Le silence brisé

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Le ciel de Goma était d’un bleu trompeur. Un de ces bleus éclatants qui font croire à la paix, alors que le sol lui-même tremble d’incertitude. L’avion venait de se poser sur le tarmac poussiéreux de l’aéroport de Goma, dans un vrombissement sourd. À travers le hublot, Zawadi observait les collines volcaniques, cette terre noire, puissante et instable comme l’histoire de ce pays. À côté d’elle, Lwanzo fixait le paysage avec une émotion muette. Il n’était pas revenu depuis plusieurs années.

Ils sortirent de l’aéroport sous un soleil brutal. Les militaires postés près de la sortie regardaient les passagers d’un œil soupçonneux. En ville, les visages étaient calmes, mais les regards inquiets. Une tension palpable, comme si chacun attendait un grondement lointain. L’air était chargé d’humidité, mais il avait ce parfum unique, celui du pays natal.

Vêtu en T-shirt de couleur noire et un pantalon jeans de couleur bleue assortie de basket marque Adidas, Lwanzo ressemblait plus à une star de musique ou un joueur de la NBA qu'à un écrivain. Sa fiancée avait choisi de s'habiller à l'africaine. Une mini-robe de pagne Wax assortit de sandales haut talon, de marque Coco Chanel. A la voir seulement, on concluait que c'est une top-modèle, une égérie de Maison de Haute Couture genre Versace, Armani, Louis-Vuitton ou Yves Saint-Laurent.

— Ça, c’est chez moi, murmura Lwanzo en inspirant profondément.

Zawadi sourit. Elle voyait dans son regard cette émotion qu’elle aimait tant : la fierté d’un fils rentrant chez lui. Une voiture les attendait. Sur le trajet, Lwanzo contemplait la ville, mélange de modernité et de chaos, de beauté et de cicatrices invisibles. Goma avait toujours été un paradoxe.

— Tu as hâte de voir le lac Kivu ? demanda-t-il à Zawadi.

— J’ai surtout hâte de goûter aux sambaza dont tu parles tant ! plaisanta-t-elle.

— C’est étrange, murmura Zawadi. On dirait que les gens retiennent leur souffle.

Ils montèrent dans une voiture taxi pour les amener à leur hôtel. Dans la jeep poussiéreuse, les rues défilèrent sous leurs yeux : femmes portant des bassines sur la tête, enfants courant pieds nus, soldats patrouillant. Les murs étaient couverts de slogans : « Non à l’occupation », « Le Kivu n’est pas à vendre », « Justice pour Beni ». Une ville belle et blessée.

— Comment ça va ici à Goma ? demanda Lwanzo au chauffeur.

— Il y a eu des rumeurs, dit Donatien en regardant dans le rétroviseur. Des mouvements suspects du côté de Rutshuru. Des colonnes de rebelles qui approchent. Mais personne ne sait quand… ou si.

— Et l’armée ? demanda Zawadi.

— L’armée ? Il esquissa un sourire amer. Elle attend les ordres. Comme toujours.

Ils arrivèrent à l’hôtel Serena de Goma. Après avoir payé la course, les amoureux restèrent devant cet immense bâtiment pour l’admirer. L’hôtel offrait une vue imprenable sur le lac Kivu et les montagnes environnantes.

Lwanzo et Zawadi arrivèrent à la réception. Le personnel était accueillant, attentif. Son service contribuait à une expérience agréable pour les clients. Avec des chambres spacieuses et bien aménagées, souvent dotées de balcons privés offrant des vues magnifiques sur le lac ou la ville, Serena était un monde différent de la vie qui se passait en ville.

En arrivant dans leur chambre, Zawadi se jeta sur le lit. Lwanzo sourit.

Le lendemain, après un repos bénéfique dans leur chambre luxueuse climatisée de l’hôtel, les deux amoureux choisirent en premier d'aller visiter le lac Kivu.

Le soleil amorçait sa descente, projetant une lumière dorée sur les eaux calmes du lac Kivu. Lwanzo et Zawadi marchaient main dans la main le long du port, admirant les reflets changeants à la surface de l’eau. Un bateau majestueux attira leur attention. Son imposante silhouette dorée trônait sur le quai, éclipsant les autres embarcations.

— Qu’est-ce qu’il est beau ! s’émerveilla Zawadi.

— C’est l’Emmanuel 4, expliqua Lwanzo. Construit ici, à Goma.

