La raison ne comprendra jamais le cœur
Durant toute la nuit, il ne ferma pas l’œil, parce qu'il préparait une averse des douces paroles pour son rendez-vous de demain. Certes, il écrivait des poèmes d'amour. Cependant, face à une femme, dire « je t'aime » était une tâche difficile pour lui, puisqu'il était de nature timide. Un poète timide dont la présence des femmes intimidait. Devant une femme, il restait muet et s'il osait parler, il bégayait. Pourtant, il était capable d'écrire une avalanche de doux mots. Son meilleur moyen de s'exprimer était l'écriture, la poésie. Il s'était choisi cette voie pour remédier à son handicap qu'il n'arrivait toujours pas à vaincre, la timidité.
Un premier rendez-vous. Rien que d’y penser, ses paumes devenaient moites. Ce soir, c'est le grand soir. Lwanzo était dans sa chambre en train de se vêtir. Il enfila nerveusement son pantalon, vérifia son reflet dans le miroir. Son cœur battait à tout rompre. Comment allait-il lui dire ? Devait-il commencer par un compliment ? Un poème ? Ce soir, tout allait changer.
L'amour. C'est vraiment fou ce que l'amour peut faire faire aux gens. Les grands hommes s'inclinent et s'agenouillent devant lui. Il fait chanter les grands musiciens, il inspire des poètes, des peintres. Il fait couler des larmes, il sait revigorer et donner le sourire à ceux que la vie a rendu agélaste. L'amour tue, l'amour sauve de vies. L'amour pousse à faire parfois des choses que la raison ne comprendra jamais. Lwanzo avait annulé son voyage pour la France, un voyage pour la promotion de son roman. Un voyage d'une grande importance annulé au nom de l'amour. Tel Samson qui avait dévoilé son secret divin à Delila, qui était la cause de sa mort. Lwanzo était prêt à foutre à l'air sa carrière au nom de l'amour.
Le restaurant Kazbar baignait dans une lumière tamisée. Des lanternes marocaines diffusaient une lueur dorée, tandis que les tapis colorés et les motifs orientaux créaient une ambiance feutrée. Une douce odeur d’épices flottait dans l’air.
Lwanzo était arrivé en avance. Il s’était installé à une table près de la fenêtre, les doigts tambourinant nerveusement sur son verre. Il jeta un coup d’œil à sa montre. 16 h 57. Respire. Tout va bien. Puis, trois minutes plus tard, il la vit entrer. Pile à l’heure.
Zawadi portait une robe rouge élégante, légèrement décolletée, qui laissait ses épaules nues. Ses boucles d’oreilles scintillaient sous la lumière tamisée. Lorsqu’elle marcha vers lui, Lwanzo sentit son cœur rater un battement. Il se leva précipitamment, faillit renverser son verre, se rattrapa de justesse.
— Vous êtes... très ravissante.
Elle sourit, amusée par son trouble.
— Merci.
Il lui tira la chaise, un geste un peu trop rapide qui manqua de la faire basculer. Elle rit doucement en s’installant.
— Nerveux ? demanda-t-elle, l’œil pétillant.
— Moi ? Pas… pas du tout.
Il s’éclaircit la gorge, évitant son regard.
Le serveur arriva avec une bouteille de merlot et leur servit deux verres. Zawadi observa la robe du vin en le faisant tourner doucement avant de le goûter.
— J’adore ce vin.
Lwanzo haussa un sourcil, surpris.
— Vous vous y connaissez en vin ?
Elle haussa légèrement les épaules.
— Pas vraiment. Mais j’ai toujours rêvé d’être vigneronne.
Il s’attendait à tout sauf à ça.
— Vraiment ?
— Oui. Mais la vie en a décidé autrement.
Son sourire s’effaça légèrement et son regard se perdit dans le vide. Lwanzo sentit qu’un souvenir douloureux refaisait surface. Il posa son coude sur la table, prêt à écouter.
— Racontez-moi.
