Chapitre 41

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  De retour à la demeure, Mrs Cooper ne manqua pas de lui rappeler leurs obligations : il leur fallait se présenter aux voisins pour se rappeler à leurs bons souvenirs et surtout voir Amber et Julia. La première visite fut évidemment destinée à Amber et sa petite fille, et étant donné qu'elles logeaient chez les Johnson, on salua aussi les époux et leur nièce. La joie de tout le monde était incommensurable : on se prit dans les bras, on pleura de bonheur et on se félicita de ne plus avoir à être séparé de plusieurs miles. Jane eut la fierté de présenter à son amie son fiancé, un fermier du village que Swan connaissait très bien. Elle était convaincue qu'il ferait un excellent époux, il était travailleur, humble, poli et apparemment très affectueux. Après cela, on rendit visite aux amis tels que les Faraday. La rencontre avec ces derniers fut plutôt froide, compte tenu de l'abandon par Edward de sa famille. Enfin, quand toutes les connaissances furent saluées et qu'il n'en restait qu'une, Mrs Cooper s'en remit à sa fille. Elle lui demanda si elle estimait pertinent d'aller saluer sir Brown. Swan ne trouva rien à y redire. Après un monologue de Mrs Cooper qui mit en balance leur départ précipité et le fait qu'elles avaient manqué à leur devoir, il fut décidé qu'elles iraient sans plus attendre se manifester chez leur ancien ami.

  Sur le trajet vers la demeure de sir Brown, Swan s'interrogeait quant à la réaction de ce dernier en les voyant se présenter chez lui. Allait-il être offusqué de les voir ? Allait-il les rejeter ? Elle se tortura en repensant à toutes les ignominies qu'elle lui avait dites lorsqu'elle avait refusé sa main. Elle n'avait fait preuve d'aucune politesse. Le sang lui monta aux joues lorsque le valet les fit attendre et partit chercher son maître. Une vague de chaleur submergea Swan. Son cœur doubla de rythme, il voulait fendre sa poitrine. Elle dut s'asseoir, craignant de faire un malaise. Mrs Cooper remarqua le désarroi de son enfant, mais n'eut pas le temps de lui adresser la parole.

  Enfin, sir Brown apparu. Il avait passé un gilet bleu et une veste grise. Il était encore plus beau qu'elle ne l'avait jamais vu. L'année écoulée l'avait embelli. Swan, quant à elle, avait été éprouvée par le temps et la rudesse de la vie qu'elle avait eue à Londres. Elle avait maigri, ses traits étaient à tout jamais marqués par la fatigue et ses mains étaient déformées par les travaux de couture qu'elle avait faits, les doigts tachés par l'encre. Elle avait honte de se présenter ainsi devant lui. Il était beau, il était riche et il avait eu la bonne fortune qu'elle refusât de l'épouser. Quant à elle, elle dissimulait à peine la misère qui avait été la sienne et qui la trahissait de toute part.

  Sir Brown ne sembla pas remarquer que Swan avait changé. D'ailleurs, il paraissait tout à fait différent de leur rencontre dans les bois : il les traita toutes les deux avec toute la bienveillance qui le composait naturellement. Il fut néanmoins un peu moins avenant, moins à son aise que de coutume et plus sur la réserve. Il prit place sur un fauteuil, en face de ceux sur lesquels ses invitées étaient installées. Il prit la parole en premier, disant à quel point il était ravi de les savoir de retour et demanda à Mrs Cooper si elle se portait bien. Il empêchait son regard de se poser sur Swan, ne serait-ce qu'un instant. Mrs Cooper lui répondit poliment qu'elle allait parfaitement bien et lui retourna la question quand Mr Lloyd fit son apparition dans le salon. Il s'excusa de les interrompre, et expliqua qu'il était lui aussi parti saluer quelques connaissances dans le voisinage. Remarquant la gêne de ses deux amis, il proposa de poursuivre la discussion en se promenant. Il n'eut pas besoin de faire remarquer que le soleil était radieux pour décider tout ce petit monde à quitter la maison.

  On prit la décision de se promener sur le sentier qui longeait une rivière. Mr Lloyd proposa son bras à Swan et sir Brown proposa le sien à Mrs Cooper qui fut fort honorée d'une si aimable attention. Les deux derniers marchèrent en avant, Swan et Mr Lloyd restèrent quelque peu en retrait.

  — Vous avez toujours été un fidèle ami, Mr Lloyd, plus que je n'aurais pu l'espérer. Je crois, en cet instant, que j'ai plus que besoin d'une amitié sincère. Vous n'ignorez aucun détail de ma relation avec votre ami. Vous imaginez donc sans problème le trouble qui s'empare de moi. Puis-je vous demander de m'aider ? Prétendez, s'il vous plaît, que je souffre d'une terrible migraine et insistez pour me raccompagner, et ainsi, m'éloigner de sir Brown.

  — J'en déduis donc, sans trop d'efforts, que sa vue vous est toujours odieuse.

