Chapitre II : Hors-la-loi

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Le premier juillet, Karü était tombé malade et logeait à l’infirmerie. Ce jour-là, il n’y avait pas cours et Shino quittait Karü pour rejoindre la bibliothèque. Lorsqu’il y arriva, il prit un livre quelconque et lut durant une dizaine de minutes avant que Clarisse ne vienne à sa rencontre. Elle et ses deux amies l’entourèrent et la Saîovôuntï de Netu le gifla.

- Mais…

- Tu te tais ! C’est moi qui parle !

Shino tenta de se relever mais Isabelle lui donna un coup dans le ventre. Apeuré, Shino regarda autour de lui : personne. Il ne parvenait pas à utiliser la magie dans cette pièce, car elle avait subi un sortilège de désenchantement.

Clarisse l’attrapa par les cheveux et lui cria dessus :

- Tu vas laisser Karü tranquille, compris ?!

- Ouais d’abord ! approuva Jeanne.

- Et puis c’est qui pour toi ? demanda sauvagement Isabelle.

- Un…ami… marmonna Shino avec peine car la douleur était insupportable.

- Mauvaise réponse ! C’est un inconnu pour toi à partir de maintenant, compris ?! Tu lui lâche les baskets, c’est clair ? pesta Clarisse.

Shino marmonna quelque chose qui ressemblait à un oui et Isabelle lui donna un dernier coup avant de lui lancer son livre et de suivre ses amies pour quitter la pièce. En se relevant avec difficulté, Shino cracha une goutte de sang. Son ventre et sa gorge le faisaient souffrir.

Le soir même, Karü regagna le réfectoire car il était enfin autorisé à sortir de l’infirmerie et Shino lui raconta cet évènement. Karü l’écouta avec attention puis, à la fin du repas, lorsque les professeurs s’en étaient allés, il s’en alla rejoindre Clarisse et sa bande. Shino le suivit mais resta en arrière. Arrivé à hauteur des jeunes filles, Karü s’assit face à elles en souriant. Il posa ses coudes sur la table, la tête sur ses mains. Puis, s’adressant à Clarisse, il dit :

- Shino m’a tout raconté, j’ose espérer pour toi que cela ne se reproduira plus. Mais…il faut que je t’avoue quelque chose.

Clarisse jeta un coup d’œil mauvais à Shino, puis sourit à Isabelle.

- Je-ne-t’aimes-pas. murmura-t-il d’un ton insolent en lui adressant un large sourire, hachant ses mots.

Clarisse fut prise au dépourvu et Karü se leva, content de lui. Il prit Shino par la main et ils sortirent tous deux du réfectoire. Karü lâcha Shino et s’inclina devant lui :

- Désolé de t’avoir embarqué là-dedans. Si cela venait à se reproduire, je veux que tu m’en tiennes informé, d’accord ?

- Ou…oui…

Shino rougissait. Ses oreilles et ses joues devinrent pourpre. Il détourna le regard et suivit Karü jusqu’à ses appartements. Karü et Shino étaient voisins de chambres.

- Bonne nuit, Shino.

- Bonne nuit…Karü…

Il lui avait fallu un mois pour en être sûr. Shino le savait à présent : il l’aimait, plus qu’en ami. Pitié…faites que ce soit réciproque… pensa-t-il, allongé dans son lit.

Les semaines qui suivirent furent assez calme, et Clarisse ne vint plus embêter Shino, ni parler à Karü. En fait, elle les évitait. Les cours devenaient de plus en plus intéressants et la classe 2B, celle de Karü et Shino, apprenait à présent la maîtrise de l’eau.

Dans le système de l’Académie des Maugaâsa, il y avait quatre grandes phases, composées de deux ans pour chaque niveau. En premier, la maîtrise de l’eau, après, celle de la terre, puis de l’air et, enfin, du feu. Les rumeurs disaient que seuls dix Saîovôuntï avaient réussi la dernière phase sans mourir, dix sur deux cent. C’est pour cela que, depuis peu, les Saîovôuntï pouvaient refuser de passer l’épreuve du feu.

Deux mois passèrent. Karü et Shino se retrouvaient toujours en interclasse à discuter de tout et de rien, de leur famille, de leur culture. Lors d’une discussion, ils se mirent à parler des visions.

- Et toi, tu en as déjà eu ? demanda Shino.

- Non, jamais. Mais ça fait quoi d’en avoir ? C’est comment ?

- C’est étrange disons. C’est un peu comme un rêve, mais éveillé, et tu ressens des choses…

- C’était quoi ta dernière vision ?