Zawadi inspira profondément.
— J’ai grandi en France. J’étais étudiante en nutrition à la Sorbonne, mais on m’a repérée pour le mannequinat. Au début, j’ai adoré... les défilés, les voyages, la célébrité. Mais...
Elle s’arrêta un instant, jouant distraitement avec sa boucle d’oreille.
— Mais en coulisses, c’était autre chose.
Lwanzo ne la quittait pas des yeux.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ?
Elle esquissa un sourire amer.
— Le racisme. Les insultes. Les critiques sur mon corps. J’ai tenu bon, mais aujourd’hui, j’en ai assez.
Lwanzo resta silencieux un instant. Il comprenait. Il savait que le monde n’était pas tendre avec ceux qui ne rentraient pas dans ses standards.
— Et maintenant ? demanda-t-il doucement.
Elle releva la tête, son regard brillant d’une détermination nouvelle.
— Maintenant, je veux réaliser mon vrai rêve. Retourner à mes racines, ouvrir une ferme, cultiver la vigne. Loin de tout ça.
Lwanzo sourit.
— C’est un beau rêve.
— Oui. Mais il me manque encore quelque chose.
Elle le fixa intensément. Lwanzo sentit son pouls s’accélérer.
— Et c’est quoi ?
Elle porta son verre à ses lèvres sans répondre tout de suite. Puis, après une gorgée, elle murmura :
— Peut-être que je le découvrirai en voyageant avec vous.
Il eut un silence. C'est ce que Lwanzo craignait. Être en court de mots et rester là, à se regarder. Oh ! Que c'est gênant ! Heureusement que Zawadi parlait à cœur ouvert. Lwanzo relança la conversation pour briser le silence qui, au fur et à mesure, devenait un peu gênant.
— Et donc, vous vivez en France ?
— Oui, à Paris.
— Vous êtes ici pour le travail ?
— Oui, une grande sœur m'a convaincu de défiler pour sa nouvelle marque de vêtement, Nana wax, vous connaissez ?
— Non.
Nana Wax est la marque de vêtements de l’entrepreneure béninoise Maureen Ayité. Elle doit son succès et sa notoriété, au pagne, le tissu imprimé africain, dont elle est littéralement amoureuse.
— Nous étions à Paris, à Florence et maintenant, nous sommes ici. En fait, c'est à Londres que nous avons défilé.
— Je vois. Concrètement, qu'est-ce qui vous a amené à Oxford ? Désolé pour ma curiosité exagérée.
Cette façon de sourire avant de répondre plaisait énormément à Lwanzo. D'ailleurs, c'était une aide bénéfique pour lui, car il fournissait plus d’efforts à trouver des questions à lui poser, juste pour la voir sourire.
— L'université d'Oxford, répondit-elle.
Zawadi avait déçu ses parents en choisissant la France plutôt que le Royaume-Uni. Comme Simone de Beauvoir déclarait que la maternité n'était pas son lot, Zawadi avait dit à ses parents que le droit n'était pas son lot. Elle avait choisi Paris, la capitale mondiale de la mode, pour y étudier la nutrition, plutôt que d'aller à Oxford, la ville aux clochers rêveurs, étudier le droit comme ses parents le souhaitaient. À peine deux ans passés à la Sorbonne, le destin avait décidé autrement en lui envoyant Bruno Bauer, le directeur des ventes chez Coco Chanel, qui lui avait proposé de changer sa vie en mettant en valeur sa taille et sa beauté. Vous avez, Mademoiselle, lui avait-il dit, tous les atouts pour devenir une ambassadrice de la marque Coco Chanel. Qui sait, vous deviendrez peut-être son égérie ?
Zawadi avait accepté le pari et justement, dès ses premiers défilés au sein de l'entreprise, elle avait conquis les cœurs de ses patrons et des amoureux de la mode. D'autres maisons de grandes marques commençaient à la solliciter pour qu'elle pose pour leurs magazines. Tous les journaux de la mode parlaient d'elle. Sa vie avait changé en un clin d’œil et elle avait oublié son plus grand rêve. J'ai l'argent, se disait-elle, mon propre appartement, ma propre voiture et un boulot, pourquoi retourner à l'université ?
