Chapitre 32

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  Swan s'était assoupie durant le voyage. Une douleur continue dans le cou, qu'elle avait gardé appuyé contre la paroi du fiacre, la tira de son sommeil. Elle se frotta les yeux, vit que sa mère était endormie et, n'ayant rien d'autre à faire, tira le petit rideau qui cachait la vitre. Elle reconnut la Tamise. Cela faisait presque six mois qu'elle n'avait pas vu l'emblématique fleuve de la capitale anglaise. Elle avait espéré que son retour à la ville aurait été plus gai que sa dernière visite, malheureusement, il n'en fut pas ainsi.

  Des couples se promenaient le long des berges, bras dessus dessous. Ils étaient apparemment riches car on reconnaissait au premier coup d’œil des textiles originaires d'Inde, à la dernière mode. Les dames étaient corsetées, ce qui surprit pour le moins Swan. Depuis des années, la mode avait aboli le corset, pour son plus grand bonheur puisqu’elle s'en était trouvée bien plus libre dans ses mouvements, mais il semblait être revenu en force. Ce détail ne fut, toutefois, pas un sujet d'inquiétude pour Swan car les questions de toilettes étaient loin d'être sa principale source de problème. Le premier obstacle allait être leur logement, le local loué par Mr Johnson.

  Comme on les avait informées, le bien se trouvait dans les quartiers commerçants : ceux qui bénéficiaient d'une mauvaise presse auprès de la bonne société. En plus d'abriter d'honnêtes travailleurs, les bas quartiers avaient pour défaut de concentrer une extrême pauvreté. Les rues étaient bondées et agitées, les commerçants s'affairaient à leur travail et les pauvres gens quémandaient de quoi se sustenter.

  Le bien de Mr Johnson était au rez-de-chaussée d'une vieille bâtisse mal entretenue. La façade était couverte de suie, qui avait été déposée par les fumées des cheminées voisines et usées par les nombreuses et successives pluies. La porte était vétuste, uniquement faite de bois, elle était si endommagée qu'un jour avait été créé, laissant passer la lumière et l'air entre elle et le sol. Le local s'apparentait plus à un taudis qu'à tout autre chose. Le sol était couvert d'immondices et une odeur acide imprégnait les lieux. À peine Mrs Cooper et Swan eurent-elles mis un pied à l'intérieur, qu'elles durent se couvrir le nez et la bouche avec un mouchoir. L'odeur était pestilentielle. Mrs Cooper fit marche arrière pour respirer l'air de la ville, Swan se précipita sur l'unique fenêtre du local pour l'ouvrir et faire circuler l'air. Une étroite cheminée meublait les lieux, elle n'était malheureusement pas suffisante pour apporter de la chaleur à la pièce.

  Elles déchargèrent leurs affaires devant le local, puis le nettoyèrent. La pièce était exiguë, il n'y avait pas suffisamment de place pour y installer deux lits, elles se résolurent à les vendre tous les deux et à devoir partager un unique matelas, à même le sol. Elles durent se séparer encore d'autres affaires car elles avaient surestimé la surface du local. Le fruit des différentes ventes qu'elles opérèrent leur apporta de quoi tenir un mois, à condition d'être raisonnable.

  — Qu'allons-nous devenir, Swan ? Nous voilà livrées à nous-même, sans même avoir un toit réconfortant au-dessus de nos têtes ! Avons-nous fait quelque chose de répréhensible pour nous trouver en pareille prison ?

  — Nous pouvons au moins nous réjouir d'avoir un toit pour nous abriter. Certains n'ont pas cette chance. Nous ne pouvons décemment pas continuer de nous plaindre de notre sort, il nous faut aller de l'avant et trouver une solution pour nous en sortir.

  — Vous souvenez-vous de notre conversation au sujet des maisons closes… ? Ou peut-être pouvons-nous voler quelques échoppes ? Des vivres seraient appréciés, des étoffes aussi…

  — Cessez, maman ! Nous sommes suffisamment intelligentes pour trouver une solution qui nous permette de rester d'honnêtes femmes. Il est hors de question que nous marchandions nos corps ou que nous nous abaissions à voler des gens qui travaillent dur pour mériter leur pain. Nous aussi nous pouvons nous retrousser les manches et gagner notre vie.

