Chapitre 19

8 minutes de lecture

  Sir Brown avait passé la nuit à veiller son défunt père. Dans la pénombre de la chambre, embrumée de poussière et par la fumée des bougies, il était resté impassible devant le corps inerte du vieil homme. Les mains liées, le regard vide et fixé sur le sol, le dos voûté, il respirait doucement. Ses doigts agités parcouraient souvent son visage et sa nuque pour se soulager de toutes les pensées qui l'assaillaient.

  La situation était odieusement tenable. Les larmes ne s'étaient pas manifestées au précipice de ses yeux, non pas qu'il eût été tenté de sourire, mais la perte à laquelle il devait faire face ne l'affectait pas autant qu'il avait pu l'imaginer. Quel démoniaque sentiment de ne pas se sentir aussi chagriné que le devoir, et même que sa propre idée sur le sujet, le réclamaient. Andrew, devenant à son tour sir Brown, avait-il fini par hériter du caractère de son abject père ?

  Feu sir Brown avait l'air souffrant, les traits durs, il était flagrant qu'il avait lutté contre sa destinée. Les domestiques l'avaient trouvé, au beau milieu de la journée, le corps raidi et froid, une jambe sortie du lit, comme s'il avait voulu échapper à sa condition.

  La lueur froide de la seule chandelle qui tenait encore baignait la pièce d'une pâleur émeraude. Le silence régnait en maître sur le tableau mortuaire qui se jouait devant les yeux de sir Brown. Soudain, un corbeau qui s’était frayé un chemin depuis la fenêtre en passant par le lourd rideau de velours se posa sur le siège qu’occupait le fils du défunt. Son croassement couvrit un temps le râle d’outre-tombe qui s’élevait dans la pièce. Le cadavre semblait s’être animé. La créature qui avait pris possession de feu sir Brown se leva et sembla vouloir dire quelque chose, mais les bruits qui sortaient de sa bouche s’apparentaient plus à des grognements rauques tout droit sortis d’excavation du centre de la Terre. Elle tendit le bras en direction de son spectateur, et, comme pour le punir de n’éprouver aucun malheur devant son sort, saisit son cou jusqu’à le priver d’air. Un nouveau croassement strident du corbeau se fit entendre avant de plonger la scène dans le noir. Sir Brown se réveilla en sursaut, le cœur palpitant, convaincu qu’il venait d’assister à sa propre mort.

  Le lendemain, sir Brown consentit que l'on déplaçât le cadavre après la veillée funéraire, ainsi que le voulait la tradition. La nuit avait été éprouvante. Il avait été plus que difficile de se retrouver seul face à un corps inanimé, celui de son père, face à son obligation de se confronter à son auteur naturel. Les yeux fatigués, la mine grisée, il était décidé à quitter le village au plus vite. Après tout, rien ne le retenait plus en ces lieux.

  Sir Brown exigea que l'on préparât ses affaires durant son absence, dans le but de se mettre en chemin pour la capitale au plus vite.

  Le jeune baronnet se rendit à toute vitesse dans le centre du village, à dos de cheval. Il ne prit pas la peine de frapper à la chétive porte de la boutique. Il poussa brusquement la porte, s'attendant à trouver son père naturel face à lui. Il n'en fut rien. La pièce était vide, chaotique, tout aussi maussade que le cœur de sir Brown. Il balaya la pièce d'un bref regard et vit des escaliers qui conduisaient à l'étage. Il monta les marches, quatre à quatre, poussé par sa profonde et irréductible envie de trouver des réponses à ses questions.

  Swan n'avait pas menti sur l'état de santé de Mr Salisbury. Il le trouva dans un état tout aussi pitoyable que celui de son frère, quelques semaines auparavant. Il ne s'y trompait pas, il reconnaissait là la mainmise de la mort sur un être sans défense. Sa toux l'avait repris et ne comptait plus l'abandonner. Chaque respiration réclamait de lui la plus pénible concentration.

  — Matthew… chuchota péniblement le vieil homme.

  Sir Brown s'arrêta net après avoir entendu ce simple nom. Il fut heurté par la condition du malheureux qu'il constatait enfin. Devait-il souffrir du décès de l'homme qui l'avait vu grandir la veille, et supporter la santé critique de son véritable père le lendemain ?

  — Je suis l'enfant unique de Matthew.

  — Oh, mon frère ! pleura le libraire.

  — Vous devez m'écouter : je ne suis pas Matthew, je suis votre neveu, Andrew.

  Le vieil homme cligna des yeux en signe de circonspection. Il était, indubitablement, dans une phase de délire qui l'avait porté à confondre son frère et son neveu. Sir Brown prit tout le temps nécessaire pour éclairer le vieillard dans son désarroi. Quand Mr Salisbury sembla comprendre à qui il avait affaire, son neveu poursuivit son exposé. Il lui rappela qu'il avait connu l'épouse de son frère. À maintes reprises, il fut interrompu par le libraire, qui, posant sa main sur son poignet, proposait des digressions, plus ou moins en lien avec les visées du jeune homme.

  — Je me souviens de Carol. Elle avait l'âme si pure. J'espère la rejoindre au plus vite. Je n'ai pas connu de manque pire que celui que son départ nous a infligé. Nous l'avons tous pleurée.

  — J'en conviens, ma mère était la plus belle âme que j'ai eu la chance de connaître. Vous souvenez-vous les temps qui ont suivi la disparition de mon père, votre frère, après le naufrage du navire ?