— Voilà comment je suis devenue mannequin. Mais aujourd'hui, je voudrais réaliser mon rêve d'enfance.
— Vous allez retourner à la fac ?
— Non, je crois que je vais commencer par le peu d'argent que j’économisais.
— Et donc, vous êtes ici pour visiter l'université où vous auriez pu étudier ?
— Voilà, c'est ça.
La veille, elle avait acheté le recueil Poèmes d'amour pour elle. En remarquant que son auteur était étudiant de l'université d'Oxford, elle avait pris la décision d'aller visiter cette université que ses parents vantaient tant. Des savants ont étudié là-bas, disait sa mère, Robert Hooke, Stephen Hawking, Richard Dawkins et beaucoup d'autres grandes personnalités telles Adam Smith, Lewiss Carroll, Oscar Wilde, Indira Gandhi. Qui sait, peut-être que toi aussi, tu reviendras au pays et deviendras ministre ?
— Je me disais que je rencontrerais probablement son auteur et avoir un autographe.
— Et au lieu d'un simple autographe, vous avez obtenu plus que ça, un tête-à-tête avec l'auteur.
Elle sourit. Le regard de Zawadi était fixé tantôt sur celui de l’écrivain, tantôt sur sa bouche. Le premier pas était franchi. Un climat de paix et d'entente régnait entre eux. Ils se parlaient maintenant comme s'ils s'étaient déjà rencontrés auparavant. Toutefois, pour Lwanzo, le plus difficile restait à venir. Comment lui avouer son amour ? Comment s'y prendre ? Quels mots utiliser pour ne pas gâcher l'ambiance ? Zawadi Ingabire, pensait-il, je n'ai voulu prendre personne pour vous faire une demande que je médite depuis notre rencontre hier. Elle me touche assez pour m'en charger moi-même et, sans atermoiement, je vous dirai que l'honneur de m’offrir votre amour est une faveur glorieuse que je vous prie de m'accorder. Votre cœur est un trésor qu'il me sera fatal de vous voir l’offrir à un autre homme.
— C'est trop d'honneur que vous m'avez fait en m'invitant dîner avec vous. Je suis bénie entre toutes les femmes.
Un deuxième silence. Celui-ci était plus long que le premier, puisque l'esprit de Lwanzo était occupé à chercher comment il lui dira carrément qu'il craquait pour elle, plutôt que de passer par des formules poétiques ou philosophiques. Cette fois, c'est Zawadi qui brisa le silence en cherchant à connaître davantage l'homme derrière le Poèmes d'amour pour elle.
— Bon, assez parler de moi. Si on parlait de vous maintenant ?
— Oh oui, naturellement.
Pendant qu'il se demandait par où commencer, un jeune homme d'une vingtaine d'années s'approcha de leur table. Très enthousiasmé de rencontrer son idole, il ne le salua pas, ni ne s'excusa pas d'interrompre sa conversation.
— Dites-moi que je rêve ! Mais, vous êtes Lwanzo Mulemberi, l'auteur du célèbre roman Le secret des dieux ?
Il sortit de son sac l'exemplaire du roman en déclarant avec admiration qu'il était son plus grand fan.
— J'adore votre roman. Une histoire passionnante, pleine des intrigues, des secrets qui vous laissent accrocher tellement fort.
Lwanzo échangea un regard amusé avec Zawadi avant de reporter son attention sur le jeune homme. Il avait un rictus gêné, surpris par tant d’enthousiasme. Zawadi, elle, souriait. Elle se mettait à la place de ce jeune homme qui, brusquement, rencontrait sur son chemin son auteur préféré.