Shino regarda autour de lui, l’air de paniqué, puis expliqua à voix basse :

- Tu vois l’Ombre Rouge ?

- Oui ?

- Bah… c’est mon père. Ma mère a été assassinée il y a deux ans par des policiers, et il cherche à se venger. Il pense aussi que j’ai été enlevé ; il veut détruire le régime impérial…

- Ah bah d’accord…

- Tu ne diras rien, hein ?

- Oui, ne t’inquiète pas.

- Maârüshao.

- D’ailleurs, comment se fait-il que tu connaisses si bien la Langue Oubliée de l'Age d'Or ? Hier, tu m’as traduit un texte entier dans cette langue.

- C’est ma mère qui me l’a apprise. J’ai commencé à mes deux ans je crois.

- Et tu peux me dire un truc dont je ne connais pas encore la signification ?

- Bien sûr…juâ tï’uomaâ. répondit Shino, hésitant.

- Et ça veut dire quoi ?

Shino ne répondit pas, inquiet. Il lança la conversation sur une visite proche de l’Empereur de Caski à l’Académie des Maugaâsa.

Le 2 octobre 1667, Karü et Shino se baladaient au bord de l’eau ; les autres Saîovôuntï étaient rentrés chez eux, car c’était les vacances, mais Karü et Shino ne souhaitaient pas les imiter. Shino, après le repas de midi, demanda à Karü de le rejoindre aux pieds du hêtre. Karü l’y rejoint une heure plus tard :

- Que voulais-tu me dire ? demanda-t-il.

Shino soupira. Il était recroquevillé sous l’arbre, ses joues et ses oreilles viraient au rouge. Karü s’assit à ses côtés.

- J’ai quelque chose à te dire…

- Oui ?

- …il faut que tu me promettes que tu ne diras rien, que tu garderas ça pour toi. Et que…et que tu…

- Quelles qu’en soient les conditions, je te le promets, Shino.

- Merci.

- Alors ?

Shino eu un instant d’hésitation, puis leva la tête, avant d’observer les alentours.

- Il n’y a personne. murmura calmement Karü d’une voix inquiète. Vas-y, dis-moi.

- En septembre, je t’ai dit quelque chose dans l’Aetherine…

- Et ?

- Je voulais t’en donner la traduction.

- Quelle est-elle ? Pourquoi tu fais cette tête ?

Shino rougissait de plus en plus. Il tremblait à présent.

- Tu ne veux pas aller à l’infirmerie ? interrogea Karü, inquiet.

- Non, non…je…ça va…

- Alors, cette traduction ?

- Laisse tomber, c’est pas le moment.

- Si, si, dis-moi.

- Non, laisse tomber.

- Allez !

- Mais laisse-moi !

Karü lui avait attrapé le bras, mais Shino se dégagea et s’en alla en courant vers ses appartements, les yeux embués, honteux. Karü le suivit tant bien que mal et, face à la porte close de son voisin de chambre, il s’assit, la tête sur les genoux.

Shino se jeta sur son lit et se mit à crier, étouffé par ses draps. Il pleura des heures durant, se morfondant sur son sort, maudissant l’inexistence de son courage. Il l’aimait, mais n’arrivait pas à le lui dire en face.

Ce jour-là, il ne sortit plus de sa chambre et, sur demande de Karü, Nérö, la servante du Saîovôuntï de Caski, lui apporta son dîner. Le jour suivant, Shino évita tout contact avec Karü. Il passait le plus claire de son temps à l’observer de loin.

Une semaine plus tard, Karü vint toquer à sa porte ; il devait être dix heures lorsque Shino, mal réveillé et les yeux rouges, lui ouvrit, esquivant avec peine son regard. Karü s’assit au bureau de Shino, face à lui, et soupira.

- Pourquoi ? Pourquoi tu me fuis ? murmura-t-il, à la fois inquiet et accusateur.

- …

- Est-ce que j’ai fait…est-ce que j’ai dit quelque chose de mal ? Quelque chose qui t’a blessé ? Ou as-tu eu des nouvelles de ton père ? Ou je ne sais quoi ? Dis-moi, je t’en supplie, dis-moi ce qu’il y a…dis-moi pourquoi tu m’évite ?

- Je…

Shino leva la tête et croisa le regard de Karü. Ce dernier avait dans les yeux une tristesse profonde, et une angoisse naissante.

- Non…ce n’est pas ta faute…

- Alors explique-moi.

- Tu ne comprendrais pas.

- Peut-être, mais je veux savoir.

