prologue

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prés avis : le prologue ne reflète pas l integralité de l histoire. On y suis le père du héros dont on ne parlera que vaguement par la suite.

Le 25 mai 1633, Empire de Caski

La rue était calme, seul le vent venait troubler le chant silencieux de la nuit. C'était un soir de naissance, de joie. Le silence fut interrompu par un cri strident. Jeanne Dannes avait mis au monde un enfant, un petit garçon. On voulut féliciter la jeune mère, mais il était trop tard. Elle était morte. La nuit fut agitée de sanglots et de cris. Le nouveau-né n’avait pas ouvert les yeux, mais il se souvenait de la violence des mots. Il se souvenait de la voix de son père qui priait, de celle de sa tante qui pleurait à chaudes larmes pendant qu’il criait sans comprendre. Après cela, plus rien. Jusqu’à ses cinq ans, le jeune garçon se posa diverses questions sur cet étrange souvenir.

A ses sept ans, son père l’envoya en pension à l’Académie de Nah-Tanaki; ce furent les trois pires années de sa vie. A l’Académie, si l’on parlait entre camarades ou si l’on éteignait ne serait-ce qu’une minute après le couvre-feu, on se prenait des coups de bâton, ainsi qu’une privation de nourriture. Là-bas, il n’y avait qu’une seule chose qui le faisait tenir : Tïba, son meilleur ami. Il ne l’est pas resté longtemps : un an après leur arrivée, alors qu’ils s’étaient faits attrapés en flagrant délit de vol, Tïba l’avait accusé de manipulation, alors que le vol de pain dans la cuisine, c’était son idée. Toka avait fini par se faire renvoyer après quelques escapades que son ancien ami avait orchestrées pour arriver à ses fins. Il avait alors été recueilli par sa tante, qui n’était guère différente de son père, pire encore, elle le battait. Le 25 mai 1645 le jeune Toka fêtait ses 12 ans. Il n’avait reçu aucun cadeau, en fait, rien n’avait été organisé. Il était assis devant sa fenêtre, le regard vide, des larmes coulant sur ses joues. Le soir même, sa tante l’abandonna devant sa porte. Toka se rendit chez sa grand-mère maternelle : Sacha. Cette dernière l’accueillit et lui improvisa une fête d’anniversaire. Un jour avant, Toka avait appris la mort de son père dans un accident de la route.

Le ciel était sombre, à présent ; le vent soufflait lentement dans ses cheveux brun sombre, ses yeux brillaient de leurs lueurs vertes. Le silence de la bâtisse pesait lourdement sur le jardin. La pluie commença à tomber dans la nuit, s’écrasant sur le visage pâle du jeune Toka. Il ferma les yeux, raide comme un pique, et resta là, seul, dans le jardin de sa grand-mère. Ses larmes se mêlèrent à la pluie, et sa plainte rejoignit les cieux. Elle était morte. Sacha, la seule personne qui avait accueilli Toka comme un fils, elle, était morte le matin du 14 juin 1649. Le jeune homme était de nouveau seul. Il rentra dans la maison de la défunte qui l’avait hébergé durant quatre ans. Le salon où il se trouvait était simple, sobre et sombre. Il y avait là deux canapés, un fauteuil, une table basse, une cheminée en pierre, trois tableaux et un tapis dans les tons bleus. Le jeune orphelin s’assit, las, sur un fauteuil. Il regarda fixement la cheminée, comme si elle allait s’ouvrir, comme si elle cachait quelque chose. Il se leva, voyant que ses espoirs étaient vains. Il resta ainsi la nuit entière, passant du fauteuil aux canapés, des canapés au sol.