  — Une femme, gagner sa vie ? Vous avez toujours eu des idées originales, mais je dois dire que cette fois je ne vous suis vraiment plus. Vous ne savez pas suffisamment bien coudre ou broder pour vous faire employer par un couturier.

  — Je sais faire bien d'autres choses.

  — Je n'en doute pas, mais personne ne voudra vous payer pour s’entendre faire la leçon ou pour écouter vos idées subversives sur la femme.

  — Nous devrions aller nous présenter au voisinage. Peut-être l'un d'eux aura quelques tâches à me confier, en échange d'un salaire.

  En face de leur nouveau logement, de l'autre côté de la rue, un commerçant vivait seul au-dessus de son échoppe. L'homme était couturier, il confectionnait les tenues de ces messieurs : redingotes, chemises, pantalons, manteaux et cravates. Il s'appelait Mr Wilson. Il apprécia très vite les manières de ses deux nouvelles voisines et voyait en elles un remède à sa solitude. Quelle ne fut pas sa joie lorsque Swan lui demanda un travail. Bien qu'elle précisât à l'homme un peu âgé et bedonnant qu'elle n'était certainement pas la plus indiquée pour ce type de poste, il fut ravi à l'idée de se voir tenir compagnie par son adorable jeune voisine tous les jours dans son échoppe.

  — Je vous embauche avec plaisir, dit-il en agitant ses joues tombantes. Ce que vous ne savez pas encore faire, vous l'apprendrez. Toutefois, sachez que je n'aurais besoin de vos services que pour deux mois. La saison se profile, tous les gentilshommes de la capitale vont vouloir de nouveaux costumes, mais ensuite, les affaires vont se tarir et je ne pourrai plus vous employer.

  Considérant leur situation actuelle, il aurait été difficile de ne pas se réjouir, quand bien même l'offre valait pour deux mois. Swan se félicitait d'avoir trouvé de quoi assurer leur subsistance pendant les deux mois à venir. Il fut entendu qu'elle commencerait dès le lendemain.

  Tous les matins Swan se levait avant le jour, prenant garde de ne pas réveiller Mrs Cooper, et se préparait sommairement : une des quelques robes qu'elle avait conservées et les cheveux distraitement relevés faisaient l'affaire. Elle partait ensuite à l'échoppe où elle travaillait pendant trois heures avant l'ouverture au public dans l'atelier. Elle cousait, encore et encore. Au début, elle était en charge des petites tâches, en attendant de progresser. Elle cousait les boutons et les poches. Quand le commerçant fut convaincu qu'elle était plus à l'aise avec l'aiguille il lui confia d'autres tâches, jusqu'à ce qu'elle devînt capable de faire les mêmes travaux que Mr Wilson, à la différence qu'elle était un peu plus lente que lui. Elle avait, cependant, appris à travailler efficacement et dans des temps qui abasourdirent le vieil homme.

  Avec le temps, il profita de la gentillesse de Swan pour reposer ses yeux et lui confier les travaux les plus minutieux. Cela ne faisait que quelques semaines qu'elle travaillait, mais elle avait tant cousu que ses doigts s'étaient épuisés, chaque articulation était endolorie, ses doigts restaient crispés, même au repos, les bouts de ses doigts commençaient à se déformer à cause de l'aiguille. Son cou la faisait encore plus souffrir, à force d'être penchée sur ses ouvrages, il lui semblait que sa tête devait peser au moins trois livres. Elle passait, tous les jours, sa main fatiguée sur sa nuque pour tenter de se soulager. En vain, la douleur ne la quittait pas. Après le cou, ce fut au tour des yeux. Swan eut quelques difficultés pour se concentrer sur les petits ouvrages, la fatigue générale avait rendu sa vision floue. Elle parvenait difficilement à voir où elle piquait son aiguille, et, ce faisant, il lui arriva maintes fois de se piquer le doigt.

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