Les maîtres de l'ombre
Kinshasa. Salle de presse du gouvernement. 14h15. Deux jours après la mort de Mulumba. Le climat était tendu dans la ville. Des murmures circulaient. Kamathe et Kisonia avaient disparu. Mais aujourd’hui, le gouvernement s’exprimait.
À la tribune, toujours impeccable : Benga, porte-parole du gouvernement ajusta ses lunettes avant de parler d’un ton posé, presque rassurant.
— Mesdames et messieurs, nous avons pris note des inquiétudes exprimées par certaines familles, certains médias, et certains acteurs politiques au sujet de la disparition temporaire de deux citoyens, messieurs Kamathe et Kisonia. Le gouvernement, dans sa sagesse, appelle à la prudence et à la responsabilité.
Il fit une pause. Regarda la salle.
— Nous sommes dans un État de droit. Et dans un État de droit, les gens disparaissent parfois sans que ce soit le fait d’un crime. Ils peuvent voyager, changer de numéro, ou vouloir prendre du recul. Aucune preuve à ce jour ne permet d’affirmer qu’il s’agit d’enlèvements.
Un murmure traversa les journalistes. Un jeune reporter se lèva:
— Mais monsieur le porte-parole, des sources indiquent qu’ils avaient été vus ensemble avec Me Mulumba. N’est-ce pas étrange qu’ils disparaissent juste après sa mort ?
Benga sourit. Lentement. Froidement.
— L’étrangeté ne fait pas une vérité. Le pays a besoin de stabilité, pas de paranoïa collective. Nous appelons nos concitoyens à ne pas céder aux discours incendiaires.
Puis, dernier mot :
— Le silence ne signifie pas culpabilité. Le silence, parfois, est une stratégie. Et aujourd’hui, le gouvernement a choisi d’avancer dans le calme.
Il referma sa chemise. Rangea ses papiers. Pas une émotion. Pas un mot de trop. Mais dans la rue, le peuple avait compris. Et Kastro Diallo, comme d’habitude, attendait toujours que le gouvernement s’exprime pour qu’il contre-attaque.
A 20 heures, il était en direct. Il ajusta son micro. Regarda droit dans la caméra.
— Kinshasa, bonsoir. Peuple kongolais, bonsoir. Il est temps de parler. De ce qu’on veut enterrer. De ce qu’on veut vous faire oublier.
Il posa lentement une feuille blanche devant lui.
— Me Mulumba est mort. Ça, vous le savez déjà. Ce qu’on ne vous dit pas, c’est que deux de ses proches collaborateurs ont disparu. Kamathe. Kisonia. Deux noms connus dans les milieux du commerce. Intègres. Calmes. Ils ne font plus signe de vie.
Il baissa la voix. L’intensifia.
— Leurs familles s’inquiètent. Aucune nouvelle. Aucun appel. Ces hommes étaient en contact avec Mulumba. Apparemment ils étaient dans le secret des dieux.
Silence.
— Et vous pensez vraiment qu’ils ont disparu comme ça ? Non. Moi je vous le dis, peuple kongolais, à cette heure… ils sont déjà morts. Et s’ils ne le sont pas encore… Ils sont entre les mains de ceux qui tuent dans l’ombre.
Il respira. Longtemps.
— Réfléchissez. Trois hommes. Trois esprits brillants. Et soudain, silence. Coïncidence ? Non. C’est un programme. Et ce programme a un but : Tuer la mémoire. Effacer les preuves. Isoler la vérité. Et pendant ce temps, on vous parle de matchs, de miss, de musique, de rester calme. Pendant ce temps, vos héros tombent.
Il fixa l’objectif.
— Réveille-toi, peuple kongolais. Avant que la prochaine voix soit la tienne.
Il coupa.