Le lendemain, alors qu’il se réveillait enfin d’une nuit de cauchemars, Toka regagna son académie, au coin de la rue. Il n’aimait pas cet endroit. Il n’y avait été qu’une fois, à ses treize ans. Il savait pourtant que Sacha aurait voulu qu’il y retourne. Alors il s’y rendit ; fatigué, il somnola toute la journée, passant tel un zombi du cours d’arithmétique au cours de philosophie puis de physique quantique. Midi sonna après ce qui lui parut une éternité. Toka descendit quatre à quatre les escaliers de pierre qui menaient à la cour, son sac sur le dos. Il courut dans les couloirs, changea de bâtiment, monta un étage, tourna à droite puis attendit. Dix minutes passèrent, puis il se retrouvait assis à une table, un plateau plein devant lui. A ce moment, alors que la salle était remplie à ras-bord, un groupe de cinq garçons se rassembla autour d’une jeune fille au teint pâle. Toka n’en voyait que la face gauche. Son plateau était tombé sur l’un des garçons qui, avec un air de dégoût, regardait son costume noir taché de curry. La jeune fille avait sa main sur sa joue droite, cachant quelque chose. L’un des garçons la frappa d’un pied en ricanant bêtement :

- Alors, la pouilleuse, on ne sait pas se tenir debout ?

- Tu t’es vue ? Allez, inclines-toi devant moi, là où est ta place ! pesta le garçon au costume taché.

La jeune fille ne bougea pas. Une larme roula sur sa joue et s’écrasa sur le sol. Un autre de ses agresseurs l’attrapa par le poignet et écarta violement sa main, ainsi que la mèche de cheveux noirs qui cachaient sa joue droite. Il cria, imité par les autres qui reculèrent brusquement. La jeune fille se releva, tremblante, et remit rapidement ses cheveux en place, pour cacher sa joue. Trop tard. Le garçon sur qui elle avait renversé son plateau l’attrapa par derrière et lui prit les mains. Il écarta sa mèche tandis qu’elle se remettait à pleurer.

- Regardez tous ! C’est un monstre ! pesta l’agresseur.

La salle s’était tue. Tous les regards étaient fixés sur la joue droite de la jeune fille. Là, sur le bas de sa joue, il y avait une brûlure bleue. Tout le monde éclata de rire. Toka ne put supporter de rester spectateur. Il regagna l’endroit où étaient les cinq garçons et attrapa vivement le bras de l’agresseur. Il lui lança un regard noir et lui dit d’un ton posé :

- Tu as fini, c’est bon ? Lâche-la.

- Mais c’est un monstre ! pesta l’autre en essayant de se dégager.

- Lâche-la.

Sous la pression qu’exerçait Toka sur son bras, le jeune homme lâcha sa victime et rejoignit ses amis, puis ils disparurent.

- Ça va ? demanda Toka en se mettant à la hauteur de la jeune fille qui s’était écroulée.

Elle ne répondit pas, remit sa mèche sur sa joue et accepta l’aide de Toka pour se lever. Ce dernier lança un regard froid aux élèves qui regardaient la scène, et sortit avec la jeune fille. Il l’amena dans une salle de classe vide et la fit s’assoir. Elle leva la tête et le regarda, apeurée. La jeune fille tenta de parler, sans succès. Elle se leva fébrilement, et, tandis que Toka fermait la porte, elle commença à parler, tournée vers le tableau.

- …pourquoi m’as-tu aidé ? Je ne sers à rien, de toutes façons…

- C’est faux. C’est quoi cette marque bleue sur ton visage ? Tu t’appels Anna, c’est ça ?

La jeune fille le regarda un instant, étonnée.

- Oui, en effet. Quant à…ma marque…je l’ai depuis ma naissance. Je ne sais pas pourquoi. Mon père l’a également. On ne sait pas d’où ça vient, mais on doit le cacher, la différence rend les gens étranges.

- D’accord. fit Toka en croquant dans une pomme verte qu’il avait prise à la cantine. Tu veux qu’on traine ensemble, histoire de t’éviter d’avoir d’autres ennuies ?

- Mais ç…ça va te donner une mauvaise réputation…

- Ne t’en fais pas pour ça. Tu as bien vu, tout-à-l ’heure, les autres me détestent déjà, ça ne changera rien ; et puis je suis…une espèce de revenant, si on veut. Je faisais l’école buissonnière. précisa Toka en voyant le regard en biais que lui lançait Anna.

