Chapitre 33

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  Durant ces deux mois de travail, l'esprit de Swan avait été fort préoccupé par des questions sur son avenir, si bien qu'elle ne pensa pas une seconde à son passé, à la douceur de la vie qu'elle avait quittée. Elle n'eut pas un instant pour penser à sœur ou à ses amis qu'elle avait laissés derrière elle.

  Les conditions de leur nouvelle vie n'étaient pas aisées. Les maigres économies que leur avait laissées Mr Cooper à sa mort suffisaient tout juste à vivre sur le court terme. Dès  leur arrivée, elles avaient compté chaque penny dont elles disposaient, et avaient millimétré chacune de leurs dépenses. Bien que l'emploi de Swan au magasin leur offrît de l'espoir, il était hors de question pour elles de tout dépenser sur-le-champ. Elles comptaient bien économiser le plus possible.

  Une journée type était organisée de la manière suivante : Swan allumait le feu pour Mrs Cooper au lever, en utilisant le moins de charbon possible. Elle en profitait pour faire chauffer l'eau. Elles se lavaient chacune à leur tour avant que Swan ne partît travailler, les cheveux encore mouillés. Après quoi, elle laissait le feu s'éteindre. Seuls les soirs les plus froids, Swan consentait à allumer de nouveau le feu de cheminée, pour le confort de sa mère qu'elle craignait de voir tomber malade sous peu. Lorsque la nuit tombait, elles n'utilisaient qu'une seule chandelle pour deux. En outre, il était impensable de lire ou d'écrire après que le soleil ne se soit couché, car chaque chandelle devait être économisée. Ensuite, elles s'endormaient dans le même lit, blotties l'une contre l'autre pour faire abstraction du froid qui avait gelé les draps. Elles ne s'endormaient qu'après avoir pu se réchauffer, soit environ une heure après s'être mises au lit.

  Dans les premiers temps, Swan avait voulu continuer d'écrire les dimanches mais le coût du papier et de l'encre — même si elle l'avait fabriqué elle-même un temps — était devenu déraisonnable, compte tenu de leur situation. La nourriture se faisait de plus en plus rare sur la table. Elles avaient dû abandonner les confitures le matin et se contentaient d'une tranche de pain divisée entre elles. Le pain était, d’ailleurs, bien souvent rassis puisqu'il abondait pour trois semaines. Le déjeuner avait été estimé superflu par les deux femmes, qui devaient souffrir de torsions de leur estomac grognant jusqu'à l'heure du dîner. Le dîner s'avérait être un souper et le souper était inexistant. Mrs Cooper préparait tous les soirs un potage à base de quelques légumes : trois feuilles de chou, un quart de poireau et une pomme de terre, le tout dilué dans beaucoup d'eau. Le résultat était fade, triste et monotone, comme le reste de leur vie. Un matin, Mrs Cooper s'agaça des agissements de sa fille :

  — Comment ? Une si petite tranche de pain pour ta mère ? Elle a encore rétréci par rapport à hier. Si tu essaies d'en couper une encore plus fine demain, prends garde à tes doigts ! À quoi servent tous ces efforts si nous devons en consentir encore plus chaque jour ? À quoi bon se torturer pour souffrir encore plus le jour suivant ? J'ai faim, et si seulement j'avais chaud, je pourrais supporter ce calvaire.

  — Maman, je vous en prie, je fais tout mon possible pour nous sortir de cette situation, mais sans sacrifice consenti nous serons toujours condamnées à une pauvreté extrême.

  — N'avons-nous pas atteint ce niveau d'indigence dont vous ne cessez de brandir la menace ?

  — Non, car j'ai réussi à mettre quelques shillings de côté, il y a peut-être bien quelques livres. Cela nous permettra d'affronter les jours à venir quand je n'aurai plus d'ouvrage chez ce bon Mr Wilson.

  — Qu'en est-il d'Andy ?

  — Andy ? demanda naïvement Swan.

  — Oui, ce cochon est, ma foi, bien dodu maintenant. Du reste, il constitue une bien grande charge pour nous…

  — Une charge ? Que dites-vous là, maman ? Andy se contente de nos épluchures et de nos miettes.

  — Il serait exquis à la broche…, suggéra Mrs Cooper les yeux brillants d'envie.

  Swan refusa catégoriquement de se réduire à manger son fidèle compagnon. Fallait-il qu'elles en viennent à manger un être sans défense qui leur avait toujours amené du réconfort jusqu'alors ?

  Dans les semaines qui suivirent, Mrs Cooper n'eut de cesse de dévisager le pauvre animal, s'humectant doucement les lèvres et le dévorant du regard. Heureusement pour lui, il courrait plus vite que son assaillante et Swan finissait toujours par faire retrouver la raison à sa mère.