  Le vieil homme ne semblait pas savoir ce que sous-entendait sir Brown. Ennuyé par cette conversation sans grand intérêt à ses yeux, il manqua de s'endormir. Il fut tiré aussitôt des bras de Morphée par sir Brown qui l'ébranla tant qu'il pouvait, le priant de bien vouloir dévoiler la vérité.

  — Avez-vous, oui ou non, eu une relation hors mariage avec Carol ?

  Les yeux du vieil homme se gorgèrent d'eau, le coup de l'émotion rendait chaque mot encore plus difficile à prononcer.

  — Pardonnez-moi, mon frère, j'ai pêché. Nous vous croyions morts, nous étions tous deux si chagrinés, si amers. J'ai commis la plus grande erreur de ma vie.

  — La plus grande erreur de votre vie se trouve incarnée devant vos yeux. Voyez votre erreur de jugement, votre odieuse action vous faire face ! proféra sir Brown. Le fruit de votre écart de conduite, votre fils, vous demande aujourd'hui des comptes.

  Sir Brown dut reprendre ses explications du début pour que Mr Salisbury puisse le comprendre. Quand il eut enfin retrouvé, tant que faire se peut, ses esprits, il reprit :

  — Mon neveu… vous seriez mon fils ? Ma passion avec Carol aurait engendré un si bel homme ? demanda-t-il en caressant fébrilement la joue de son visiteur.

  — Vous dites ignorer le lien qui existe entre nous ?

  — Je n'ai jamais pensé être plus que votre oncle. Mon frère, Matthew, a décidé de briser tout lien entre nous durant votre enfance, mais j'étais loin de me douter que j'avais fait naître un fils illégitime dans sa lignée.

  Une violente toux l'empêcha, d'une part, de parler plus longtemps et, d'autre part, priva Andrew d'un temps de réflexion, nécessaire en une telle occasion. Il fit signe à sir Brown de l'aider à se redresser. Il expectora quelques gouttes de sang dans le mouchoir brodé que le jeune homme lui avait offert quelques secondes auparavant. Il l'installa ensuite en position assise sur le bord du lit, pour soulager son corps, fatigué d'être allongé dans la même position.

  — Il me faut aussi vous apporter une nouvelle des plus tristes. Je suis au regret de vous annoncer la mort, survenue hier, de votre frère. Je l'ai veillé toute cette nuit, nous procéderons, sous peu, à la cérémonie religieuse, après quoi, je partirai.

  À ces mots, le vieillard fut en proie à un mouvement irrésistible vers l'avant, manquant de tomber. Il fut saisi de justesse par sir Brown. Il éprouva soudainement une grande douleur dans la poitrine. Une boule épaisse, brûlante et tortueuse muait en lui. La nouvelle était insoutenable. Il était, certes, tragique d'apprendre le décès du compagnon de son enfance, mais cela le renvoyait brutalement à sa propre condition. Il fondit en larmes un instant, tremblant de toutes ses forces. Il poussa un hurlement d'effroi, cassé par sa voix chancelante, avant de s’effondrer sur son lit. Un long silence avait gagné la pièce, sir Brown y mit un terme quelques instants plus tard.

  — Je voudrais que vous sachiez que je ne vous hais point. Si vous m'avez dit toute la vérité, j'abandonne aujourd'hui mon projet de vengeance. Si vous ne vous êtes jamais détourné de moi, si ce n'est que vous ignoriez notre lien, je ne saurai vous faire d'affront et souiller votre mémoire. Pardonnez mon esprit vindicatif contre un père qui ne s'était jamais préoccupé de mon existence, alors que vous viviez dans une innocence égale à la mienne.

  — Qu'y a-t-il mon cher frère ? grommela Mr Salisbury qui avait déjà oublié qui se tenait devant lui.

  — Dieu soit loué de vous épargner toutes ces peines dans vos dernières heures. Je m'en vais, je vous laisse vous reposer, déclara sir Brown en déposant un baiser sur le front du malade.

  Mr Salisbury voulait saluer le souvenir de son frère qui se tenait devant lui. Dans un dernier effort, il empoigna le bras de ce fantôme du passé et lui donna un regard plein de commisération et de bienveillance. Il pencha ensuite la tête, de sorte à ne plus voir son invité, la bouche béante. Il expira une dernière fois et quitta le monde dans le plus triste et endeuillé silence qu'il fût.

  Sir Brown avait contemplé sa triste mine et ses yeux vitreux, vides de toute expression, contenant uniquement le néant. Ses genoux lâchèrent sous le poids qui écrasait ses épaules. Il vacilla aux pieds du lit du mort. Il pleura son père, agenouillé devant lui, plus d'une heure, sa main froide collée à sa joue chaude. Quel odieux dénouement il avait connu là : il venait d'être libéré de l'ombre d'un auteur égoïste et, dans la minute qui suivit, la vie lui avait ôté tout le réconfort de cette découverte. Il sentait que sa vie ne devait être que déception extrême, affliction sans borne et désolation.

  Il éprouva le besoin de quitter la bâtisse et d'aller au grand air pour mettre un terme à la sensation d'étouffement qui s’emparait de lui. Il oublia sa monture devant l'échoppe et vagabonda, allant là où ses jambes voudraient bien le mener.

  Il arriva dans les bois et trébucha sur quelques racines. Il parvint jusqu'au vieux chêne que lui avait montré Swan. Le réconfort que ce lieu allait lui apporter par son calme et sa solitude lui fit éprouver une esquisse de réconfort. Il avançait vers le majestueux arbre, vidé de toute énergie, pitoyable, décoiffé, et les joues marquées de larmes.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Elisabennet ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0