- D’accord… répondit Anna en vérifiant si sa marque était bien camouflée.

Quatre ans étaient passés, et, le 19 janvier 1653, alors que la guerre qui avait débutée en 1651 étaient enfin fini, alors que Toka venait d’en revenir, lui et Anna se marièrent. Aux festivités, il n’y avait que la famille d’Anna, car celle du jeune homme n’existait plus : sa tante, son oncle et ses quatre grands-parents étaient morts. Le 11 octobre1653 fut le meilleur jour de la vie de Toka : la naissance de son fils, Shino, avec un mois d’avance. Il avait le visage angélique de son père, la marque bleue au même endroit qu’Anna, une mèche de cheveux aussi noirs que ceux de sa mère, il avait la peau lisse, pâle et douce. Ses yeux, qui s’ouvrirent assez rapidement, étaient d’un noir de suie, d’un noir profond, imprégné d’une joie immense. C’était un enfant discret, calme, presque muet. Il parlait, mais peu. A ses huit ans, il était devenu un garçon merveilleux, il jouait de la lyre, chantait dans des cœurs, lisait, cuisinait…Cela ne dura pas longtemps. Un mois après l’anniversaire du jeune garçon, le 23 octobre 1663, une émeute débuta. Shino était dans la maison, il dormait paisiblement. Dehors, Anna et Toka manifestaient contre l’Empire, avec plus de mille autres personnes. Ils brandissaient des pancartes, criaient toutes sortes choses, mais restaient pacifistes. Malheureusement, une fois le bataillon arrivé devant le palais impérial, la police politique de l’Empereur les attaqua.

Des grenades explosaient de toutes parts, des flots de sang giclaient sur le sol et des gens furent abattus par balle. Toka fut blessé à l’épaule, et tenta de rapatrier sa femme. Trop tard. Anna gisait sur le sol, le visage en sang, la bouche ouverte, le ventre entaillé. Devant le cadavre, il y avait un policier qui, voyant le regard noir à la lueur folle que lui lançait Toka, laissa tomber son arme ensanglantée et prit la fuite. Pour Toka, le monde cessa de tourner. Tout était à l’arrêt. Sa femme était morte, tuée par un agent du gouvernement. Par un partisan de la dictature. Toka traina le corps sans vie de sa femme devant chez lui, s’aperçu que la porte d’entrée avait été enfoncée, puis, sans larmes ni empressement, il regagna la chambre de son fils et découvrit avec stupeur que son lit était vide. Enfin presque : il y avait un mot sur l’oreiller. Le jeune père lâcha le corps de sa femme, prit la lettre et lut : « cher papa. Je ne sais pas çi tu lira ceci mai Je part. Je ne sai pas ou, mais je part. Salut, Shino. »

Toka le savait, ce texte rédigé à la machine à écrire n’était pas l’œuvre de son fils car ce dernier ne ferait pas de fautes aussi grossières. Qui avait bien pu l’enlever ?

Après ces tristes épisodes, le jeune homme tomba dans une dépression folle. Ce n’est que deux ans plus tard, le 22 juin 1665, aux alentours de onze heures du soir, qu’il sortit de chez lui. Une barbe s’était logée sous son menton, ses cheveux étaient gras, sals, en bataille, il était vêtu d’une simple chemise tachée et sèche, les pieds nus, la démarche incertaine, le regard vide, il se rendit dans un bar et demanda à boire ; il but jusqu’à trois heures du matin, puis s’endormit. Vers midi, il se réveilla dehors, dans la rue, sa tête tournait, il voyait trouble, un enfant, qui le regardait, recula quand il le vit bouger et s’en alla rejoindre ses parents. Toka marmonna un juron et se leva tant bien que mal. Il vacillait, s’accrochait aux murs et aux barrières. Il se fit attraper par la police et enfermer dans une cellule de dégrisement. Il hurlait, criait qu’on le libère, il pleurait et riait à la fois en racontant des histoires sans queues ni têtes. Lorsqu’il eut repris disons un quart de ses esprits, il reconnut le policier qui le gardait : c’était lui, tout était de sa faute, c’était lui qui avait tué sa femme.