  Les difficultés de leur nouvelle vie avaient laissé peu de temps à Swan pour penser à ses proches. Elle n'avait écrit ni à sa sœur ni à Jane, le prix d'un pli étant trop coûteux. Mais, au fil du temps, et malgré toute sa besogne, elle avait été conduite à repenser à l'une de ses connaissances. Lorsque le poids de la faim ou de la fatigue pesait trop lourd sur ses épaules, elle repensait à sir Brown qu'elle avait éconduit avant de connaître la déchéance. Elle se reprochait parfois d'avoir été si sotte, d'avoir éconduit un homme dans sa position, d'avoir écarté pour toujours ses chances de bonheur. Si seulement le seul regret qu'elle éprouvait à l'avoir rejeté tenait à sa fortune, elle ne se serait pas tourmentée bien longtemps. Non, non, il y avait plus que cela, plus que de simples considérations matérielles. Elle le voyait maintenant, elle comprenait les terribles rouages de son cœur, elle l'aimait. Elle l'aimait dix fois plus qu'un frère, cent fois plus qu'un ami et mille fois plus qu'un voisin. Quelle folie l'avait amenée à ignorer les sentiments qu'elle lui portait ? Car elle n'en doutait plus, elle l'avait toujours aimé. Si seulement elle s'en était aperçue plus tôt ! Elle aurait pu s'abaisser à lui écrire, implorant son pardon et acceptant sa demande, mais cela aurait été indigne d'elle : il aurait pris cela pour une demande de charité et elle l'aurait blessé par deux fois. Elle pensa, de plus, qu'elle ignorait s'il était toujours célibataire. Un aussi bon parti que lui, s'il avait décidé de prendre épouse, ne resterait sans doute pas longtemps sans engagement. Il était très certainement déjà lié à une autre jeune femme, de meilleur parti. Sans doute avait-il retrouvé la raison après sa déclaration grâce à l'éloignement, et avait-il cessé d'éprouver la moindre affection pour Swan. Chaque nuit, elle s'endormait en sanglotant en silence, veillant à ne pas réveiller sa mère, en repensant à sir Brown. Chaque nuit, elle revoyait en rêve la demande en mariage de sir Brown qu'elle refusait sans la moindre politesse. Jamais il n'y eut de torture plus agréable que celle de le voir de nouveau s'offrir à ses yeux.

  Un matin, Mr Wilson appela Swan, lui demandant qu'elle l'aidât avec le client qui se tenait dans la boutique, il avait besoin qu'elle prenne sa demande pendant qu'il finissait de reprendre le pantalon d'un autre gentilhomme. Le client était d'un âge mûr, grand et d'un physique plutôt charmant. Swan remarqua instamment qu'il appartenait à la noblesse anglaise, son maintien était élégant, plein d'orgueil et de vanité, et ses vêtements d'une très grande qualité. Mr Wilson et son client étaient passés dans l'atelier, laissant l'autre client et Swan seuls dans l'échoppe. Swan lui demanda ce qu'elle pouvait faire pour lui. Il avait commandé un pantalon, une veste et une redingote qui devaient être prêts, il était passé pour procéder aux ajustements. Après que Swan fut allée les chercher dans la réserve, l'homme qui s'appelait sir Evans, passa l'ensemble et resta immobile afin qu’elle fît les ourlets de chaque pièce.

  — J'ignorais que Mr Wilson employait quelqu'un pour l'aider.

  — Je ne suis là que pour deux mois, sir. Ensuite, il me faudra trouver une autre place.

  — Vous vous exprimez très clairement, dites-moi. Êtes-vous issue d'une bonne famille ?

  — Assez bonne, oui. Je viens de la gentry. Mon père nous ayant quittées, je dois assumer ma mère et mes propres besoins.

  — Que diriez-vous de devenir gouvernante ? J'ai deux enfants, notre gouvernante a dû partir, je lui cherche une remplaçante. Je devrais plutôt dire que je vais en chercher une… quoi qu’il en soit, vous me rendriez une fière chandelle si vous acceptiez, je préférerais aller boire une bière que de me fatiguer à trouver quelqu'un.

  — Mais je n'ai jamais été gouvernante, je n'ai pas de recommandation. Cela ne vous dérangera-t-il pas ?

  — Pas le moins du monde. Il me suffit que vous ayez vous-même joui d'une bonne éducation et que Mr Wilson vous recommande pour la tâche que vous effectuez pour lui.

  Swan lui adressa un sourire de remerciement et se concentra de nouveau sur son ouvrage. Sir Evans régla les détails avec Mr Wilson. Il s'assura d'abord qu'elle s'était effectivement engagée à travailler avec lui durant deux mois, ni plus ni moins. Il vérifia aussi qu'elle eut donné entière satisfaction à son employeur et lui demanda une recommandation, ce que le vieil homme n'eut aucun problème à faire. Il décrivit Swan, à juste titre, comme une bonne travailleuse, pleine de bonne volonté, bien qu'elle manquât d'expérience. Ces quelques informations suffirent au gentilhomme qui adressa une carte de visite à Swan avant de partir. Lorsqu'il lui tendit le petit rectangle de papier, il lui indiqua la date et l'heure auxquelles elle devrait se présenter pour son premier jour de travail. Swan le remercia de bon cœur une seconde fois, mais il n'y prêta pas d'attention et quitta la boutique sur l'instant.

  À la fin de la journée, alors que Swan n'avait eu à l'esprit que l'avenir radieux qui se promettait à elle en tant que gouvernante, elle se décida à interroger Mr Wilson sur son futur maître.

  — Sir Evans est un homme bien de sa personne, je crois. Sinon je n'aurai jamais permis que vous alliez travailler pour lui. Toutefois, je ne le connais pas vraiment. Nous n'évoluons pas dans les mêmes cercles et je ne lui parle que lorsqu'il est au magasin. Tout ce que je peux vous dire c'est qu'il est marié. Sa femme n'est pas souvent à la capitale, il me semble, elle préfère la campagne et s'intéresse peu à ses enfants. Ce dont je suis certain, en revanche, c'est qu'il a dû écumer pas mal de gouvernantes. Car la dernière n'a tenu que deux mois. Les petits doivent être terribles.

  — Combien a-t-il d'enfants ?

  — Je ne suis pas certain. Deux, je pense.

  Swan avait ressenti de l'appréhension lorsque Mr Wilson avait évoqué le comportement difficile que les enfants de sir Evans semblaient avoir, mais leur nombre restreint avait tout de suite calmé ses inquiétudes. Elle ne craignait pas deux enfants issus d'une bonne famille.

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