- Je ne peux pas…

- Je t’ai promis…je t’ai fait la promesse que je ne dirais rien à personne. Alors fais-moi confiance, s’il-te-plaît.

- Non. Tu ne pourrais pas garder un tel secret. Ou plutôt…tu ne devrais pas…

- Ecoute, je sais que cela ne fait que cinq mois qu’on se connait, mais…tu peux me faire confiance. Je ne dirais rien à personne.

- Tu ne comprends pas…

- Si tu ne me dis rien, je ne peux pas comprendre.

Des larmes coulèrent le long des joues rougies de Shino. Karü s’accroupi près de lui, et lui prit les mains.

- Vas-y, dis-moi.

Shino resta silencieux. Karü se leva et lui tendis une feuille de papier et un stylo :

- Ecris si tu ne peux pas me le dire.

Shino prit le stylo d’une main tremblante et écrivit « Juâ tï’uomaâ ».

- Je ne sais toujours pas ce que ça veut dire… marmonna Karü, dérouté.

- Je…ça veut dire…je…je t’aime…

Shino essuya ses larmes et lâcha le stylo et la feuille. Karü resta planté là. Ebranlé. Il tenta de parler, sans succès. Le Saîovôuntï d’Ohfsha se laissa tomber sur la chaise du bureau, hébété, face à Shino qui fuyait son regard. Au bout d’un long moment, Karü se décida à parler :

- Qu…quoi ?

- …tu ne diras rien, hein ?

- Promis…mais…que…que…quoi ?

- …je suis désolé…laisse-tomber…je sais…que je n’ai pas le droit…et je sais…que nous ne sommes…qu’amis…je n’aurais pas dû…te le dire… marmonna Shino avec un rire nerveux, comme si chaque mot lui écorchait la bouche.

Shino ne pleurait plus. Il souriait d’un air incertain, il arborait le sourire de celui qui souffre en silence. Quant à Karü, lui, il avait les larmes aux yeux. Il s’excusa puis se retira dans ses appartements. Shino, sous le choc de son propre comportement, alla allumer sa douche et y entra en pyjama. Il resta en dessous durant une heure, avant d’aller s’allonger sur le sol de son salon. Son visage était sombre, presque sans émotion ; pourtant, la créature qui était apparu lors de son excès de rage au palais impérial était de retour, mais plus petite, et bleue. Encore une fois, la chose l’entoura.

Le lendemain, Shino fut réveillé par la voix de Karü qui toquait à sa porte. Honteux, Shino lui dit qu’il était indisposé.

- Je peux quand même entrer ? demanda Karü d’une voix tremblante.

- Non. répondit bêtement Shino.

- Alors je…je reste là…si tu as besoin…je suis là.

Shino ne répondit pas. Il s’assit dos à la porte, le visage dans ses mains.

Dix minutes passèrent, puis Karü murmura :

- Laisse-moi entrer, s’il-te-plaît, Shino.

- Pourquoi ? Tu vas me dire que tu en parlés à quelqu’un ? Ou bien…tu vas me traiter de hors-la-loi, de monstre ? C’est ça ? Va-t’en. Pour notre bien à tous les deux, va-t’en.

- Jamais je ne te dirais ça ! Jamais je n’en parlerais à quelqu’un ! Et jamais je ne te laisserais seul. Une promesse est une promesse. Laisse-moi entrer, s’il-te-plaît.

- Non. Va-t’en.

- Si tu ne me laisse pas entrer, je resterais là. Autant de temps qu’il faudra. Je me fiche de ce que tu veux, d’accord ? Alors tu peux faire ta tête de mule autant qu’il te plaira, je resterais là.

- …la porte est ouverte…

Shino s’allongea sur son lit. Karü rentra et s’assit près de lui en fermant soigneusement la porte. Il y eut un long et interminable silence durant lequel il n’y eu pas un regard, pas un geste, rien.

Karü soupira. Il tremblait. Shino ne voyait pas son visage mais il savait que ses joues avaient viré au rouge.

- J’ai bien réfléchit à ce que tu m’as dit hier…tout d’abord, je tiens à m’excuser de ma réaction…je ne savais pas que tu…enfin…voilà quoi…alors je tenais à m’excuser.

- Tu n’as pas à t’excuser. J’aurais dû…je n’aurais rien dû te dire. J’aurais dû me taire. Maintenant, si tu ne veux plus être mon ami, dis-le-moi, je te prie…

- Je ne veux plus être ton ami.

- Alors va-t’en… murmura Shino sans le regarder, des larmes coulants sur ses joues.