— Chéri, dis-moi qu’on va voyager à bord de ce bijou.

Lwanzo rit doucement.

— Désolé, mais j’ai réservé un canot rapide. Plus d’adrénaline, moins de luxe !

Ils embarquèrent et filèrent à toute vitesse sur le lac. L’air frais fouettait leur visage tandis qu’ils s’éloignaient de la ville. À mesure qu’ils approchaient d’Idjwi, la végétation luxuriante et les collines verdoyantes se dévoilaient. Sur l’île, des pêcheurs lançaient leurs filets avec des gestes précis. Des enfants riaient en courant sur la plage, tandis que des femmes proposaient des fruits mûrs aux visiteurs.

— On dirait un monde à part, souffla Zawadi.

Lwanzo hocha la tête.

— Ici, le temps s’écoule différemment.

En posant le pied sur le sol fertile de l'île, Zawadi leva les yeux pour admirer les majestueuses collines verdoyantes qui se dressaient autour d'eux. Les arbres luxuriants s'élevaient vers le ciel, leurs feuilles scintillant sous les rayons du soleil doré.

— Regarde cette vue ! s'exclama Zawadi, son visage illuminé par un sourire émerveillé. C'est comme un rêve !

Lwanzo hocha la tête, impressionné par la beauté sauvage qui les entourait.

— Oui, l'île Idjwi est vraiment un trésor caché. La nature ici est préservée, presque comme si le temps s'était arrêté.

Ils avancèrent le long d'un sentier sinueux bordé de fleurs colorées, où le chant des oiseaux résonnait au-dessus d'eux. Les parfums délicats des plantes tropicales flottaient dans l'air, créant une ambiance envoûtante.

— J’ai entendu dire que les habitants de l’île vivent en harmonie avec la nature, observa Zawadi en regardant une famille de pêcheurs au loin, rassemblée autour de leur barque traditionnelle en bois.

— Oui, c’est vrai. Ils pratiquent la pêche durable et cultivent des cultures locales comme le café et le manioc. C’est une communauté soudée qui valorise son environnement.

Ils continuèrent à explorer l’île, découvrant des petits marchés artisanaux où les habitants vendaient des paniers tressés et des bijoux faits main. Zawadi fut fascinée par la créativité et l'habilité des artisans locaux.

— Chaque pièce raconte une histoire, dit-elle en tenant un bracelet délicat entre ses doigts. Je voudrais ramener un souvenir de cet endroit magique.

Leur promenade les mena finalement à un point de vue surplombant le lac Kivu. Le panorama était à couper le souffle : l’eau scintillait comme un miroir sous la lumière du soleil, tandis que les montagnes environnantes formaient un cadre majestueux.

— C’est incroyable… murmura Zawadi, perdue dans la contemplation du paysage.

Lwanzo s'approcha d'elle et lui prit doucement la main.

— C’est ici que je voulais t’emmener, dit-il avec tendresse. Un endroit où nous pouvons nous sentir libres et connectés à la nature.

Zawadi se tourna vers lui, ses yeux pétillants d’émotion.

— Je suis si heureuse d’être ici avec toi, répondit-elle sincèrement.

Alors qu'ils se tenaient là, main dans la main, face à la beauté sereine d'Idjwi, ils réalisèrent que cet instant resterait gravé dans leur mémoire. Un symbole de leur amour naissant et des merveilles que le monde avait à offrir. Ils goûtèrent des ananas juteux, savourèrent le calme du lieu, loin de l’agitation de Goma. Zawadi filma quelques instants avec son téléphone.

— J’aimerais qu’on reste ici plus longtemps.

— J’avoue que c’est tentant… mais demain, on doit voir le volcan.

Un soupir résigné, un dernier regard vers l’horizon. À la nuit tombée, ils partirent se coucher dans des bungalows surmontés d'un toit de chaume, qui offraient une vue splendide sur les montagnes du territoire de Kalehe.

De retour à Goma, la prochaine étape était le volcan Nyiragongo ; l’ascension vers l’enfer. Lwanzo et Zawadi se tenaient au pied du géant. Devant eux, le volcan Nyiragongo dressait sa silhouette imposante, couronnée d’un voile de brume. Son sommet, caché par des nuages, semblait les défier.

— Prête à gravir un monstre ? demanda Lwanzo avec un sourire.

Zawadi souffla en ajustant son sac à dos.

