Chapitre III : Exilés

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Le 7 janvier arriva bien vite, et, ayant vérifié la date et la fiche d’identité de Karü que ce dernier lui avait montré sans raison apparente, Shino se rendit sous le hêtre, à l’endroit habituel, où il retrouva le Saîovôuntï d’Ohfsha. C’était le jour de l’anniversaire de Karü. Shino lui tendit un petit paquet rectangulaire et simple que Karü ouvrit. C’était un livre, un dictionnaire, pour apprendre l’Aetherine, la Langue Ancienne.

- Je ne savais pas quoi t’offrir…je n’avais pas d’idée…

Il n’y avait personne dehors, car il pleuvait. Le hêtre conservait pour les deux adolescents un endroit sec.

- Merci, Shino. C’est le plus beau cadeau que j’ai jamais eu.

- Ah…euh…t…très bien… marmonna Shino, ne sachant que répondre et doutant de ses dires.

Karü sourit et se blottit contre lui.

- Mais je connais déjà les trois mots les plus importants à mes yeux : juâ tï’uomaâ.

Shino soupira, amusé, et ferma les yeux, la tête sur l’épaule de Karü.

- Maèà uîsasao.

- Et ça, ça veut dire quoi ?

- Moi aussi.

Cette dernière phrase, ce n’était pas Shino qui l’avait prononcé. C’était Isabelle. Elle avait les mains sur les côtes, le regard froid et dur, presque railleur. Karü et Shino s’écartèrent l’un de l’autre, contient qu’il était trop tard.

- Qu’est-ce que vous faites là tous les deux ? Vous êtes complétement inconscient ! Et si l’on vous voyait ?!

- Tu ne diras rien, hein ? s’inquiéta Karü.

- Peut-être. Mais il me faut une contrepartie.

- Tu…tu as le sens des affaires… remarqua Shino.

- Quelle est cette contrepartie ? demanda Karü, de plus en plus inquiet.

- Oh, rien de spécial. Vous avez deux choix pour que je garde votre secret et que je l’emporte dans ma tombe. Les voici : soit vous vous soumettez corps et âmes à moi, soit vous quitter cette Académie.

Shino déglutit, incapable de parler. Karü, lui, se leva, et regarda longuement leur rivale.

- Va pour le premier choix. Mais laisse Shino en dehors de ça.

- Non. Tu n’as pas compris, Karü. C’est soit les deux, soit je laisse faire la justice. Ce n’est pas que toi, c’est vous deux qui êtes en tort.

- Pourquoi tu fais ça, qu’est-ce qu’on t’a fait ? demanda Karü, sidéré.

- A cause de toi, par ta faute et celle de Shino, Thomas me rejette. Et je ne le pardonnerais jamais.

- Mais…en quoi est-ce notre faute ? demanda Shino.

- Tais-toi, le boulet, laisse nous parler.

Karü voulut la gifler à sang, mais il ne bougea pas.

- Il a raison, en quoi est-ce notre faute ? demanda-t-il.

- Thomas t’a vu, Thomas vous a vu, m’aider à me relever. Thomas est du genre jaloux. Comme Shino rougissait –j’aurais dû le comprendre…- Thomas a cru qu’il m’avait fait une déclaration. C’est entièrement votre faute s’il ne me calcule plus aujourd’hui. J’ai cherché un moyen, si cruel soit-il, de vous faire payer. Je sais comment faire à présent. Vous m’avez tendu la corde avec laquelle je vous traînerais à la potence ! Si vous partez, ils finiront par le savoir, si vous restez, vous serez mes esclaves, et votre secret, sait-on jamais, pourrait bien m’échapper un jour.

- Pourquoi fais-tu ça ? s’alarma Shino.

- Tais-toi, je t’ai dit.

- Je peux rester seul avec Shino deux minutes ? demanda Karü.

- Oui. Mais pas une de plus.

Isabelle s’en alla.

Karü se pencha vers Shino et lui dit :

- Elle ne nous laisse pas le choix. Nous devons fuir.

- Fuir ? Mais pour aller où ?

- N’importe où. Ailleurs. Dans une autre Alliance, là où nous serions bien accueillit.