  — Comment ? Non. Si elle le fut un jour, ce ne fut qu'un court instant et ce ne fut que le résultat d'une méprise. Mon refus de rester ici plus longtemps ne tient qu'à la honte que j'éprouve.

  — Croyez-moi, Andrew ne vous tient rigueur de rien.

  — Je crois, monsieur, que vous vous méprenez sur les sentiments de votre ami. Il a visiblement été blessé par les bassesses que j'ai dites et faites, ainsi que par mon apparence qui ne trompe personne.

  — Ce raisonnement est typiquement féminin, dit-il en lui souriant amicalement. Si un homme ne vous adresse pas la parole et ne vous regarde pas, c'est nécessairement parce qu'il vous hait.

  — N'est-ce pas le cas ?

  — En règle générale, oui. Mais comprenez ce qu'il doit ressentir. Il est au moins aussi troublé que vous l'êtes. Je connais mon ami, s'il vous haïssait, comme vous semblez le penser, il ne vous regarderait pas ainsi.

  Puisque Swan ne semblait toujours pas comprendre les propos de Mr Lloyd, tant ils lui semblaient aberrants, il reprit :

  — Ce n'est certainement pas à moi qu'il appartient de vous le dire… Mais si ce n'est pas moi, personne ne le fera. Vous ne savez pas toute la vérité. Lorsque vous êtes parties pour Londres nous ignorions tous deux, sir Brown et moi-même, les raisons de votre départ ainsi que vos conditions de vie. Nous avions d'abord pensé que vous aviez quitté le village pour quelques jours car l'état de santé d'un proche avait commandé que vous partiez sans attendre. Plus tard, quand je suis moi-même parti pour Londres, j'entrepris de vous y retrouver. Quand j'ai découvert votre situation et celle de votre mère, j'ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour vous aider, cela vous le savez. Je n'avais pas informé sir Brown de votre condition, ainsi que vous me l'aviez demandé. Il m'a envoyé une lettre, quelque temps après mon arrivée à la capitale, me priant de vous retrouver, ignorant que j'étais alors déjà en contact avec vous. Je lui ai écrit que vous vous portiez bien et que votre mère avait subitement ressenti le besoin de quitter le village pour éloigner le chagrin de la perte de son mari, votre père. Je vous ai caché une part de la vérité lorsque vous m'avez donné la lettre dans laquelle votre sœur se confiait sur l'odieux comportement de son époux. Je l'ai envoyée à sir Brown en lui demandant s'il lui était possible d'agir. Il a alors proposé une somme à l’indolent — dont j’ignore le montant mais qui n'a pas dû être maigre considérant votre frère — et s'est entendu avec les Johnson pour qu'ils logent, contre le paiement d'un loyer, votre sœur et son enfant. Je dois enfin ajouter qu'en arrivant ici il m'a fallu anticiper votre visite et lui ai enfin avoué la vérité. J'espère que vous me pardonnerez d'avoir divulgué le secret que vous m'aviez demandé de garder, mais je ne pouvais continuer de mentir à mon ami. Sir Brown a insisté pour rembourser chaque penny que j'avais dépensé pour vous. En revanche, je ne lui ai pas dit par quel moyen vous aviez fait fortune, j'ai simplement expliqué que vous ne deviez votre salut qu'à votre persévérance et à vos qualités méritantes.

  Swan ne put dire un mot, elle se contenta de secouer légèrement la tête pour lui signifier qu'elle lui pardonnait évidemment ce pour quoi il présentait des excuses.

  — Mrs Cooper ! s'exclama Mr Lloyd. Venez donc voir le petit moulin dont je vous parlais à Londres ! Vous en souvenez-vous seulement ? dit-il en posant la main de Swan sur le bras de sir Brown et en proposant la sienne à Mrs Cooper.

  Mrs Cooper — qui tout à coup sembla avoir parfaitement compris la situation —s'enfonça dans le bois avec Mr Lloyd, de l'autre côté de la rivière pour admirer un moulin imaginaire.

  Après plusieurs minutes, sir Brown se décida à briser le silence.

  — J'espère que vous pardonnerez ma taciturnité lorsque nous nous sommes rencontrés vers le grand chêne. Je m'excuse d'ailleurs de m'être rendu là-bas, je sais que cet endroit est votre lieu de réflexion.

  — Cessez de vous excuser ! C'est à moi de me faire pardonner beaucoup de choses. Mon comportement à votre égard a été des plus…

  — Tout cela est oublié. Cette période est bien loin derrière nous. C'est à peine si je m'en souviens.

  Cette remarque porta Swan à baisser les yeux aux sols et son visage à se couvrir de rose.

  — J'ai appris que vous aviez fait fortune.

  — La fortune est toute relative, j'imagine. À côté de la vôtre elle n'est rien, mais pour une femme, et considérant ce qu'il nous restait pour vivre, elle vaut plus qu'un empire.