— Plus que jamais… Mais tu es sûr qu’on ne va pas finir carbonisés ?

Leur guide, Monsieur Kavunga, éclata de rire.

— Tant que vous ne vous aventurez pas trop près du cratère, vous reviendrez entiers !

Ils entamèrent l’ascension, accompagnés de porteurs et d’autres randonneurs. Très vite, la montée se révéla rude. Chaque pas sur la roche volcanique demandait un effort supplémentaire. La sueur perlait sur le front de Zawadi. Elle s’arrêta un instant, essoufflée.

— Lwanzo, rappelle-moi pourquoi on fait ça déjà ?

— Pour voir quelque chose que peu de gens osent affronter, murmura-t-il en pointant le sommet du doigt.

À mesure qu’ils grimpaient, la végétation luxuriante cédait la place à un paysage minéral, brut et austère. Des pierres noires aux arêtes tranchantes jonchaient le sol, vestiges des éruptions passées. Après plusieurs heures de marche, ils atteignirent enfin le sommet.

Lwanzo et Zawadi s’approchèrent du bord du cratère. En contrebas, un lac de lave en fusion tourbillonnait, projetant des gerbes incandescentes dans les airs. Le rouge vif du magma illuminait la nuit naissante, teintant les nuages d’une lueur surnaturelle.

Zawadi retint son souffle.

— C’est… irréel.

Le grondement du volcan résonnait dans l’air, comme une bête endormie prête à rugir. La chaleur était suffocante, l’odeur du soufre irritante.

— Ça te rappelle l’enfer, hein ? lança Lwanzo.

Elle esquissa un sourire.

— Si l’enfer est aussi beau, alors peut-être que je veux bien y faire un tour.

Ils restèrent là, fascinés, hypnotisés par ce spectacle primitif. Dans la nuit, seuls les craquements de la roche et le frémissement du vent brisaient le silence.

Zawadi frissonna.

— J’ai l’impression qu’on est au bord de quelque chose…

Lwanzo lui prit la main.

— C’est peut-être le cas.

Quand le moment de quitter ce monde merveilleux arriva, les deux amoureux partirent dormir dans des huttes rudimentaires au bord du cratère avant de redescendre le lendemain. Toute la journée, Zawadi avait fait du shopping avec Lwanzo. Ils avaient eu aussi le temps de saluer quelques amis, avant de prendre leur vol demain pour Butembo. Mais…

La ville dormait encore sous une brume matinale lorsque les premiers tirs éclatèrent. Des détonations sèches, d’abord lointaines, résonnèrent dans les rues encore désertes. Lwanzo ouvrit brusquement les yeux. Dans la chambre d’hôtel, Zawadi dormait encore, paisible. Il resta immobile, écoutant. Un silence. Puis un autre coup de feu. Plus proche. Il sentit une onde de froid le long de la colonne, comme si l’ombre d’un danger imminent planait au-dessus de lui.

Il se leva et ouvrit légèrement les rideaux. Dans la rue, des passants s’arrêtaient, levant la tête comme s’ils avaient entendu quelque chose d’anormal. Un commerçant referma précipitamment son étal.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Zawadi d’une voix ensommeillée.

Il se retourna, un air grave sur le visage.

— Il se passe quelque chose.

Elle se redressa d’un bond. Au même instant, une explosion retentit au loin. Le chaos s’abattit sur la ville en quelques secondes. Des cris montèrent des quartiers voisins, suivis de rafales de mitraillettes. Des véhicules déboulèrent à toute vitesse sur l’avenue principale, soulevant des nuages de poussière. Des soldats loyalistes couraient en sens inverse, certains hurlant des ordres, d’autres jetant leurs armes pour fuir.

Lwanzo et Zawadi observaient, pétrifiés. Puis, ils les virent.

Les rebelles, en colonnes serrées, progressaient dans les rues de Goma. Des hommes en treillis, fusils en bandoulière, le regard froid et méthodique. Certains portaient des drapeaux distinctifs. D’autres, des cagoules noires. Des habitants couraient dans tous les sens, cherchant un abri. Un père tirait son fils par la main, une femme hurlait en tenant un bébé contre sa poitrine.

L’hôtel Serena, où séjournaient Lwanzo et Zawadi, n’était plus un refuge.

— On doit sortir d’ici, murmura Lwanzo.