- Je veux être plus que ça. Je veux être tout pour toi. Je veux que tu sois tout pour moi. Je veux être pour toi unique au monde. Je veux que tu sois pour moi unique au monde.

- Pardon ? demanda Shino en se relevant.

- Comment tu disais, déjà ? Ah, oui : Juâ tï’uomaâ.

Shino sourit, les yeux remplis de larmes, et Karü lui rendit son sourire.

- Nous serons hors-la-loi tous les deux. murmura Karü.

Shino ne bougea pas, inquiet.

- Et…et ta famille ?

- La tienne, on en parle ? D’ailleurs, quelqu’un d’autre est au courant ?

- Deux personnes de confiance. Un frère et une sœur. Ils ne diront rien, ils l’ont promis.

- Es-tu sûr ?

- Oui.

Karü se pencha vers lui. Shino était crispé, bien que tremblant. Karü lui chuchota à l’oreille d’une voix mielleuse :

- Tu as peur ?

- N…non.

Mais Karü ne fit rien de plus. Ils se levèrent tous deux et Karü aida Shino à réparer les dégâts causés par la tristesse du Saîovôuntï de Caski.

Trois jours plus tard, le 11 octobre, Karü vint réveiller Shino aux alentours de quatorze heures. Shino était à moitié endormit quand Karü lui souhaita un bon anniversaire.

- Comment sais-tu ? demanda Shino.

- Quand je suis arrivé ici, il y avait un grand panneau avec le nom et la date de naissance de chacun d’entre nous, pour qu’on apprenne à ce connaître je suppose.

Zut. Je n’ai pas regardé la sienne. Pensa Shino.

- Merci… murmura-t-il.

Karü lui tendit un petit paquet aux allures modestes. Shino l’ouvrit et découvrit une chaînette d’or. Karü la lui prit et lui mit autour du cou en souriant. Gêné, Shino détourna le regard.

Karü inclina la tête vers la droite et demanda :

- Bah quoi ? Ça te gêne ?

- Un peu… marmonna l’autre.

Karü sourit. Il étouffa un rire et enlaça Shino. Ce dernier mit un moment à comprendre ce qu’il se passait, puis il entoura Karü de ses bras hésitants.

Le 15 octobre 1667, le jour de la rentrée, une rumeur sur Isabelle d’Arane fit son apparition. Cette dernière disait de la jeune fille était en couple avec Thomas, le frère de Clarisse. Le soir de ce jour, Shino vit Clarisse gifler son amie et partir. Karü vint l’aider à se relever ce qui rendit Shino jaloux. Ce dernier se joint à l’aide.

- Ça va ? demanda Shino à Isabelle.

- Oui, ça va aller…

- Pourquoi elle a fait ça ? interrogea Karü.

- Je sors avec son frère, alors bon…

Après le repas, Shino accompagna Karü jusqu’à sa chambre. Au moment où il allait partir, Karü le retint :

- Reste.

- Demain, on commence à sept heures…

- S’il-te-plaît.

Shino abdiqua. Il entra dans la chambre de Karü qui l’invita à s’assoir sur le canapé du salon. Face à Shino, sur un mur blanc, il y avait un cadre photo qui représentait une femme dont les traits étaient semblables à ceux de Karü.

- Qui est-ce ?

- Ma mère. Elle est morte quand j’avais cinq ans, d’après ce qu’on m’a dit. répondit le Saîovôuntï d’Ohfsha, détournant le regard.

Karü apporta deux verres d’eau qu’il posa au milieu de la table, devant le canapé. Shino était tendu, raide comme un piquet, tandis que Karü tentait de s’approcher de lui. Ils finirent par se blottir l’un contre l’autre et Karü tenta de l’embrasser, mais Shino le repoussa.

- D…désolé. Je…je vais me coucher.

- Mais Shino…

- Bonne nuit.

Karü resta assit sur le canapé, l’air apeuré, hanté par la détresse qu’il avait vu dans le regard de Shino. Il ne bougea pas tandis que Shino rentrait dans sa chambre. Karü avait peur de l’avoir blessé. De l’avoir forcé.

Lorsque, le lendemain, il retrouva Shino au réfectoire, ils n’échangèrent pas un mot, pas un regard. L’un par peur, l’autre par honte. Aux alentours de midi, Karü attrapa Shino et l’amena derrière l’Académie des Maugaâsa. Il s’inclina du mieux qu’il put et s’excusa. Shino se jeta dans ses bras et Karü pensa : Je ne le comprendrais jamais… Ils restèrent ainsi durant dix minutes. Karü ne voulut pas lâcher Shino, mais celui-ci se dégagea gentiment.

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