- Vous ! pesta Toka.

- Pardon ?

- C’est votre faute ! C’est vous qui l’avez tuée ! Elle est morte, morte ! Tuée ! Morte ! cria le détenu, comme possédé, en tentant vainement d’étrangler le policier.

- Eh, calmez-vous, voyons !

- Ordure ! Laissez-moi sortir que je vous étrangle ! Saleté de flic ! Ne vous souvenez-vous pas ?! 23 octobre 63 ! Ma femme ! Vous l’avez tuée ! Laissez-moi en faire de même avec vous ! Et mon fils, où est mon fils ? Hein ? Disparu ? Disparu ! Pouf ! Abracadabra ! Y a plus ! Y a plus femme, y a plus fils ! Ah ! Y a plus innocence ! Y a assassins, y a meurtre, mais ça est normal, ça est démocratique, ça est juste ! Empereur est juste, Empereur est gentil, Empereur est pacifique ! Pas droit manif’ ? C’est démocratique ! Y a manif’ quand même ? Taper, tuer, légal !

- Calmez-vous, monsieur, sinon j’appelle la sécurité !

- Le poulet y me reconnais pas ? Toi couteau, toi tuer femme ! Femme à moi ! Et sécurité faire quoi ? Me taper ? Moi pas inquiet !

Toka s’écroula. Il s’était rendormit. Le policier resta pensif un moment, haussa les épaules, puis rejoignit ses collègues.

Le soir du 23 juin 1665, Toka retourna chez lui, pris d’un excès de rage, il brisa les cadres dans lesquels se trouvaient des photos de sa femme défunte et de son fils disparu. Il se laissa tomber sur son lit, des larmes emplies de regret coulant lentement le long de ses joues. Son regard était trouble, triste et las. Ses bras tombaient de part et d’autre de son lit, sa tête le faisait souffrir, sa peau s’était tintée de gris, sa barbe et ses cheveux hirsutes donnait l’impression d’un manque cruel d’hygiène. Dans la paume de ses mains, on voyait distinctement des entailles sales, encore rouges, sans doute s’était-il mutilé durant les deux ans de dépression qu’il avait vécu. Le lendemain matin, il prit enfin soin de lui. Il se rasa la barbe, se lava, peigna ses cheveux et coupa ses ongles. Ensuite, il ouvrit son armoire et y choisit une cape rouge, une paire de gants de la même teinte, ainsi qu’un haut et qu’un pantalon bleu foncé. Il s’en vêtit, se regarda dans le miroir et songea. Il manque quelque chose. Toka s’habilla comme une personne de son rang et se rendit en ville. Là, dans une impasse, il se dirigea vers une petite boutique de déguisements et y acheta un masque blanc, tracé d’une unique ligne noire qui en faisait la diagonal. Il le rangea sous son manteau, puis entra dans une boutique non-loin, qui vendait des couteaux. Il y acheta une lame dont le manche était en bois de chêne, puis il rentra chez lui, satisfait. De ses yeux émanait une lueur étrangement sombre.

Toka sortit le masque et le posa sur sa table, dans le salon. Il prit ensuite le poignard, puis un couteau, et tailla le manche de son dernier achat pour y graver « Justice, Anna, Shino ». Content de lui, il ferma toutes les ouvertures d’où les curieux de l’extérieur pouvaient le voir, et remit sa tenue rouge et bleue et y ajouta le masque. Toka s’observa dans le miroir et murmura :

- Parfais.