Zawadi hocha la tête, le souffle court. Au loin, un char blindé rebelle avançait lentement, balayant la rue de son canon menaçant. Goma venait de tomber, après trois jours de bataille.

Le silence régnait sur la ville. Pas un coup de feu, pas une explosion. Juste un calme pesant, irréel, après trois jours de chaos. Lwanzo entrouvrit la porte de l’hôtel et jeta un regard prudent dehors. Ils descendirent lentement les escaliers, le ventre noué. Dans le hall désert, un concierge nerveux leur fit signe de ne pas traîner. Dès qu’ils mirent un pied dehors, une odeur âcre les frappa de plein fouet : un mélange de cendres, de sang séché et de chair en décomposition.

La rue, autrefois bouillonnante de vie, ressemblait à un décor figé. Quelques cadavres gisaient encore sur le bitume, vestiges des derniers affrontements.

Un drapeau inconnu flottait à l’entrée d’un bâtiment officiel. Les enseignes de certains commerces avaient été arrachées, et plus loin, une épaisse fumée noire s’élevait encore d’un quartier incendié. Le quartier de Birere, à quelques kilomètres de là, n’était plus qu’un champ de ruines. La veille, une bombe y était tombée, ravageant des maisons de fortune et broyant des vies. Les corps des victimes, surtout des femmes et des enfants, gisaient encore dans les rues. Certains habitants erraient entre les décombres, fouillant désespérément les gravats à la recherche de proches disparus.

Lwanzo et Zawadi avançaient prudemment, évitant les cadavres qui parsemaient les trottoirs. Des mouches bourdonnaient autour des corps, et l’air était saturé d’une odeur de mort insoutenable. Quelques silhouettes osaient s’aventurer dehors : des femmes hagardes, des vieillards au regard vide, des enfants pieds nus fouillant les ruines d’un marché éventré.

Un gémissement attira leur attention. Près d’un mur criblé de balles, une fillette recroquevillée serrait contre elle un morceau de tissu déchiré. Son visage était couvert de poussière et de larmes séchées.

— Où sont tes parents ? demanda doucement Zawadi en s’accroupissant près d’elle.

La petite releva des yeux vides, comme si la question n’avait plus de sens.

— Ils sont partis avec le feu, souffla-t-elle.

Lwanzo sentit de la colère. Elle bouillonnait en lui, prête à éclater comme un volcan en éruption. Ce n’était pas un simple récit d’horreur. C’était le quotidien, ici, maintenant. Un peu plus loin, Lwanzo et Zawadi aperçurent un vieil homme assis sur une pierre, les yeux fixés sur un point invisible à l’horizon. Son pantalon était couvert de sang séché, et sa peau portait les stigmates de blessures récentes.

Mzee, ça va ? demanda Lwanzo en s’approchant doucement.

Le vieillard tourna vers eux un regard absent, comme s’il revenait d’un cauchemar.

— Ils sont tous partis…

Sa voix était rauque, brisée.

— Qui ça ? souffla Zawadi.

Il fit un geste vague vers les cadavres autour de lui.

— Ma femme, mes enfants, mes petits-enfants… Tous. Ils les ont tués sous mes yeux. J’ai tout vu. Et moi, je suis encore là…

Il éclata d’un rire sans joie, un son creux qui résonna dans l’air chargé de mort.

— Vous savez ce qui est pire que la mort ? continua-t-il en les fixant. C’est d’être le dernier vivant.

Lwanzo resta sans rien dire. Un frisson le parcourut des pieds à la tête. Il n’y avait plus rien à dire. Seulement écouter, et porter ce témoignage comme un fardeau de plus. Lwanzo et Zawadi s’étaient assis sur le rebord d’un trottoir, le regard perdu dans le chaos environnant. L’odeur de mort était omniprésente, et chaque cri, chaque détonation lointaine, rappelait que Goma n’était plus qu’une ville sous occupation.

D’autres portes commencèrent à s’ouvrir. Timidement, des habitants sortaient, méfiants. Certains levaient les mains en signe de soumission en croisant des rebelles armés, d’autres baissaient la tête, évitant tout contact visuel.

Zawadi resserra son écharpe autour d’elle, frissonnant malgré la chaleur.

— Ils ont gagné, murmura-t-elle.

Lwanzo hocha la tête, le visage fermé.

Plus loin, au rond-point Tshukudu, un attroupement s’était formé. Un groupe de rebelles, fusils en bandoulière, se tenait sur une estrade de fortune. Un homme s’avança, vêtu d’un treillis impeccable, un béret vissé sur la tête.