  — J'en suis ravi ! déclara-t-il avec un sourire plein d’honnêteté. Permettez que je vous félicite pour le succès que vous avez rencontré avec vos livres. J'en retire d'ailleurs une certaine fierté, car si mon souvenir est bon, c'est moi qui vous ai encouragée à écrire.

  — Comment avez-vous su ? demanda-t-elle avec un air ingénu. Mr Lloyd m'a promis qu'il n'en avait rien dit.

  — En effet, il n'en a dit mot. Mais vous venez de le faire. Merci, d'avoir confirmé mon intuition.

  Ils échangèrent un sourire de connivence, comme auparavant, avant les disputes et les obstacles, quand ils avaient été amis. Après quoi, sir Brown affirma que maintenant qu'elle était riche, il tenait à ce qu'elle lui offrit un exemplaire de chacun de ses livres.

  Mrs Cooper et Mr Lloyd les rejoignirent pour poursuivre leur marche.

  — Il me faut vous rendre votre cheval. Votre frère me l'avait amené le jour de votre départ, m'affirmant que vous n'en vouliez plus. Je m'excuse d'avoir cru votre frère qui vous présentait sous un jour que je ne vous connaissais pas : une jeune fille capricieuse et fantasque.

  Après leur excursion dans la nature, Mrs Cooper n'eut de cesse de questionner sa fille sur d’éventuelles fiançailles avec sir Brown. Elle répétait sans cesse quelle chance ce mariage serait, qu’elles pourraient être encore plus riches qu'elles ne l'avaient jamais été. Puis, sous le regard réprobateur de sa fille, se réjouissait que Swan, si elle devait finir vieille fille, eût fait sa fortune avec ses livres. Pour être enfin en paix, elle fut contrainte de lui expliquer tout ce qui s'était passé : la demande en mariage, son refus et son impolitesse. Elle passa, en revanche, sous silence l'aide que sir Brown leur avait apportée, afin de ne pas donner de raison à sa mère d'espérer ce qui n'avait aucune chance d'arriver. Car, s'ils étaient redevenus amis, il était improbable que sir Brown compromît sa réputation en épousant une femme qui avait été obligée de s'adonner au commerce, qui était devenue écrivaine, dont la sœur avait été abandonnée par son mari et dont l'apparence laissait à désirer. L’aide qu’il leur avait apportée avait, un instant, fait naître dans le cœur de Swan le doux et chaleureux espoir qu’il eut des sentiments romantiques à son égard. Mais ces espérances devaient être vaincues, il fallait garder la tête froide et constater avec pragmatisme la réalité de leurs rapports : sir Brown était avenant, mais rien ne laissait vraiment penser qu’il envisageait Swan autrement que comme une amie fidèle. S’il avait éprouvé, par le passé, le moindre sentiment pour elle, il était raisonnable de penser que ce temps était révolu, compte tenu du statut social et de l’apparence de la jeune femme.

  D’ailleurs, tout espoir de mariage devait être abandonné. Mr Lloyd n’était pas plus pressenti pour se déclarer à la jeune femme. Il l’estimait, certes, mais pas suffisamment pour se lier à elle. Qui plus est, Swan, qui s’était prise à penser à Mr Lloyd quand sa mère s’était livrée à quelques supputations quant à ses projets, avait vite écarté cette possibilité. Mr Lloyd était incontestablement bien de sa personne : bien né, beau, charmant, généreux, mais toutes ces qualités ne suffisaient pas à éveiller en Swan ce qu’elle avait si souvent ressenti avec sir Brown. Elle repensait à sa chute dans le ruisseau lors de leur rencontre, à leurs retrouvailles au bal, au moment de chagrin qu’ils avaient partagé à la mort de Mr Salisbury, et son cœur s’emplissait de tendresse. Elle rougissait en repensant aux paroles incisives qu’elle avait pu lui tenir ainsi qu’à la fois où il avait ôté son bas pour inspecter sa cheville. Son cœur s’emballait encore. Quand elle avait connu la pauvreté, il n'avait pas quitté ses pensées ; au contraire, il avait éveillé en elle une rage de se battre, motivée par l’irrépressible envie de se produire à nouveau sous ses yeux. Et s’il n’avait pas directement agi pour améliorer sa condition comme l’avait fait Mr Lloyd, sir Brown avait été à l’origine de ce qui lui permit de se constituer une véritable fortune. En outre, par son action chevaleresque pour Swan, Mr Lloyd avait anéanti toute chance d’épouser un jour Swan : en effet, jamais elle n’aurait pu consentir à épouser celui envers lequel elle serait éternellement redevable.

  Sa position était donc ferme, incontestable. Son cœur appartenait entièrement à sir Brown. Cependant, les circonstances rendaient une union entre eux deux tout à fait improbable. Swan avait décidé d’accepter la situation avec toute l’humilité que son cœur lui permettait. Elle choisit de le voir, en tant qu’ami, sans réserve et de profiter de chaque instant qu’il lui était donné de passer en sa compagnie, quitte à garder à jamais le silence sur les élans de son cœur.

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