Elle se rappelait la première fois où elle avait rencontré son idole, Rihana. C'était lors de la promotion de sa marque, Fenty, en France. Elle était sélectionnée pour le défilé, et après elle avait rencontré Rihana en personne. Elle s’était comportée exactement comme ce jeune homme et à la place de demander un autographe, elle avait demandé plutôt un selfie. Zawadi était sûre, qu'il ne tardera pas à en demander aussi.
Le jeune homme se rendit compte plus tard que son auteur préféré était accompagné d'une femme sublime. Il regretta de venir perturber son rendez-vous galant. Oh ! Quel con, marmonna-t-il.
— Je suis désolé, je n'avais pas remarqué que... je me suis laissé emporter par l’émotion.
— Ce n'est pas grave, répondit Lwanzo, en lui signant un autographe.
— Merci.
Il sortit le téléphone de sa poche en demandant à Zawadi de les prendre une photo. Toujours en souriant, elle s’exécuta sans broncher. Après, le jeune homme sollicita un selfie avec tous les deux.
— Merci infiniment. Encore une fois, je suis navré.
Lwanzo ne remarqua pas tout de suite qu'un couple attendait à côté qu'il finisse avec ce jeune homme pour qu'il vienne aussi solliciter un autographe. Le couple l'aborda poliment.
— Bonjour Monsieur Mulemberi. Bonjour Mademoiselle...
— Zawadi. Je m'appelle Zawadi.
— Je m'appelle John et voici ma petite amie Élizabeth. J'ai lu votre recueil des poèmes. Je vous jure que cela m'a été d'une grande aide, parce que grâce à vos poèmes, j'ai réussi à conquérir le cœur de cette belle demoiselle qui m’accompagne.
Cela marqua profondément Lwanzo. Grâce à ses poèmes, des mecs arrivaient à conquérir des cœurs des meufs. C'était étonnant, car lui, n'avait jamais séduit une femme moyennant ses poèmes d'amour. Comment faisaient-ils ? Il eut envie d'amener John à côté pour lui demander quel poème exactement, il avait utilisé pour séduire sa petite amie, mais il abandonna son idée.
— Je voudrais un autographe, mais j'ai laissé le bouquin à la maison. Je peux prendre un selfie avec vous s'il vous plaît ?
— Oui, bien sûr.
Ils prirent de photos ensemble. Après, le couple partit. Lwanzo comprenait davantage que la gloire allait rarement de pair avec la liberté. Jamais il ne sera libre, il y aura toujours des gens qui voudront soit un autographe, soit un selfie. Avec raison, Louis Armstrong disait que l'on ne prend aucun plaisir quand on devient trop célèbre. Ce qu'il craignait de plus était qu'un paparazzi débarque de nulle part pour lui poser des questions à la con à propos de sa vie amoureuse.
— Vous êtes une star.
— Dison que certains connaissent mes livres mieux que moi, plaisanta-t-il.
Le serveur amena le repas et leur souhaita bon appétit. Avant de manger, Lwanzo faisait toujours un signe de croix. Le geste ne passa pas inaperçu.
— Vous êtes catholique ?
— Oui, j'ai été élevé dans une famille catholique. Tous les dimanches, ma mère nous amenait à l'église. Mais, ça fait une éternité que je n'y ai pas mis mes pieds.
— Pourquoi ?
— Aujourd’hui, je préfère lire René Maran plutôt que d'aller à l’église avec mes parents. Et vous alors ?
— Je suis aussi catholique, de temps en temps, je vais à la cathédrale. D'ailleurs, récemment, je suis allée à confesse.
— Vous êtes sérieuse ?
Chacun se rappelait la première fois où il avait confessé ses péchés devant un prêtre. Parmi les sept sacrements dans l’Église catholique, figure le baptême, la confirmation et l'eucharistie. Pour la première fois, les baptisés ont droit de participer à l'eucharistie. Manger le corps et boire le sang du Christ, mais avant, ils confessent d'abord leurs péchés. Voler, mentir, manquer à la messe du dimanche, manquer du respect aux parents était les péchés que Lwanzo avait confessés. Le prêtre lui avait dit d’aller réciter trois Pater et dix Ave Maria.