— Habitants de Goma, la guerre est terminée ! tonna-t-il. Vous êtes désormais sous notre protection.

Un murmure parcourut la foule. Protection… ou domination ?

— Nous avons libéré cette ville de l’oppression, poursuivit l’homme. Un nouvel ordre est en place.

Goma n’était plus la même. L’ordre avait changé, et avec lui, un avenir incertain s’annonçait. Parmi la foule rassemblée, une voix s’éleva.

— Libérés ? Vous appelez ça une libération ?

Tous les regards se tournèrent vers l’homme qui venait de parler. Un vieux commerçant, la soixantaine, vêtu d’un pantalon usé et d’une chemise trop grande pour lui. Son visage était creusé par les années et la souffrance, mais ses yeux brillaient d’une rage contenue. Un rebelle l’observa, un fusil en bandoulière. Son regard était glacial.

— Qui es-tu, vieux ? demanda-t-il d’une voix calme, mais tranchante.

L’homme s’avança d’un pas.

— Je suis de Goma. Je suis né ici. J’ai vu des guerres, des invasions. Vous ne libérez personne. Vous prenez, vous tuez.

Certaines personnes se figèrent, d’autres baissèrent les yeux. Le rebelle haussa un sourcil, s’approcha lentement.

— Tu devrais surveiller tes paroles, grand-père.

— Ou quoi ? Tu vas me tuer aussi ?

L’atmosphère devint électrique. Le rebelle posa la main sur son arme, un sourire en coin. Lwanzo sentit Zawadi lui serrer le bras.

— Il faut qu’on parte, murmura-t-elle.

Le vieux tenait bon, tremblant mais fier. Le rebelle le fixa quelques secondes, puis éclata de rire.

— Tu as du cran, mzee.

Il recula d’un pas et regarda la foule.

— Voilà votre problème. Vous parlez trop. Nous, on agit. C’est pour ça qu’on gagne toujours.

Il tourna les talons, laissant le vieil homme debout au milieu de la place, son souffle saccadé. Personne n’applaudit. Personne ne bougea. Ce jour-là, Goma comprit que la peur était la seule loi.

Dans le restaurant de l’hôtel, tard dans la soirée, Lwanzo et Zawadi étaient descendus boire un verre. Après quelques minutes, Zawadi lui annonça qu’elle remontait regarder sa série préférée, La Casa de Papel.

— Tu me rejoins vite ? demanda-t-elle.

— Promis, dans quelques minutes.

Dès qu’elle disparut, Lwanzo se tourna vers une table voisine où deux jeunes femmes sirotaient leur jus. L’une d’elles, absorbée par son téléphone, ne leva pas la tête. L’autre, un livre à la main, referma doucement l’ouvrage lorsqu’il s’approcha.

— Excusez-moi, puis-je me joindre à vous ? demanda-t-il avec un sourire.

Un instant d’hésitation, puis un hochement de tête.

— Je m’appelle Sifa, et voici ma copine, Safi.

— Enchanté. C’est le livre que vous lisez qui m’a interpellé.

Sifa posa Le Deuxième Sexe sur la table et sourit légèrement.

— Vraiment ? Vous l’avez lu ?

— Pas encore, mais j’aime bien la philosophie de Simone de Beauvoir.

Les deux jeunes femmes se détendirent. Il n’était pas là pour les séduire, et elles le comprirent rapidement. Au fil de la conversation, Lwanzo découvrit que Sifa et Safi n’étaient pas des jeunes femmes ordinaires. Elles étaient des survivantes.

Après un long silence, Safi baissa les yeux, comme si elle rassemblait ses pensées avant de parler.

— Nous avons choisi la poésie pour nous exprimer, dit-elle enfin.

— La poésie ?

— Oui, répondit-elle en le regardant droit dans les yeux. Pour raconter ce que nous avons vécu, et ce que vivent tant d’autres femmes ici, que personne n’entend jamais.

Sifa prit une gorgée de son jus, puis ajouta d’une voix plus grave :

— Les femmes sont les premières victimes de cette guerre. Et pourtant, personne ne parle de nous

Lwanzo les écoutait en silence. Le cœur lourd. Chaque mot, chaque détail qu’elles racontaient faisait écho à une douleur qu’il ne pouvait qu’imaginer. Son esprit se crispait à chaque nouvelle révélation. Comment pouvait-on infliger tant de cruauté ? Il serra les poings sous la table, une colère froide montant en lui, mais il savait que ce n’était pas le moment d’interrompre.