Pendant ce temps à Dubaï, dans la soirée, dans un luxueux hôtel, à l’abri des regards, une réunion clandestine avait lieu. Une lumière feutrée baignait la pièce, tamisée par des rideaux occultant. Autour d’une grande table d’acajou, ils étaient là. Quatre hommes et deux femmes, visages impassibles, costumes impeccables et des regards calculés. Argon habillé en costume gris, était le stratège et le chef de l’équipe. Il était le penseur, l’architecte qui ne parlait presque jamais, mais quand il parlait, tout monde écoutait. Assis en bout de table, il tapotait doucement le bois de ses doigts.
À chaque fois qu’ils se rencontraient, il était de coutume de leur rappeler leurs objectifs. Ce pourquoi ils se battaient. D’ailleurs, Kanza se demandait pourquoi on leur lisait ces objectifs à chaque réunion. Il les avait déjà maîtrisés, de sorte que même si on le réveillait en plein milieu de la nuit, il les réciterait, point par point.
I. Contrôle total des ressources stratégiques.
1. S’approprier les minerais rares (coltan, or, diamant, cobalt) en créant un chaos permanent qui empêche un gouvernement stable de les gérer ;
2. Faire passer la gestion des ressources sous contrôle étranger, via des entreprises multinationales qui financent discrètement la guerre ;
3. Utiliser des intermédiaires locaux corrompus pour signer des contrats d’exploitation léonins, garantissant que l’argent des minerais ne profite jamais aux populations locales.
II. Affaiblir les États pour mieux les dominer.
1. Empêcher l’émergence d’un leadership africain fort, car un Kongo stable et puissant représenterait une menace économique et politique pour certaines puissances ;
2. Imposer des dirigeants marionnettes qui obéissent aux intérêts étrangers en échange de leur maintien au pouvoir ;
3. Saboter toute tentative d’unité africaine, en alimentant les conflits ethniques et nationaux pour éviter la formation d’une coalition capable de contester le pillage.
III. Transformer la région des Grands Lacs en base militaire et stratégique.
1. Créer une instabilité permanente pour justifier la présence de forces étrangères (ONU, armées de l’EAC, de la SADEC, puissances occidentales) ;
2. Contrôler les routes commerciales (routes minières, pipelines, voies ferrées) en maintenant la guerre active dans certaines zones clés ;
3. Utiliser le Kongo comme un terrain d’expérimentation militaire pour tester de nouvelles armes ou tactiques sous prétexte d’interventions humanitaires.
IV. Manipuler l’opinion publique et l’histoire.
1. Réécrire l’histoire pour justifier la domination étrangère, en fabriquant des récits où les groupes armés sont présentés comme des « libérateurs » ou « défenseurs de la démocratie » ;
2. Diviser les populations en propageant de fausses informations sur les ethnies ou les groupes politiques pour entretenir la méfiance et la haine ;
3. Eliminer les intellectuels et les journalistes engagés, ceux qui pourraient révéler la vérité et éveiller la conscience du peuple ;
4. Transformer la population en consommateur passif, en l’inondant de distractions (réseaux sociaux, influence occidentale, corruption culturelle) pour éviter toute révolte organisée.
Tout cela était écrit dans un dépliant bien gardé dans un tiroir du bureau où l’homme masqué en costume gris était assis. Après un moment de licence, il le brisa :
Argon feuilletait un dossier d’un geste lent, presque paresseux, pendant que les autres parlaient à voix basse, comme si chaque syllabe devait passer un filtre invisible. Son regard, lorsqu’il se posait sur quelqu’un, gelait les gorges. Il n’avait ni colère apparente, ni sourire hypocrite. Il était ce qu’on appelait un homme éteint à l’extérieur, mais brulant à l’intérieur. Le genre de personne qu’on ne cherche pas à convaincre.
A un moment il croisa les bras, se pencha légèrement en avant, et leva juste un sourcil. Personne ne comprit ce que cela signifiait. Mais tout le monde sentit que cela signifiait quelque chose de dangereux.