Aujourd'hui, aller à confesse et s'accuser devant un prêtre que l'on a couché avec la femme du voisin, était d'une grande absurdité pour Lwanzo. Les Saintes Écritures ne l’intéressaient plus, mais plutôt la littérature. Cette littérature l’avait rendu d'ailleurs un peu athée. Il ne croyait plus au paradis ni en l'enfer. La première fois qu'il parlait de son roman à l'université, une étudiante lui avait demandé s'il croyait en Dieu. Il lui avait répondu tel Albert Einstein, lorsqu'une question similaire lui avait été posée : « Dites-moi ce que vous entendez par Dieu et je vous dirai si je crois en lui ou pas ».
Zawadi se rappela ce que le jeune homme disait à propos du roman écrit par Lwanzo. Elle voulait savoir de quoi il parlait.
— Il parle de la création de l'homme par les extraterrestres. Les Annunakis, ceux qui viennent d'en haut.
— J'ai vaguement entendu parler de cette histoire. Votre roman parle aussi des aliens ?
— Un peu oui.
— Le secret des dieux. C'est un titre provocateur et attirant.
Son roman parlait d’une organisation ultramoderne dirigée par Malek Asmodai qui voulait percer les secrets du manuscrit laissés par les dieux pour créer une nouvelle humanité génétiquement contrôlable.
— Ça doit être intéressant.
— Ouais. Il faut prendre le temps de le lire.
— Sinon, comment ça se fait ? Vous avez une maîtrise en administration des affaires, mais vous voilà écrivain.
Généralement, de nature timide, depuis son adolescence, il restait toujours enfermé dans sa chambre en train de lire. Au lycée tout comme à l'université, plutôt que d'aller pique-niquer avec des amis, il préférait rester en bibliothèque. Quand on lui demandait pourquoi ? Il répondait que c'est un supplice assez fâcheux que de passer toute une journée avec des gens qui n'ont rien à foutre avec des livres. Des gens qui n'ont aucun goût pour la littérature. Des gens qui passent leurs temps à boire, à danser, à fumer, à baiser et à prendre des photos ridicules pour ensuite les poster sur Internet. Lwanzo cherchait des gens capables de sentir les délicatesses d'un art, d'une vie poétique, une vie de romance et aux douceurs exquises. Des gens qui savaient faire un doux accueil à la beauté de la nature.
Comme la plupart des gens qui finissent par devenir écrivain à force de beaucoup lire, Lwanzo était devenu écrivain à force de lire. Mais, ce qui l'avait amené plus à l'écriture était sa timidité. Quand on a de tas de choses à dire, quand on a envie de crier à tout le monde qu'on en a ras le bol, mais que l'on est agoraphobe et timide, le seul moyen de le faire sans aucune anxiété est de passer par l'écriture.
— L'écriture est mon refuge. Je suis du genre à encaisser des coups et lorsque le moment de me vider l'esprit arrive, c'est à travers la poésie, à travers l'écriture que je le fais.
— Pourquoi le titre Poèmes d'amour pour elle ? J'avoue que je suis jalouse d'elle. Tous ces poèmes d'amour écrits pour elle. Elle a vraiment de veine.
Il n'avait pourtant personne qui faisait vibrer son cœur. Ses poèmes étaient composés en hommage de toutes les femmes du monde.
— Je n’ai pas composé ces poèmes spécialement pour quelqu'un.
— Sincèrement ? Moi, je suis sûre qu'il y a une personne qui vous a marqué profondément jusqu'à lui consacrer tout un recueil de poèmes.
— À chaque fois que je voyais une belle femme, un joli sourire comme le vôtre.
Elle le remercia.
— À chaque fois que je voyais la démarche, la taille ou la façon de parler d'une fille, je composais un poème.