— Quand les soldats de Laurent Nkunda sont entrés dans notre village, j’étais une adolescente. J’ai vu des obus exploser, des corps démembrés… J’ai vu une femme courir devant moi et s’effondrer, la tête éclatée par une balle.

Elle marqua une pause, le regard perdu dans ses souvenirs.

— Puis ils nous ont emmenées. Moi et d’autres filles.

Lwanzo sentit son cœur se serrer. Safi raconta l’horreur : les viols collectifs, les sévices, la captivité.

— Dans la forêt, nous vivions nues. Pas pour survivre, mais pour ne pas fuir. On nous faisait manger… Elle s’interrompit, sa gorge se noua. Manger nos propres amies.

Lwanzo blêmit.

— Mon Dieu… murmura-t-il.

— Une de mes amies a refusé de manger. Ils l’ont violée, torturée… et ils ont fait de son corps notre repas.

Un silence glacé s’abattit sur la table. Safi cligna des yeux pour retenir ses larmes, mais une larme solitaire roula sur sa joue.

Les conflits armés ont toujours été synonymes d’horreur et de souffrance, mais pour les femmes et les filles, la guerre est une double peine. Elles ne sont pas seulement victimes des combats, elles deviennent des cibles privilégiées, leurs corps transformés en champs de bataille. Au Kongo, les femmes et les filles paient un tribut insoutenable aux guerres qui ravagent le pays. Leur vulnérabilité socio-économique et culturelle en fait des proies faciles, exposées à des violences qui dépassent l’entendement.

Le viol est devenu une arme de guerre, un outil de domination et de destruction utilisé par les forces combattantes pour terroriser les populations. Il ne s'agit pas d'actes isolés, mais d’une stratégie systématique visant à briser les communautés en infligeant aux femmes des souffrances indicibles. Sur les routes poussiéreuses du Kivu, dans les villages incendiés, dans les forêts où se terrent les rebelles, dans les camps de fortune où elles espéraient trouver refuge, les femmes sont traquées, profanées, anéanties. Elles sont réduites à des objets, prises en otage par une brutalité qui ne connaît ni pitié ni limite

Aucune n'est épargnée : les fillettes de cinq ans, dont l'innocence est piétinée avant même d’avoir compris le monde, et les femmes âgées, déshumanisées dans l’ombre d’une guerre qui ne leur laisse aucun répit. Les violences se produisent en tout temps et en tout lieu : pendant les combats, lors des retraites des combattants, dans les zones occupées, lors de patrouilles militaires, et jusque dans les hôpitaux où celles qui ont survécu à l’horreur tentent de recoudre leur dignité brisée.

Cette terreur est entretenue par une impunité totale. Les bourreaux ne craignent ni la justice ni le regard du monde. Pire encore, ils sont encouragés par un système de haine ethnique, de croyances mystiques et d’endoctrinement des enfants soldats, façonnant une génération pour qui la violence est la seule loi. Depuis 1996, avec l’invasion des troupes rwandaises et ougandaises sous la bannière de l’AFDL, le corps des femmes kongolaises est devenu un champ de bataille où se jouent les ambitions politiques et les convoitises économiques.

Et pendant ce temps, le monde regarde ailleurs. Les grandes puissances, si promptes à intervenir ailleurs, restent muettes face à l’horreur qui consume l’Est du Kongo. Les médias internationaux relaient à peine ces atrocités, non pas par ignorance, mais par indifférence. Car ici, il ne s’agit pas d’un conflit qui menace les marchés financiers ou les équilibres géopolitiques des grandes nations. Ici, ce ne sont que des femmes kongolaises qui souffrent et meurent dans l'ombre d’un silence complice.

— Je suis restée en vie pour elle. Pour toutes celles qui ne sont jamais revenues.

Sifa posa une main sur celle de son amie, en signe de soutien.

— Nous avons choisi de ne pas nous taire. Par la poésie, par le slam, nous dénonçons.

Elle se redressa, comme si elle s’apprêtait à déclamer un poème. À plus de cela, elles donnaient des conférences dans des lycées et des universités pour dénoncer la violence faite aux femmes. Surtout, elles étaient invitées pendant la journée de la femme africaine, célébrée le huitième jour du mois de mars. Leur message partout dans leurs conférences était simple : combattre le patriarcat à outrance. Se battre pour leur autonomie corporelle, pour ne plus souffrir des traumatismes émotionnels. Sortir du silence.