Il enleva sa tenue et, après avoir rouvert ses volets, il s’assit à son bureau sur lequel se trouvait un plan exact de Caski, la ville où Toka avait toujours vécu, où il était né et voulait mourir, cette même ville où résidait l’Empereur. A présent, le jeune homme âgé de 32 ans, n’avait plus qu’un but : assassiner chaque partisan du gouvernement, un par un, pour venger Anna et son fils perdu. Il voulait commencer simplement par tuer la personne qui avait causé ses tourments : le policier. D’après les informations qu’il avait sur l’individu, l’officier s’appelait Raymond-Jean-Patrick Varnavil, il était père de deux enfants, et marié à Catherine-Emilie-Jeanne Varnavil qui était boulangère. Les deux enfants du couple étaient des garçons, Lucas-Patrick et Jean-Emil. Ils avaient respectivement 10 et 17 ans. Jean-Emil avait une compagne du nom d’Ernestine-Louise de Tahashî, et ils étaient partis pour le Sioux peu de temps avant l’incident qui avait causé la mort d’Anna. La famille avait un lapin, Miguel, toujours enfermé dans le jardin la nuit, et un chien, Duquo, qui ne bougeait jamais de sa niche. La petite famille vivait au 22 rue des Hépafis, dans une vieille maison, près du clocher de Saint-Denis.

La paroisse de Saint-Denis se trouvait au sud de Caski, elle était bordée par un fleuve appelé le Caux. La paroisse n’était autre qu’une agglomération de dix bâtiments religieux habités par les fidèles de Fréïa, déesse unique de l’Empire. Le livre sacré de cette religion appelée Megamïe se nommait la Créta. Cette paroisse était la seule de Caski, mais elle faisait partie d’un réseau au sein du royaume qui en comportait plus de mille. Fréïa était considérée comme la Mère du monde, et le Megamïe était la seule religion autorisée dans l’Empire, sous peine de mort. Le chef d’église de la paroisse de Saint-Denis s’appelait alors Père Lucius et en était à sa troisième année de « règne ». Cela n’allait pas durer, car il était la deuxième cible de Toka.

Le soir était venu, le soleil avait disparu, laissant place à la pénombre effroyable de la nuit. Les rues étaient calmes, dénuées de bourges et prit d’assaut par le bas-peuple en quête de nourriture. Lorsque la paroisse de Saint-Denis sonna onze heures, Toka sortit dans son costume de roturier, son couteau et son masque à la main. Il passa tranquillement parmi les dépravés et dit en riant dans un souffle :

- Mes amis, l’heure de la vengeance a sonné. Ce soir, il y aura un meurtre personnel. Demain soir, le Père Lucius mourra !

- Faites attention à vous, m’sieur Toka ! répondit un enfant qui fouillait une poubelle.

- Ne t’inquiète pas, petio’t.

- C’est quoi ce déguisement ?

- Euh…ça m’est venu comme ça…

- Ouais. Bof. répliqua une jeune fille en haillon qui tentait de voler du pain dans une boulangerie close.

- Il te faut une signature ! Genre une carte de visite ou une plante ou… s’empressa d’ajouter le « petio’t ».

- Une rose. Une rose bleue. C’était sa fleur préférée… murmura Toka.

Il se servit dans la poubelle d’un fleuriste et prit une rose bleue. Il salua ses anciens camarades, et mis son masque, puis partit envers la paroisse des fidèles de Fréïa. Il avait toujours fait partit du dit « bas-peuple » et avait rencontré ses camarades lors des diverses manifestations qu’il avait faites en compagnie de sa défunte femme et de son fils disparu. Il avait tissé des liens forts avec des gens dont le quotidien était de se battre continuellement pour vivre. Ils étaient comme une seconde famille pour Toka. Ces gens du bas-peuple vivaient de jour comme de nuit. De jour, ils espéraient le moindre soupçon de nourriture ou d’argent, de nuit, ils pillaient, volaient, afin de rester en vie. Ils avaient trouvé refuge dans un hangar abandonné où beaucoup d’entre eux avaient péris à cause du froid. La paroisse du Père Lucius, bien qu’obligé d’accueillir ses personnes, en avait l’interdiction formel de l’Empereur. Inutile de préciser que Lucius voulait aller à leur encontre par pur plaisir. La famille d’Anna avait une classe sociale égale à celle de ces gens. Elle s’était retrouvée à la rue à ses dix ans, et avait trouvé un travail dans un bar puis avait acheté une maison à ses parents. Au même moment, son grand-père paternel renia sa descendance et mourut quelque temps plus tard, léguant sa fortune à l’Empereur. En fait, Anna était une cousine éloignée de l’Empereur que ce dernier avait renié avec le reste de la famille de la jeune fille.

