Chapitre 18

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  La famille Cooper s'était parée de ses plus belles tenues pour rendre une visite à sir Brown. Ils furent reçus avec toute la politesse habituelle du gentilhomme ; à cela près que l'homme n'avait pas boutonné ses manches, que sa chemise était mal fermée et que ses cheveux n'étaient pas ordonnés.

  — Mon cher ami, commença Mr Cooper, permettez que je vous présente, au nom de ma femme, mes filles, et moi-même, nos plus sincères condoléances. Sachez que nous sommes désolés de la perte à laquelle vous devez faire face, que votre cruel sort ne nous laisse pas indifférents. Sachez aussi que nous nous tenons à votre disposition, s'il nous est possible de faire quoi que ce soit pour vous ôter du chagrin.

  — Je vous remercie pour votre sollicitude, vous êtes bien bons, salua sir Brown.

  — Voudriez-vous dîner avec nous demain soir ?

  — Je me dois de refuser. Voyez-vous, je dois régler les affaires de mon défunt père. Je suis donc appelé à Londres, là où il a passé la plus grande partie de sa vie. Avant cela, il me faut gérer quelques détails qui me retiennent ici, mais le plus tôt j'aurai quitté les lieux, le mieux cela sera. En outre, je me verrai mal noircir votre charmante demeure de mon triste deuil. J'apprécie cependant votre visite. Apprécieriez-vous une marche dans les environs ?

Le départ proche de sir Brown ordonnait que l'on se pressât de fiancer les deux jeunes gens. L'occasion était inespérée, Mr Cooper accepta la proposition et tout le monde partit se promener à travers champs.

  Amber, sur les conseils avisés de sa mère, usait de tous les stratagèmes pour toucher sir Brown : à chaque obstacle, aussi insignifiant soit-il, elle appelait son soupirant à l'aide.

  — Ce ponton me semble peu solide. Je crains de tomber, disait-elle.

  — Non, je crois que vous pouvez traverser sans frayeur, tentait sa victime.

  — Sir Brown, puis-je vous demander de revenir sur vos pas, demandait Mr Cooper. Avec mon vieil âge je redoute de n'être d'aucune aide.

  Sir Brown s'exécutait chaque fois qu'il en était prié. Les manœuvres non dissimulées de la famille ne lui avaient pas échappé et il s'amusait à échanger des regards de connivence avec Swan. À la fois découragée et bien trop amusée par la situation, celle-ci ne tenta pas de convaincre ses parents d'arrêter leurs manigances.

  Sir Brown profita de cette occasion pour signifier à son bailleur qu'il désirait lui donner congé. Il fut convenu qu'il réglerait les loyers de deux prochains mois mais qu'il n'en réclamerait pas l'usage. Mr Cooper s'inquiéta de savoir s'il projetait de revenir dans le voisinage après que ses affaires auraient été soldées. Le gentilhomme répondit, d'un ton rassurant, qu'il comptait bien revenir, quelques mois plus tard, mais qu'il n'aurait plus l'utilité d'user de la demeure qu'il louait. Son père étant décédé, il lui laissait la jouissance de la demeure qu'il avait acquise auparavant. Bien qu'elle ne fût pas au goût de sir Brown, il était plus sage d'occuper la maison dont il était devenu propriétaire, plutôt que de la laisser à l’abandon.

  Après une demi-heure de marche à rythme doux, ponctué de sauvetages de la pauvre Amber, ils arrivèrent au pied d'une colline, difficile d'accès.

  — Allons contempler la splendeur que cette colline nous offre ! proposa Swan avec entrain.

  — Certainement pas ! Je vais y laisser mon jupon et mes chaussures. Faisons plutôt demi-tour, se plaignit Amber.

  — Oui, rebroussons chemin, notre âge ne nous porte pas à escalader cette colline, répondirent les Cooper.

  — Je vais faire mes adieux à la campagne pour quelque temps, je ne veux pas rater la splendeur de cette colline, comme le fait remarquer Miss Cooper, ajouta sir Brown. Si vous le voulez bien, vous nous attendrez ici et nous monterons vous saluer au sommet.