— Vous pouvez composer un petit poème pour moi, pour mon visage par exemple ?
Il la regarda avec tendresse en cherchant le premier vers. Lwanzo avait cette manière de se perdre dans l’inspiration à travers ses poèmes dès que le premier ver était trouvé. Son ami Anderson admirait son imagination d'une hardiesse qui allait plus loin que le génie même de la Nature. Un de ces jours, lui disait-il, il faudra rassembler tous tes écrits et les publier. Tu as du talent. Lwanzo avait suivi le conseil de son ami.
Dans l'Océan, je risquerai des naufrages
Dans la forêt, je forcerai des passages
Juste pour voir votre joli visage
Épousez-moi, je vous emmènerai à Liège.
Il déclamait d'une voix normale qu'il rendit explicitement exquise au troisième ver. Zawadi le remercia. Lwanzo aimait la poésie libre, la poésie classique étant alambiquée avec beaucoup trop de règles : l'assonance, l'enjambement, la versification... la poésie classique était une bête noire comme matière.
C'est depuis le lycée qu'il avait commencé à écrire. Des bouts de papiers, des cahiers, des notebooks dans lesquels il écrivait étaient toujours éparpillés dans sa chambre.
À l'extérieur, la nuit était tombée et le temps de se séparer approchait petit à petit. Zawadi devrait retourner à Londres et le lendemain prendre l'avion pour Paris.
— J'aurais préféré que vous restiez plus longtemps au Royaume-Uni.
Le temps était court, beaucoup trop court. Il avait l'impression que son rendez-vous n'avait duré que quelques minutes. Pourtant, ils étaient ensemble depuis de longues heures. Lwanzo regarda Zawadi du coin de l’œil. Elle observait la ville à travers la vitre, son visage paisible, inconscient du tumulte qui l’agitait intérieurement. Pourquoi les bonnes choses ne duraient-elles jamais assez longtemps ? S'il avait le pouvoir, il aurait arrêté le temps pour que ce moment dure une éternité. Il reculerait le temps de quelques heures pour que ce rendez-vous recommence encore et encore. Mais, il n'avait aucun pouvoir. Il n'était qu'un écrivain, un poète et de surcroît un poète timide. Quand il rédigeait son roman, il était une sorte de démiurge possédant le plein pouvoir sur ses personnages qu'il pouvait tuer quand ça lui chantait et les ressusciter par la suite. Dans la création de son monde romanesque, il était le Maître tout-puissant de temps et des circonstances.
Mais maintenant, il était dans le monde réel où il n'avait aucun pouvoir et n'était qu'un simple personnage qui ne suivait que les instructions lui assigner par Dieu, depuis sa venue au monde. Il n'était qu'un simple algorithme, un programme capable d'exécuter des instructions. Les politiciens, les avocats, les Professeurs, les journalistes, les écrivains, les artistes, les joueurs… Ils n’étaient que des algorithmes, conçus pour exécuter certaines tâches en attendant que le Créateur envoie l'ange de la mort. Mais, la vie, maintenant qu’il y pensait, était vraiment du n'importe quoi.
On est prisonnier de cette boucle que l'on appelle « vie » qui tourne sans cesse, jusqu'à ce que la mort y mette fin. Voilà pourquoi il faut profiter de chaque seconde. D’ailleurs, l’écrivain russe Anton Tchekhov le dit très bien : « La vie est effrayante, alors il n’y a pas à se gêner, brise-la et prends tout ce que tu peux lui arracher avant qu’elle ne t’écrase ». C'est dans ce moment de chagrin de n'être pas le démiurge de ce monde réel qu'il avait trouvé une idée géniale pour prolonger ce moment de bonheur auprès de Zawadi.
— Je devrais être à Paris aujourd'hui pour la promotion de mon roman, mais j'ai annulé le voyage.
— Pourquoi ?
— Je ne pouvais pas quand même poser un lapin à une si belle femme que vous. Ça n'arrive pas tous les jours de tomber sur une perle rare.