Toka, camouflé sous son masque, était arrivé devant la maison de sa première victime. Les poulets vont saigner pensa le jeune homme tandis que les nuages voilaient la lune. La peur s’empara de lui un instant, puis, vérifiant que la rue était déserte, il grimpa le long de la gouttière et se laissa tomber sur le balcon qui bordait l’avenue, il longea le mur qui faisait face au jardin, puis descendit sur un balcon étroit d’où il put observer la Paroisse de Saint-Denis. Toka resta là un instant, songeur, avant de briser violement le carreau d’une vitre. Il entra. Il y eu un cri et Toka entendit la voix d’un jeune garçon :

- Maman ? C’était quoi ?

- Rien, mon chéri, une fenêtre qui claque chez les voisins, c’est tout… murmura une voix féminine.

Toka, qui avait retenu sa respiration un court moment, se remit à respirer. Il vit la fine silhouette de la femme se glisser dans le jardin, un paquet sous le bras. La voie était libre. Il devait agir vite. Toka monta quatre à quatre les escaliers qui menaient à la chambre conjugale. Il en ouvrit doucement la porte et sortit son couteau. Le rideau de la fenêtre était ouvert et l’on voyait distinctement le policier allongé sur le lit. L’assassin bâillonna furtivement sa cible bien vivante et, pour s’en assurer, la réveilla d’un coup de poing à la mâchoire. Etant dans l’incapacité de crier ou même de parler, monsieur Varnavil l’observa avec horreur. Ses yeux trahissaient ses sentiments : peur, tristesse, fatigue, surprise et panique. Toka enleva son masque et découvrit son visage pâle tracé d’un sourire narquois, vengeur, inhumain.

- Souviens-toi de mon visage, souviens t’en…

Il frappa, remis son masque, rangea son couteau ensanglanté et déposa la rose bleue précieusement gardée sur le torse du cadavre, accompagné de quelques mots griffonnés à la vas-vite : « Le peuple se vengera, le peuple vaincra, l’Empire mourra ».

Le jeune assassin observa longuement sa victime, pensif, puis il fit demi-tour. Il fut dehors en quelques minutes et resta planté devant la maison jusqu’à ce que la femme du policier se mette à hurler de terreur. Le jeune homme sourit sous son masque et commença à remonter la rue sans se soucier des voisins qui ouvraient fenêtres et volets. Arrivé au bout de la rue, Toka se mis à courir et arriva dans une rue bondée, envahit par le bas-peuple.

- Alors ? interrogea une jeune fille tandis que l’assassin enlevait son masque.

Toka lui montra son couteau tâché de sang. Un groupe d’adultes et d’enfants se forma autour de lui, fasciné, pendant qu’il leur contait les évènements de la soirée.

- J’ai laissé la rose là-bas, ainsi qu’un mot. Demain, si vous lisez les journaux du soir, on parlera de la Rose Bleue.

- Tu sais bien qu’on ne sait pas lire ! se plaignit un jeune garçon.

- Alors je vous lirais mes aventures. répliqua Toka.

Il leva la tête et observa l’horloge qui servait d’enseigne à un magasin de la rue. Elle indiquait minuit trente.

- Il se fait tard, je dois rentrer et préparer mes plans pour demain.

- A demain...Hadès, l’assassin ! ricana quelqu’un dans la foule.

Le bas-peuple se tue. Cette voix nasillarde et folle, tout le monde la connaissait en ces lieux, et pourtant, son détenteur avait été laissé pour mort vingt ans plus tôt.

- Alors, Hadès, tu ne me salues pas ? Je ne t’ai pas éduqué ainsi, me semble-t-il ?

- Tu...tu es en vie…

- Oui, sale petit garnement, je suis en vie ! Et si j’ai demandé à ce qu’on te conte ma mort, c’est parce que j’ai honte d’avoir une ordure comme toi, fils !