- Je ne veux pas être un hors-la-loi…

- Ici, à leurs yeux, le seul fait que l’on s’aime est un crime.

- Oui, tu as raison.

- As-tu besoin d’emporter quoi que ce soit ?

- Non. J’ai ce qu’il me faut.

- Bien. Alors j’appelle Isabelle, et nous partons sur le champ.

- Partout où tu iras, j’irais… murmura Shino.

Isabelle revint et Karü lui fit part de leur choix.

- Alors partez, à présent.

Karü et Shino s’en allèrent en direction de la forêt qui servait d’ailleurs de frontière entre le Sioux et Caski. Les deux adolescents ne se retournèrent pas, ils marchèrent ainsi toute la journée, trempés, ils s’arrêtèrent non loin d’un petit village au bord de l’eau. Karü s’excusa à plusieurs reprises, ce soir-là, répétant sans cesse que c’était sa faute s’ils en étaient là, que, s’il n’avait aidé Isabelle à se relever, en octobre, ils n’auraient pas eu besoin de fuir.

Karü et Shino passèrent la nuit dans une cabane construite à la vas-vite. Shino avait peur. Sa nuit fut tourmentée par un cauchemar dans lequel il revoyait Isabelle dire qu’il était un boulet, puis il y eu la tête de Karü qui se moquait de lui en lui disant qu’il était inutile. Heureusement, il se réveilla avant qu’il ne prenne cela pour une réalité.

Le 8 janvier au matin, Karü et Shino se remirent en marche en direction de Pauyô, un Empire au sud-est de l’Alliance S.C.A.N.O. Pauyô et les Empires de l’Alliance étaient séparés par un bras de l’Océan Marcelus : le Shago.

Les jours passèrent. Karü et Shino arrivèrent une semaine plus tard, le 15 janvier 1668, dans un port d’où ils prirent un bateau. Le trajet pour Pauyô allait durer un peu plus de onze heures. Karü et Shino avaient abordé le capitaine qui les avait acceptés à une condition : rester dans la calle le jour. C’était en fait à cause des passeurs légaux qui vérifiaient le pont des bateaux durant le trajet. Karü et Shino étant des passagers clandestins, ils se devaient de rester caché ; le soir venu, alors que le bateau était en pleine mer, le capitaine vint trouver Karü et lui demanda :

- Pourquoi vous v’ler aller à Pauyô ?

- Et vous ? répliqua Karü, sur la défensive.

- J’s’pêcheur, c’est l’commerce, l’ami !

- Vous ne direz rien ? interrogea timidement Shino.

- Mais non, petit ! Un cap’taine n’a qu’une parole !

- En fait…on est en fuite, simplement en fuite… expliqua vaguement Karü.

- Ça doit êt’ça. J’vous souhaite bi’n du bonheur à vous deux ! ricana le capitaine.

- Ça se voit tant que ça ? marmonna Karü, indigné.

- Deux héritiers qui se baladent loin de chez eux et de l’Académie, ça cache un truc. Allez, les petiots, je vous laisse, j’ai un bateau à faire avancer !

Karü soupira. Alors que Shino discutait avec lui, le bateau se mis à tanguer dangereusement. Dehors, les vagues fouettaient la coque du navire, accompagnant dans leurs courses les éclaires et le vent. Le capitaine hurlait des ordres à ses matelots tandis qu’il intimait aux deux clandestins de rester dans la calle. Le bateau heurta quelque chose et la coque fut percée, se remplissant peu à peu d’eau. Karü et Shino tentèrent de se lever, trop tard : l’eau montait rapidement, et le Saîovôuntï de Caski s’était bloqué le pied dans un filet de pêche. Karü venait d’atteindre la porte quand il se retourna :

- Shino !

- Reste où tu es !

- Jamais !

Malgré les protestations de Shino et le mouvement irréguliers du bateau, Karü revint sur ses pas. Il contourna une caisse vide et rejoignit Shino, tandis que l’eau arrivait à leur cou. Shino suffoquait, l’eau était froide, gelée, sa respiration était sifflante et saccadée.