  Il n'était pas possible de contredire un homme de l'importance de sir Brown, et il était tout aussi périlleux de se risquer à changer d'avis si vite. Amber fit remarquer qu'ils ne pouvaient pas s'aventurer sans chaperon. Sir Brown argua que le sentier était visible depuis le bas de la colline, ainsi toute la famille pourrait les chaperonner quelques mètres plus bas et il promit de ne jamais s'arrêter de marcher. Swan et sir Brown partirent donc ensemble gravir la colline.

  Sir Brown avait peut-être été trop optimiste, à mesure qu'ils avançaient sur le sentier, ils étaient cachés par les arbres et l'on ne discernait bientôt plus les deux promeneurs. En dépit de cela, ils ne furent pas décidés à rebrousser chemin si tôt.

  — Comment vous sentez-vous ? demanda Swan.

  — Bien mal, je ne sais si je dois pleurer ou rire. La seule chose dont je suis certain est la peine que j'ai à quitter la campagne pour m'occuper des affaires de mon défunt père. À ce sujet, il me faut désormais faire face à mon père de sang.

  — Est-il au fait du décès de son frère ?

  — Je n'en doute pas, la nouvelle fait le bonheur de toutes les mères de famille. Il a dû être difficile pour lui, tenant un commerce, de ne pas en entendre parler.

  — Je dois comprendre qu'il ne vous a pas fait part de ses condoléances.

  — Non, et je lui déconseille de se présenter à moi sans mon aval. Il a toujours ignoré son enfant, pourquoi voudrait-il aujourd'hui se préoccuper de mon état ?

  — Je ne parviens pas à croire que Mr Salisbury puisse être si égoïste. Il y a assurément une explication sensée à son inaction.

  — J'en doute. Je pense que la seule raison qui l'a porté à m'ignorer est son propre intérêt. Toujours est-il que mes principes m'obligent à lui rendre une visite et que votre insistance me pousse à le questionner sur ses motifs. C'est cela qui me retient ici avant mon départ pour Londres. Ainsi que vous me l'aviez fait savoir, il ne lui reste plus longtemps à vivre et je regretterais toute ma vie un départ précipité pour régler les affaires d'un mort, qui peuvent attendre.

  — L'air détaché que vous affichez à l'évocation de son décès est-il révélateur de votre profond ressenti ? le questionna-t-elle.

  — Non, je ne puis rien vous cacher. La rancœur m'habite chaque fois que je dois penser à lui. Mais cette animosité me passera lorsque j'aurai pu me venger de cet homme.

  — Vous venger ? Comment cela ?

  — Étant son unique héritier, sa librairie me reviendra de droit. Je sais aussi que c'est la seule chose qu'il ait aimée de sa vie. Aussi vite qu'il sera mort, je fermerai pour de bon ce commerce, afin qu'il ne puisse laisser aucune trace de lui dans ce monde.

  — Je comprends votre cœur, mais vous n'êtes pas dispensé d'agir raisonnablement. Vous semblez être attaché à ce village, du moins, selon ce que je croyais avoir compris et, pourtant, vous voulez fermer un commerce cher à ses habitants ?

  — Cher à ses habitants ? Vous êtes bien la seule à vous soucier que la librairie reste ouverte. Personne, dans cette maudite bourgade, n'accorde d'importance à des pages poussiéreuses. Devrais-je m’embarrasser d'un taudis dont personne n'a cure ? L'abandonner n'est-il pas plus raisonnable que d'être un baronnet propriétaire d'un commerce ? Devrais-je me couvrir de honte, me rabaisser à tenir un commerce, pour votre seul plaisir ? Pour quelles raisons devrais-je renoncer à mon projet de vengeance, lui qui est déjà mince à côté de son désintérêt pour moi ?

  — Dans ce cas, vous ne serez pas mieux que votre géniteur. Vous serez tout aussi égoïste que lui. Moi qui craignais de regretter votre départ pour Londres, de ressentir un vide sans votre compagnie, je me réjouis de ne plus devoir souffrir votre présence après cette marche. Vous me connaissez bien mal si vous croyez que je vous laisserai faire.