L’homme sortit de l’ombre, il était maigre, pâle, sa tête portait les traits de l’âge, son nez était identique à celui de son fils, et ses lèvres sèches saignaient. Toka eut un mouvement de recul et un silence de mort s’installa. Au loin, un enfant cria, un chien jappa puis rien ; rien que le souffle du vent. Enfin, l’homme bougea et attrapa le bras du jeune homme qui, pétrifié par l’horreur de cette vision, se laissa faire.

- Viens, fils indigne, répare tes erreurs, meurs comme elle est morte ! Tu l’as tué, et maintenant tu en fais ton métier ? Aurais-tu choisi ta voie à ta naissance ?

- Père…

- Ne m’appelle pas ainsi ! pesta l’autre. Je ne suis pas le père d’un assassin ! Tu es un bâtard ! Espèce de…

Il tomba sur le sol, mort.

- Crise cardiaque… murmura un des sans-abris, un ancien médecin de l’armée.

Toka dû remettre le meurtre du père Lucius au jour suivant.

Il regagna sa couche et s’endormit. Sa nuit fut tourmentée par les souvenirs cruels d’un père à la violence verbale éveillée et d’un amour inexistant.

Après le meurtre de la rue Saint-Gils et la mort soudaine d’un revenant des plus étranges, Toka continua ses activités criminelles durant plus de dix ans. Sa légende se fit grande le peuple l’appela l’Ombre Rouge. Le 27 décembre 1672, par un lundi nuagé, rue Cârlos Botrophs, alors que les cloches de Saint-Denis sonnaient 10 heures moins le quart, la femme dont Toka s’était épris sortait de chez elle vêtue d’une magnifique robe bleue. Toka l’avait remarqué trois mois plus tôt, le 11 septembre, alors que le jeune homme avait assassiné le premier ministre. Il devait être minuit lorsqu’il la vit, endormie sur un banc au milieu de la place Saint-Jean-Baptiste. Il s’en retournait chez lui puis se changeait et, à midi, était de retour sur la place pour observer la jeune femme. Ce manège dura trois mois.

Le 27 décembre, donc, la jeune femme sortit de chez elle et regagna, comme chaque lundi, la maison de son amie Camille, face à la paroisse de Saint-Denis. Isabelle de Talakis, tel était le nom de la jeune femme, était la descendante directe du Grand-Duc Talhakis, ancien héros de guerre. Les parents d’Isabelle étaient partis en expédition au Sioux et n’en étaient jamais revenus.

Une fois chez son amie, la baronne de Talakis s’installa dans un petit canapé beige parsemé de perles blanches. Camille de Bonacieux arriva peu de temps après et s’assit face à Isabelle, dans un canapé pareil à celui de son amie. L’hôte commanda à sa bonne du thé, puis regarda Isabelle d’un air interrogateur. La bonne quitta la salle.

- Qu’as-tu à me dire, cette fois, Isabelle ? demanda Camille.

- J’ai eu des nouvelles de ton mari via mon frère…

- De bonnes j’espère ?! Est-il en vie ?!

- Comme tu le sais, il a participé à cette guerre il y a vingt ans de cela, et il n’est jamais revenu…

- Ne me dis pas qu’il est mort ! Je refuse de te laisser dire une telle absurdité !

- Je n’ai pas dit ça. Mais il aurait sans doute été préférable…il s’est marié au Sioux…avec la princesse Quinéo…c’est lui qui a apporté la paix. Ne te fais pas d’illusions, il ne reviendra pas. Il…il l’aime…

- C’est impossible ! pesta Camille, outrée, en se levant soudain.

- J’en suis navrée…assieds-toi, je te prie…

- Tu mens ! cria son amie en se rasseyant.

- Je te jure sur Fréïa que je ne mens pas…

- Mais Mathieu…

- Il t’aimait. Mais maintenant…

- Il disparait sans un mot pour partir à la guerre, se fait passer pour mort et épouse une princesse de pacotille pour la « paix » ?! Mais quelle enflure !

- Votre thé, mesdames.