Karü plongea sous le regard apeuré de Shino et arracha le filet puis ils se rendirent non sans difficulté sur le pont. Les vagues eurent bien vite raison du vaisseau et le retournèrent tandis qu’il s’enfonçait dans l’eau.

Karü et Shino grimpèrent tant bien que mal sur le côté de la coque, s’agrippant au bois moisi et mouillé du navire. Trente minutes plus tard, aux alentours de minuit, alors que le bateau sombrait, il s’échoua sur une plage qui, à première vue, semblait déserte. Karü perdit l’équilibre et tomba sur Shino.

- Oups !

Karü sourit et Shino, le visage fermé et tendu ferma les yeux. Les deux jeunes fugueurs restèrent ainsi un moment, puis Shino daigna rouvrit ses yeux. Karü l’embrassa pour la première fois, Shino rougit et détourna un peu la tête.

- Tout va bien ? demanda Karü.

- Je…ça m’a juste…surpris…

- C’était si désagréable que ça ? murmura Karü, soudain anxieux.

- Non, je n’ai pas dit ça ! Je ne m’y attendais simplement pas ! assura Shino tandis qu’ils se levaient.

Karü lui sourit puis se détourna, cherchant à comprendre où ils avaient atterri. Shino, le regardait, troublé. Après quelques minutes de recherche, ils durent se rendre à l’évidence : ils n’étaient pas à Pauyô. Après tout, lorsque l’on parlait de cet Empire, on en glorifiait les paysages vastes et vallonnés parsemés d’arbres clairs, on parlait d’un été éternel, on ne pouvait, selon les légendes, y trouver le moindre soupçon de neige ou de vent. Cette description était l’exact opposé de là où ils avaient atterri. Le sable fin de la plage était froid, le vent s’ajoutait à la sensation de l’eau gelé sur leurs peaux, et le paysage ressemblait à un désert. Ce lieu était en tout point semblable à l’Empire de Netu, qui faisait partie de l’Alliance S.C.A.N.O. Karü et Shino n’étaient donc pas en sécurité. Malgré cela, ils durent s’aventurer dans le désert afin de trouver des vivres ; sans succès.

- Mais quel idiot je fais ! s’écria Shino tandis que Karü et lui revenait sur la plage.

- Euh ? Tu peux approfondir ton point de vue ? demanda Karü, embarrassé.

- Les cours !

- Attends, attends, on est en fuite, on est des hors-la-loi et toi tu penses aux cours ?

- Non mais les cours de madame Lénïa !

- Ah ce que je n’ai pas écouté et que j’ai copiés sur toi ? Et donc ?

- Toi alors ! Bon. Madame Lénïa nous a appris à respirer sous l’eau grâce au Maâtïu de l’Âuè, le méta de l’eau. Ça, tu l’as appris, non ?

- Euh…ouais, ouais…

- Eh bien on pourrait l’utiliser pour aller à Pauyô.

- Ça consiste en quoi déjà ?

- T’as pas appris ? soupira Shino.

- Bah…

Après quelque minute d’explications, Karü et Shino plongèrent tout en prononçant la formule du Maâtïu de l’Âuè : borüunshahaoâsa (branchies). Ils nagèrent durant plus d’une heure, avant que le sortilège ne prenne fin. Karü et Shino prononcèrent à nouveau la formule et continuèrent d’avancer, sans s’arrêter. Ils nageaient tout droit, face à l’horizon, dos aux Empires de l’Alliance, et sous la direction de Shino, qui, contrairement à Karü, avait écouté les cours de géographie.

Les deux jeunes adolescents nagèrent durant près de deux longs jours. Malgré la faim, ils avaient persévéré et étaient enfin arrivés sur les côtes de Pauyô. Lorsque Karü et Shino posèrent le pied sur la terre ferme, ils s’y écroulèrent, épuisés, affamés. Il devait être trois heures du matin. Le ciel avait revêtu sa tenue bleu sombre, presque noire et parsemée d’étoiles scintillantes. Karü et Shino étaient trempés, gelés, mais heureux. Ils étaient enfin libres de s’aimer. Il n’y avait là pas le moindre courant d’air, l’atmosphère était chaude, pesante, et rassurante. Même l’herbe était chaude.