— Nous devons accélérer la phase finale. La situation au Kongo devient trop stable. Trop de journalistes posent des questions. Trop de jeunes commencent à se réveiller.
Silk hocha la tête, visiblement agacé. Il était diplomate. Charmeur, bilingue et dangereux.
— Nos exploitations minières sont de plus en plus surveillées. Nous avons besoin que l’armée locale reste occupée ailleurs, sinon nous risquons des restrictions ».
Le général prit la parole, croisant les bras avec un sourire froid.
— Une guerre civile prolongée serait idéale. Nous pouvons armer quelques factions rivales et lancer des opérations sous fausse bannière. Si nous faisons bien les choses, même l’ONU justifiera notre intervention militaire ».
Kanza, nerveux, s’éclaircit la gorge.
— Mais… et si le peuple commence à comprendre ? S’ils s’unissent ? »
Nyx éclata de rire. Une femme en tailleur foncé, carrure droite. Elle avait façonné des narratifs dans des dizaines de pays, retourné des opinions, désarmé des soulèvements.
— L’unité africaine ? Voyons, Kanza. Ce continent est trop divisé. Ethnies, religions, frontières artificielles… Tout cela a été conçu pour qu’ils ne puissent jamais s’entendre.
Elle jeta un dossier sur la table. À l’intérieur, des photos de jeunes militants africains, des intellectuels engagés, des opposants politiques.
— Ceux qui veulent réveiller le peuple ? Nous les neutraliserons. Certains disparaîtront mystérieusement, d’autres seront accusés de terrorisme. Et le reste ? Ils seront trop occupés à débattre sur X pour agir dans la vraie vie ».
Kanza acquiesça, mais il n’était pas totalement convaincu. Virgo, la plus jeune de l’équipe, jusque-là calme ajouta.
— Le Kongo ne doit jamais se relever. Tant que ce pays reste une plaie ouverte, nous pouvons en extraire tout ce que nous voulons. Si un leader émerge, nous le ferons tomber. Si une révolution commence, nous l’étoufferons ».
Argo acquiesça.
— Le futur appartient à ceux qui contrôlent les ressources. Et nous, nous avons le pouvoir. Tant que l’Afrique dort, nous régnerons ».
Un silence pesant s’installa. Puis, un par un, les conspirateurs acquiescèrent. Dehors, la nuit était calme. Personne ne soupçonnait que, dans cette pièce, l’avenir de millions de personnes venait d’être scellé.
Et si le Kongo n’était pas simplement victime de l’instabilité ? Et si le chaos qui la ronge depuis des décennies n’était pas un accident de l’Histoire, mais le fruit d’un plan savamment orchestré ? Certains analystes l’affirment en coulisses : le Kongo est trop riche pour être libre. Son sous-sol vaut plus que son drapeau. Ses minerais stratégiques, coltan, cobalt, or, uranium sont indispensables aux puissances modernes. Et pour y avoir accès, mieux vaut une guerre contrôlée qu’un État fort.
Le complot ne se joue pas uniquement à Kinshasa ou à Kigali. Il se trame à Washington, Paris, Pékin, Londres, dans les couloirs des multinationales et des institutions internationales. L’idée est simple : maintenir le pays dans un état de faiblesse permanente, par des rebellions entretenues, des élites corrompues, des ONG complices ou aveugles, et des discours humanitaires masquant des intérêts économiques colossaux.
Chaque fois qu’un leader tente de s’affranchir, de nationaliser une ressource ou de rétablir l’ordre, il est neutralisé. Pas toujours par des armes. Parfois par la dette, la diplomatie, ou des « révélations » bien calculées. Dans cette guerre invisible, le Kongo n’est pas un pays. C’est une mine à ciel ouvert, un échiquier, un ventre à exploiter.
La paix ? Elle viendra peut-être…Mais seulement quand le dernier kilo de cobalt sera extrait, ou quand le peuple kongolais aura compris que sa liberté dépend de sa mémoire, de sa lucidité, et de son refus de se taire.
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