La bonne entra et déposa les tasses sur la petite table de bois au milieu de la pièce. Elle les remplit de thé et s’en alla. Au moment où elle franchissait la porte, la voix de sa maitresse la retint :

- Attends, Charlotte.

- Oui, madame ?

- Qu’as-tu entendu de notre discutions ?

- Monsieur est marié à la princesse de Sioux, madame.

- Oublie cette phrase. Sinon, je vais devoir conter ton passer aux autorités.

Charlotte déglutit. De son vrai nom Charlie de Cavenac, elle avait fait partie de la résistance anti-Empire et avait échappé à la police. Elle avait été l’une des treize chefs rebelles vingt ans plus tôt et n’avait jamais été retrouvée. Charlotte travaillait pour Camille depuis 1664, après huit ans de fuite, et lui avait voué ses services en échange de sa liberté. Elle n’avait jamais connu Monsieur de Bonacieux mais sa femme lui en avait chanté les louanges.

Un mois était passé et Toka avait créé un lien puissant avec la baronne de Talakis : il l’avait abordé trois jours après qu’elle eut révélé la triste nouvelle à son amie et depuis, ils se voyaient chaque jour.

Ce jour-là, c’était un lundi, aux alentours de minuit, Toka et Isabelle avaient respectivement 40 et 27 ans. Leur différence d’âge ne les gênait pas. Toka avait avoué ses actes criminels à sa bien-aimée. 10 à 11 mois plus tard, ils eurent un fils, Elouen. Ce dernier ne ressemblait pas à Toka, si ce n’était son nez. A la naissance de son deuxième fils, l’ancien assassin sombra dans la dépression et l’alcool, jusqu’à ses 41 ans. Ensuite, il se comporta en personne respectable. Quelques années plus tard, alors qu’Elouen avait été envoyé dans une branche éloignée de la famille d’Isabelle, cette dernière vint voir Toka à son domicile -car ils ne vivaient pas ensemble- .

- Toka, ce n’est plus possible…les autorités finiront par te retrouver et s’en prendront à notre fils…

- Mais non. Ces gens ne sauront jamais qui est l’Ombre Rouge ! répliqua Toka, confiant.

- Alors je le leur dirais.

- Pardon ?!

- Si tu ne te rends pas aux autorités, je leur en toucherais deux mots avant de me suicider. A toi de choisir. Pour Elouen.

- Comment peux-tu me faire ça ? Après tout ce que j’ai sacrifié pour toi, pour nous !

- Tu as tué. Tu as du sang sur tes mains et rien que tu fasses ne pourra changer ça.

- Mais tu le savais quand je suis rentré dans ta vie…tu le savais, je te l’ai dit…

- Les temps changent et les gens aussi.

- J’ai changé…

- Tu as tué.

Toka baissa la tête, vaincu. Le jour suivant, le 19 janvier 1685, il se rendit aux autorités et fut exécuté en public le jour même. La baronne avait assisté à sa mort puis était partie pour retrouver son fils au Sioux. Aucune tristesse n’avait effleuré son visage, elle avait au contraire abordé un sourire vengeur, cruel.

Treize ans passèrent. Elouen et sa mère avaient refait leur vie. La baronne s’était mariée à un duc et portait le nom de Tallakis tandis que son fils s’amourachait d’une bohémienne qui mourut lors d’une émeute au centre de la ville. Sa mère décéda quelque jour plus tard, assassinée, et celui qui lui avait enlevé la vie avait mis fin à la sienne.

En 1695, Elouen de Tallakis changea de nom et, en souvenir de son amour défunt, se nomma Gabriel de Tallakis. Quelque mois plus tard, son père adoptif, le duc de Tallakis, le maria avec une aristocrate dont le caractère était semblable à celui d’un enfant pourrit gâter.

Gabriel devint bientôt chef de famille, à la mort du duc. Sa mère, avant sa mort, lui avait révélé lesecret de son père qu’il emporta dans sa tombe. Son héritier se nommait Luck de Tallakis et ressemblait parfaitement à Toka.

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