Quelques heures plus tard, lorsque Shino se réveilla, Karü le regardait en mangeant ce qui ressemblait à une petite pomme. Shino eu un instant de réflexion inactive, puis il se leva et prit la pomme que lui tendait Karü. Ils dévorèrent leur nourriture puis se levèrent.

Karü enlaça Shino.

- On y est… marmonna Shino à Karü, la voix tremblante.

- Je t’aime… murmura ce dernier.

- …m…moi aussi, je t’aime, Karü…

- Je t’aime. dit-il un peu plus fort, pleurant presque de joie face à leur liberté nouvelle.

- Juâ tï’uomaâ uîsasao, Karü.

Ce dernier lâcha peu à peu son étreinte et le regarda, ravi. Pour une fois, Shino ne détourna pas le regard, il le soutint, avant d’embrasser son compagnon qui, surpris, le lui rendit. La chaîne d’or que Karü lui avait offerte brillait autour du coup de Shino.

- J’ai perdu ton livre… s’excusa Karü, l’air abattu, les larmes aux yeux, en détournant le regard.

- Ce…ce n’est pas grave, je t’en achèterais un autre.

- Nous n’avons pas de sous, Shino…

- Nous trouverons un travail.

- J’ai quinze ans, tu en as quatorze, nous sommes des fugitifs, qui serait assez fou pour nous accueillir ?

- Ne sois pas si pessimiste, voyons, on va y arriver ! Nous n’avons pas fait tout cela pour rien !

- Si nous en sommes là, c’est entièrement par ma faute.

- Non. C’est entièrement grâce à toi. répliqua Shino.

- T’es trop mignon. murmura Karü avec un sourire.

- Qu…quoi ?!

- Rien.

Ils restèrent plantés là, à discuter, avant de se mettre en route et de longer les chemins dallés qui les mèneraient surement à quelques cités. Karü et Shino marchaient l’un à côté de l’autre, main dans la main, sous la chaleur étouffante de Pauyô. Dans le ciel bleu océan, il n’y avait aucun nuage, aucune tâche blanche, même sur le haut des montagnes alentours.

Peu à peu, les deux Saîovôuntï en fugues aperçurent une ville au loin. Les quelques bâtiments visibles étaient rouges cuire et se situaient dans une vallée, entourée d’immenses montagnes vertes.

- Une ville ! s’exclama Shino.

- Enfin ! Bon. Alors. On est sûr qu’on est à Pauyô, n’est-ce pas ?

- Oui.

- Quel est le nom de cette ville ?

- Je ne pense pas qu’il s’agisse de la capitale. Ce n’est pas assez grand…

Shino avait lâché la main de Karü qui s’était aussitôt arrêté, inquiet, et s’était retourné vers lui.

- Tout va bien, Shino ?

- Je…et si…et si nous nous trompions ? Et si ici non plus nous n’étions pas en sécurité ? Et si l’on nous reconnaissait ? Hein ? On ferait quoi ? Nous avons encore nos marques…

- Tu n’as vraiment pas écouté les cours d’histoire, toi. soupira Karü.

- Que veux-tu dire ?

- On a appris lors du premier cours que les habitants de Pauyô, tous sans exceptions, sont des anciens bannis des familles impériales…ou des personnes simplement homosexuelles. A moins d’être le frère ou les parents de l’Empereur, bien évidement. Il s’agit en fait d’une île d’exilés qui a gagné son indépendance par la force. Mais tu faisais quoi pendant le cours, toi qui es si studieux ?

- Je crois bien que j’étais captivé par toi, à ce cours-ci… marmonna timidement Shino.

- Déjà à ce moment-là ?

- Depuis notre rencontre…

- Si tu me l’avais dit à ce moment-là, on aurait été ensemble dès le début…mais…je n’aurais pas été la personne que tu as faite de moi.

Shino ne répondit pas, gêné. Karü soupira, puis le repris par la main comme un enfant que l’on rassure. La main de Karü était un peu plus grande que celle de Shino, mais tout aussi gelée.

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