Elle était presque gênée qu'il lui accorde une si grande importance.
— Vous auriez pu m'appeler une fois à Paris.
— Oui, mais comment pouvais-je savoir que vous arriviez de Paris ?
— Vous avez raison.
— Du coup, j'ai une idée à vous proposer, je vous préviens, ça va vous paraître un peu fou.
— Je vous écoute.
Son regard était intense et tendre. Cela commençait à l'amuser de faire baisser sa garde à ce grand écrivain qui n'arrivait pas à soutenir son regard. Oh ! Qu'est-ce qu'il est tout mignon quand il est timide !
Lwanzo avait un programme de voyage bien précis pour la promotion de son roman. Paris, Portugal, New-York, Mexico, Tokyo, New Delhi, Dakar, Yaoundé, Kinshasa... Sa prière était que Zawadi accepte de l'accompagner partout dans ces villes. Il s’imaginait cette vie heureuse. Cette vie pleine des douceurs exquises pour visiter la Tour Eiffel avec sa bien-aimée, au Portugal, manger le bachalhau, cette morue séchée et salée, appelée au Kongo makayabu. Aller monter au Skytree, le plus haut building de Tokyo, marcher dans les rues de New-York bras dessus bras dessous et au Mexico visiter la cathédrale métropolitaine, la plus grande cathédrale d’Amérique latine et un des édifices chrétiens les plus importants au monde.
— Je me dis que... ça sera génial si... en fait, c'est juste une proposition... cela nous donnera plus de temps de...
Allez ! Accouchez l'idée, vous n'allez pas tourner autour du pont en cherchant des tournures impersonnelles uniquement pour lui dire que vous voulez coucher avec elle ? Quelle idée sordide, Monsieur l'écrivain ! Mais c'est vrai, elle est tellement sexy, tellement attirante que vous accepteriez de faire l'amour avec elle n'importe où. Imaginez-vous sa nudité, sa physionomie mirifique. Imaginez-vous dans ses bras, la chaleur de ses seins, ce sentiment si excitant. Imaginez-vous la langue effleurer ses lèvres brillantes, imaginez votre corps et le sien fusionnés dans une volupté divine. Il chassa vite cette idée de sa tête et fut incapable de finir son idée géniale, heureusement que Zawadi avait lu dans ses pensées.
— C'est d'accord, dit-elle.
— C'est d'ac... vous êtes...
— Oui, je vous accompagnerai. Ce n’est pas sorcier de passer un bon moment avec le futur prix Nobel de littérature.
C'est à ce moment précis de liesse qu'il se leva pour aller l'embrasser. Vous êtes un ange, lui susurra-t-il. Quelques secondes après, il se rendit compte de son geste déplacé avant de retourner se rasseoir en s'excusant. Notez que cela ne se passait que dans sa tête.
— Merci, se contenta-t-il de dire.
Zawadi voulait savoir pourquoi elle. Pourquoi la choisir elle, pas une autre. Qu'avait-elle de si précieux, de si unique que les autres filles n'avaient pas ?
— Il y a de ces femmes qui sont belles, tellement belles que quand vous les rencontrez, l'amour enfoui au tréfonds de votre âme depuis des lustres, surgit à la surface. Pour moi, vous êtes cette femme.
— Merci, ça me touche profondément.
À l'extérieur, la pluie tombait. Pas une de ces bonnes pluies diluviennes s'abattant en cascade sur les toits avec un bruit assourdissant, mais une de ces pluies si fines, si douces qu'on prend un grand plaisir de se mouiller par ses gouttelettes, après une chaleur torride.
La voiture gara devant la porte en klaxonnant pour signaler sa présence. Lwanzo informa Zawadi qu'elle était là pour les ramener. En cours de route, l'écrivain hésitait à lui proposer de venir pieuter dans son appartement. Non, ça me passera pour un moins sérieux, un profiteur. Premier rendez-vous et je l'amène directement dans mon lit. Il chassa ses idées de son esprit en se concentrant sur ce qui se passera pendant ses différents voyages. Il vaudrait mieux ne pas être pressé et attendre que le moment opportun arrive. C'est sûr qu'ils auront tout le temps de s'amuser ensemble.