  — Comment comptez-vous m'empêcher dans mon plan ? Ne savez-vous pas qu'un propriétaire est libre de disposer de ses biens comme bon lui semble ?

  — Ignorez-vous, à votre tour, qu'il existe des moyens de vous empêcher d'en devenir propriétaire ?

  — Laissez là cette affaire. Elle ne vous concerne pas. Pourquoi voulez-vous vous mettre au travers de mon chemin ? Je ne tiens pas à me battre contre vous.

  — Détrompez-vous, cela me concerne. Mr Salisbury est un homme bon, je ne permettrai pas que vous le blessiez à ce point. Sachez que je me battrai de toutes mes forces contre vous, si vous ne désirez point vous livrer à une bataille, alors rendez les armes.

  — Mon honneur m'interdit d'abandonner mon dessein.

  — Vous avez, sir, une conception toute personnelle de l'honneur, si vous pensez que traîner la mémoire d'un homme dans la boue fera jaillir l'honneur sur votre personne. L'honneur ne saurait naître de la turpitude. Je constate que je ne parviendrai pas à vous faire changer d'avis à ce sujet. J'en suis désolée. Je crois que j'ai trop pris le soleil, je dois redescendre.

  — Permettez que je vous accompagne, dit-il doucement en saisissant sa main.

  — Je préfère marcher seule, répondit-elle sèchement en le privant de sa main. Admirez le paysage et quittez la campagne au plus vite. Adieu, sir.

  À ces mots, Swan tourna sèchement le dos à sir Brown. Ils eurent l'effet d'un déchirement dans le cœur du jeune homme. Il regrettait déjà les mots qui s'étaient pressés sur ses lèvres. Certes, il désirait au plus profond de lui se venger du père qui l'avait toujours ignoré, mais il s'en voulait d'avoir employé de tels mots envers Swan. Il avait fait montre d'un orgueil qu'elle ne lui connaissait pas, il avait parlé avec suffisance alors qu'il n'était baronnet que depuis quelques heures à peine. Il partait le cœur lourd, bien que les paysages bucoliques allaient lui manquer, mais ce qui allait le plus lui peser était la douloureuse absence d’une certaine femme. Il allait devoir s'accrocher à ce dernier souvenir d'elle si cruel. Il avait certainement perdu toute son amitié. Pire, il avait mortifié toute l'estime qu'elle pouvait lui porter.

  Swan, quant à elle, était portée par la colère, elle dévalait la colline en courant. Elle ne désirait que s'éloigner le plus vite possible de cette infâme personne aveuglée par la plus vile volonté vindicative. Il n'était pas celui qu'elle avait cru apprendre à connaître. Elle laissa là ses parents, sans dire un mot, et regagna le village à pied.

  Elle décida de rendre visite à Mr Salisbury. Elle le trouva au fond de son lit, souffrant. Il était au plus mal, jamais elle ne l'avait vu dans un pareil état. Il éprouvait la plus grande difficulté pour parler, tant les quintes de toux se faisaient nombreuses et fortes. Swan tenta de convaincre le libraire qu'il fallait qu'il rédigeât dans l'urgence un testament. Elle lui préconisait d'insérer une clause suspensive : la librairie ne pourrait revenir à son neveu qu'à la condition qu'il la conserve en l'état et qu'il s'en occupât. Monsieur Salisbury s'était fait une raison, il savait depuis toujours que son neveu abandonnerait le commerce. De plus, il se disait trop faible pour vouloir se donner la peine de faire déplacer un notaire et lui dicter ses dernières volontés. Il remercia Swan pour sa bonté, et l'assura qu'il partirait sans regret. Swan prit égard, lors de leur conversation, de ne lui souffler mot ni du décès de son frère, ni de lui révéler qu'elle connaissait le lien de paternité qui existait entre lui et sir Brown.

  Sa visite fut rude, le regard du pauvre homme s'était embué de peur et de regrets. Swan aurait voulu être en mesure de l’apaiser, en vain. Elle fit tout ce qui lui était possible pour le soulager physiquement et prit congé bien vite, pour ne point trop le fatiguer. Elle promit de bientôt lui rendre une nouvelle visite.

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