserai à vos éclairants conseils lorsque la turpitude aura fait de moi sa plus fidèle amie.

  — Swan ! cria subitement le jeune homme.

  Son interlocutrice le dévisagea, bouche bée. Ce à quoi il répondit d'abord par un sourire plein de fierté.

  — Swan, viens ici ! appela-t-il le chiot qui l'avait accompagné. Excusez-moi, reprit-il pour Swan, il me faut vous présenter ma petite chienne. Je l'ai appelée Swan. Cela me paraissait être de bonne guerre. Si votre cochon porte mon nom, je peux bien profiter du bonheur de contempler une Swan plus docile que vous.

  La taquinerie de sir Brown amusa beaucoup la jeune femme. Quand elle eut recouvré ses esprits, elle accompagna le gentilhomme dans la maison, afin qu'il se présentât à ses habitants.

  Dès qu'elle eut aperçu Mr Brown, Amber se mit à rougir et un sourire qui laissait apparaître toutes ses dents éclaira son visage. Elle ne parvenait ni à dissimuler son affection pour Mr Brown ni sa hâte qu'il la demandât en mariage. Contrairement à ce que les époux Cooper avaient décidé, on eut toute politesse pour Mr Brown. Il resta prendre le thé, puis on le pria de rester à dîner. L'idée de décliner l'invitation ne l'avait pas effleuré plus d'une seconde, et il l'avait balayée d'un revers de main, tant il aurait été déplaisant de se priver de la compagnie de Swan.

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