Le premier regard

4 minutes de lecture

Le soleil dardait ses rayons sur les clochers gothiques d’Oxford, baignant la ville dans une lumière dorée. Sur le campus, l’effervescence était à son comble. Aujourd’hui, les étudiants finalistes célébraient la fin d’un long voyage.

Lwanzo Mulemberi se tenait parmi eux, le regard brillant d’émotion. Ce jour n’avait rien d’ordinaire : il quittait l’université avec une maîtrise en administration des affaires et un succès littéraire déjà retentissant. Son recueil Poèmes d’amour pour elle avait conquis les cœurs, et son premier roman, Le Secret des dieux, publié six mois plus tôt, s’était écoulé à plus d’un million d’exemplaires, traduit dans une dizaine de langues. Un exploit pour un jeune écrivain encore méconnu un an auparavant.

Sous le grand chapiteau dressé pour l’occasion, les étudiants en toge défilaient un à un pour recevoir leur diplôme. Les acclamations fusaient, des larmes coulaient sur quelques visages. Après des années de nuits blanches, d’heures passées en bibliothèque, de stress et de sacrifices, la récompense était enfin là.

Lorsque vint le moment du lancer de chapeaux, une clameur éclata. Des dizaines de mortiers noirs s’envolèrent dans le ciel, formant un tableau fugace d’allégresse pure. Lwanzo se laissa gagner par l’euphorie ambiante, un sourire au coin des lèvres.

Pourtant, une pensée persistante s’insinuait en lui. Ce chapitre de sa vie s’achevait, mais qu’adviendrait-il ensuite ? La liberté tant attendue s’accompagnait d’un vertige étrange. Il savait que pour certains de ses camarades, la suite s’annonçait incertaine. Trouver un emploi, affronter la dure réalité du monde professionnel, attendre la fin du mois pour toucher votre salaire, payer les factures du loyer, du courant, de l’eau, de la bouffe, de la connexion Internet … La transition ne serait pas aisée.

Mais pour le moment, il savourait l’instant.

Après les photos officielles et les embrassades, il s’éclipsa vers la bibliothèque de l’université. Un endroit familier, presque intime, où il se sentait chez lui. Ce jour marquait la fin d’une étape, mais une autre commençait déjà. Et il ignorait encore à quel point elle allait bouleverser sa vie.

Dans la bibliothèque, un silence studieux régnait, seulement troublé par le froissement des pages et les chuchotements feutrés. Devant Lwanzo, une pile de livres attendait d’être signée. Il souriait poliment à chaque lecteur, remerciant les uns, échangeant quelques mots avec d’autres.

Puis, un parfum subtil effleura ses narines. Un mélange envoûtant, sucré, presque hypnotisant. Il leva instinctivement les yeux.

Elle était là. Une silhouette élancée, une démarche mesurée, un sourire éclatant. Sa peau couleur chocolat luisait sous la lumière tamisée. Ses boucles d’oreilles triangulaires captaient la lueur, sa chevelure noire, tirée en arrière, brillait comme du jais. Une robe moulante soulignait ses courbes avec une élégance naturelle. Lwanzo sentit son souffle se suspendre. Autour de lui, le monde sembla vaciller. Il n’y avait plus de bibliothèque, plus de lecteurs, plus de piles de livres. Juste elle, avançant vers lui comme une apparition sortie d’un songe. Lorsqu’elle s’arrêta devant lui, il remarqua le livre qu’elle tenait dans ses mains. Poèmes d’amour pour elle.

Une pointe d’étonnement brilla dans son regard. Puis, sa voix s’éleva, douce et mélodieuse.

— Vous pouvez me le dédicacer, s’il vous plaît ? Je suis devenue accro à la poésie en vous lisant.

Lwanzo déglutit difficilement. Il attrapa le livre, hésita une seconde, puis se pencha pour écrire. Sous sa signature, il griffonna discrètement : « Demain, resto Kazbar, 17 h 00 ». Il referma le livre et le lui tendit, le cœur battant. Elle l’ouvrit, parcourut la dédicace, puis releva la tête avec un sourire complice. Elle venait de comprendre.

— Alors, à demain ?

Sa voix résonna comme une douce promesse. Lwanzo hocha la tête, incapable d’émettre un son.

— À… demain.

Elle disparut dans la foule, emportant avec elle l’air qu’il respirait.

Lwanzo se retrouva de nouveau dans ce monde bruyant où il attendait la même phrase depuis plus de trois heures : « Félicitation Monsieur Mulemberi, c'est un excellent recueil des poèmes d'amour » ou « c'est un excellent roman ».

Après la séance de dédicaces, l’écrivain rentra chez lui. Dans la limousine qui le ramenait à son appartement, Lwanzo fixait la ville qui défilait derrière la vitre teintée. Les rues d’Oxford étaient illuminées par les lampadaires, les pavés scintillaient sous la fine pluie tombée en soirée. À côté de lui, Diana consultait son téléphone, les sourcils légèrement froncés. Elle releva enfin la tête.

— Demain, nous partons pour la France. RFI et France 24 veulent t’interviewer. Je t’ai préparé un canevas pour les questions.

Lwanzo ne répondit pas tout de suite. Il pensait à elle. À son sourire. À sa voix. À ce rendez-vous inscrit dans un livre.

— Lwanzo ?

— Annule le voyage.

Diana cligna des yeux, surprise.

— Pardon ?

— Tu as bien entendu. Je ne vais pas en France demain.

— Mais...

Elle se redressa, le fixant comme s’il venait de perdre la raison.

— C’est la promotion de ton roman ! Tu ne peux pas juste... annuler !

Lwanzo soupira, posa sa tête contre l’appuie-tête en fermant brièvement les yeux.

— Je viendrai dans deux jours.

— Tu plaisantes ?

Diana était rarement contrariée, mais là, elle semblait à deux doigts d’exploser.

— Je vais devoir justifier ton absence à ton éditrice, aux journalistes... Tu te rends compte du bordel que ça va être ?

Il tourna lentement la tête vers elle, un sourire en coin.

— Débrouille-toi.

Elle ouvrit la bouche pour protester, puis se ravisa, croisant les bras en le fusillant du regard.

— Je peux au moins savoir pourquoi ?

Lwanzo haussa les épaules.

— Juste un empêchement.

Elle le fixa quelques secondes, plissa légèrement les yeux, puis souffla.

— C’est une femme, n’est-ce pas ?

Lwanzo détourna le regard vers la vitre. Diana ne chercha pas à insister. Lorsque la limousine s’arrêta devant son immeuble, il ouvrit la portière, mais avant de sortir, il lança :

— Ah, et réserve trois billets au lieu de deux.

Diana haussa un sourcil.

— Trois ?

— Oui, trois.

Puis il referma la porte derrière lui, laissant Diana interloquée.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Freddy ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0