— C’est nous, les femmes, qui donnons la vie. Qui nourrissons, qui élevons. C’est grâce à nous qu’ils sont présidents, qu’ils gouvernent, qu’ils écrivent l’histoire. Et pourtant, ils nous effacent, ils nous détruisent.

Sa voix vibrait d’émotion, mais aussi d’une colère contenue.

— Ils disent que nous sommes des faibles âmes. Que nous ne sommes bonnes qu’à procréer. Ils nous interdisent de parler, d’exister autrement que pour leur bon plaisir.

Safi se redressa lentement, le regard brûlant de détermination.

— Mais nous refusons. Nous sommes la voix des oubliées, des mortes sans sépulture, des âmes brisées qui refusent de disparaître.

Lwanzo, bouleversé, sentit son poing se serrer sur la table.

— Vous avez raison de vous battre. Votre voix est une arme, et elle doit être entendue.

Un silence s’installa. Puis Safi sourit, malgré la douleur.

— Merci.

L’heure avançait. Les deux jeunes femmes devaient partir.

— On se reverra ? demanda Lwanzo.

— Avec plaisir. Nous avons encore tant à dire.

Elles lui adressèrent un dernier sourire avant de quitter la salle. Lwanzo, lui, resta assis un moment, le regard perdu. Il venait de toucher du doigt une vérité qu’il ne pourrait plus jamais ignorer.

Soudain, une sonnerie retentit dans la poche de Lwanzo. Il sursauta, le cœur battant. Depuis l’entrée des rebelles, toute communication était coupée ainsi que le courant. Comment était-ce possible ? Il sortit précipitamment son téléphone, et lorsqu’il vit le nom affiché à l’écran, son souffle se bloqua.

— Papa ?

— Lwanzo ! Oh mon fils, tu es vivant !

La voix de son père tremblait d’émotion. Derrière lui, il entendit sa mère sangloter.

— On a essayé de te joindre des dizaines de fois, mais rien ne passait ! Vous êtes où ? Vous allez bien ?

Lwanzo jeta un regard autour de lui. Comment expliquer ce qu’il voyait, ce qu’il vivait ?

— On est toujours à Goma… C’est pire que ce que vous pouvez imaginer.

— Quittez la ville, supplia sa mère. Venez à Butembo. Ici, c’est encore calme, mais on ne sait pas pour combien de temps…

Quitter cet enfer. C’était la seule chose à faire.

— D’accord, maman.

Il raccrocha et inspira profondément.

Goma était tombée. Les visages dans les rues avaient changé. Mais la peur, elle, était restée. Le leader des rebelles parlait de libération. Il disait qu’il venait « rendre au peuple ce qui lui appartenait », « nettoyer le pays de ses traîtres », « détruire les marionnettes de l’Occident ». Il se tenait droit, bien habillé, entouré d’hommes aux armes neuves et aux yeux secs.

Mais alors… pouvait-on vraiment parler de révolution ? Quand les écoles, les banques fermaient, quand les femmes se taisaient de peur d’être prises, quand les enfants apprenaient d’abord à fuir avant de lire, était-ce cela, une révolution ? Quand les camions d’aide humanitaire étaient pillés, que les blessés étaient triés selon leur langue, que les maisons étaient fouillées la nuit comme des nids d’insectes, était-ce cela, la libération ?

Qui libérait qui ? Et de quoi ? Ceux qui mouraient dans les collines n’avaient jamais signé de traité. Ceux qui fuyaient vers Sake ou vers Minova n’avaient jamais voté pour personne. Le peuple qu’on prétendait sauver n’avait pas été consulté.

Alors peut-être que les chaînes avaient juste changé de couleur. Peut-être que le bourreau avait seulement appris à parler avec des mots de patriote. Peut-être que derrière chaque discours de justice se cachait une course au pouvoir, au cobalt, au contrôle. Peut-être que le vrai combat n’était pas entre l’État et la rébellion. Mais entre le mensonge et la mémoire.

Et tant que le peuple oubliera d’où il vient, tant qu’il confondra la rage avec la liberté, la révolution ne sera qu’un mirage. Et la libération… une occupation maquillée.

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