La pluie fine tombait doucement sur Oxford, tapotant les pavés dans un rythme apaisant. Quelques minutes après, ils arrivèrent à l’hôtel. Le chauffeur se gara de l'autre côté de la rue. Lwanzo sortit en premier avec un parapluie. Il ouvrit la portière pour sa bien-aimée en prenant soin que l'eau de la pluie ne la touche pas. Elle tendit sa main à Lwanzo. L’écrivain sentit des frissons envahir tout son corps lorsque sa main entra en contact avec la sienne. Une main douce et toujours presque humide, épargnée du labeur infatigable qui rend la pomme ratatinée.
Ils traversèrent la route main dans la main. Il aurait voulu parcourir toutes les rues de la ville à côté de Zawadi. Marcher en silence en écoutant le bruit produit par les gouttelettes d'eau en contact du parapluie. Son esprit parcourut toutes les rues de la ville en très peu de temps, alors que son corps venait juste de traverser une rue pour arriver devant l’entrée du Royal Oxford Hotel. Lwanzo tenait le parapluie au-dessus de Zawadi, veillant à ce qu’aucune goutte ne touche sa peau. Ils s’arrêtèrent devant la porte, un instant suspendu dans le temps.
— Merci pour cette soirée, murmura-t-elle.
Lwanzo la regarda, cherchant les bons mots. Il ne voulait pas que ce moment s’achève.
— C’était… Il hésita. Parfait.
Elle sourit, et dans la lumière tamisée du porche, son visage paraissait encore plus doux, plus captivant.
— On se revoit demain.
Il acquiesça, incapable de parler. Zawadi le fixa un instant, puis s’approcha lentement. Son parfum, subtil et envoûtant, flotta jusqu’à lui. Son souffle effleura sa joue, et puis… une bise. Simple. Fugace. Pourtant, une brûlure douce resta longtemps sur sa peau. Elle recula légèrement, ses yeux ancrés dans les siens.
— Bonne nuit, Lwanzo.
Il ouvrit la bouche, puis la referma. Finalement, il murmura :
— Bonne nuit, Zawadi.
Elle se détourna, poussa la porte de l’hôtel et disparut à l’intérieur. Lwanzo resta figé sur le trottoir, le parapluie toujours ouvert au-dessus de lui, sans se soucier de la pluie qui ruisselait à ses pieds. À cet instant, il sut que rien ne serait plus jamais comme avant.
Tout son corps était érectile, melliflu. Lwanzo bavait. Son chauffeur qui suivait la scène à travers la vitre klaxonna pour lui faire signe qu'il fallait rentrer ou se décider à la suivre dans sa chambre.
Lwanzo rentra à son appartement. Il entra dans sa chambre sans même allumer la lumière. Il posa machinalement son parapluie près de la porte, puis s’affala sur le canapé. Il fixait le plafond, mais ce n’était pas un plafond qu’il voyait. C’étaient les lèvres de Zawadi qui murmuraient « Bonne nuit ». Son parfum flottait encore dans son esprit, comme une empreinte invisible.
Un frisson lui parcourut l’échine. Il fallait qu’il l’emmène. Il attrapa son téléphone et composa un numéro.
— Diana ?
— Lwanzo ? Il est presque minuit. Pourquoi tu m’appelles ?
— Tu peux nous réserver trois places, s’il te plaît ?
Un silence.
— Tu me l’as déjà demandé. Je peux savoir qui est la troisième personne ?
Un sourire effleura ses lèvres. Il raccrocha avant qu’elle ne puisse insister. Il posa son téléphone sur la table et s’adossa au canapé. Et si ce voyage changeait tout ?
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