Chapitre VI : Ohfsha
Karü quittait Shino de son propre chef, mais à contre cœur. La calèche accéléra puis tourna, et Shino disparu derrière une colline. Déçu, le Saîovôuntï d’Ohfsha dirigea son regard vers l’intérieur du véhicule. Contrairement à celle dans laquelle il avait été kidnappé, cette voiture était bien éclairée, grande et accueillante. Face à Karü il y avait Lïunâ, la soldate qui avait participé à l’enlèvement de Shino. Elle regardait Karü avec une immense tristesse.
- Je ne veux pas de ta pitié ! pesta-t-il.
Lïunâ ne répondit pas. En fait, elle ne parla pas durant tout le trajet. Une fois descendus du véhicule, ils se dirigèrent vers un petit port en pierres blanches et scintillantes couverte par endroit d’une peinture dorée.
Karü suivit Lïunâ sur l’unique bateau du port. Il s’agissait d’un immense trois mâts à la coque immaculée et aux voiles argentées qui étaient déjà poussées par le vent marin devant de l’est.
On installa Karü dans la calle et on lui interdit d’en sortir, puis on l’y enferma à double tours, en compagnie de Lïunâ. Cette dernière n’avait de cesse de lui jeter des regards anxieux, et, lorsque le navire prit la route vers Ohfsha, elle se lança :
- Nous arriverons dans quelques heures. Y seras-tu bien accueillit ?
- Je ne resterais pas.
- Là n’est pas la question. Je te demande simplement si quelqu’un là-bas est au courant pour…tu sais, toi et Shino.
- Personne n’est au courant. Et je ne souhaite pas que cela se sache pour des raisons plus qu’évidentes.
- Tu sais, ce n’est pas par plaisir qu’on t’y emmène. Des centaines de Pauyiens ont été arrêtés, là-bas. Alors nous voulons simplement libérer les nôtres.
- Je sais. C’était, de la part de la Gouvernante, la meilleure chose à faire. Malgré tout, s’il arrive quoi que ce soit à Shino, vous le regretterez, tous autant que vous êtes.
- Alors il n’y aura plus de pays dans lequel vous aimez ne sera pas un crime. Et il n’y aura plus de crimes pour créer un pays libre.
- C’est une menace ? Tu sais, nous autres Saîovôuntï, nous savons parfaitement que, quand l’heure sera venue, nous prendrons le pouvoir au sein de nos Empires respectifs. Et quand ce jour sera venu, nous changerons les lois. Afin que tous les démunis soient égaux aux plus riches, et que toutes personne puisse aimer qui elle souhaite. Alors si tu fais du mal à Shino, s’il est blessé, s’il ne se sent pas bien dans ton pays à cause d’une quel qu’onc pression…vous ne serez qu’un obstacle de plus à une liberté nouvelle, qu’un obstacle de plus à nos sentiments. Et ce sera ton peuple, ta patrie, Lïunâ, qui en subira les conséquences. J’irais jusqu’à tuer de ma propre main, jusqu’à baigner dans une mare de sang afin de le protéger ; je pourrais même m’ôter la vie. Me suis-je bien fait comprendre ? Ou dois-je répéter, afin que ta cervelle intègre tout cela ? pesta Karü.
- Ce n’était pas la peine de me parler sur ce ton. répliqua Lïunâ.
Elle partit sur le pont, prenant soin de fermer la porte à clé derrière elle.
Karü resta un instant immobile, revoyant le dernier regard que Shino lui avait lancé. Pensif, il se pencha pour observer l’immense étendue d’eau à travers l’unique hublot de la calle. Le ciel était d’un bleu ardoise, tâché de quelques nuages clairs qui se reflétaient dans l’immensité de la mer. Shino…nous nous sommes quittés il y a une heure à peine, pour moi, cela fait un an…tu me manques…je pourrais peut-être m’enfuir ? Pensa Karü.
- Trop risqué…si quelqu’un s’en aperçoit, ils lui feront du mal. Et ça je le refuse. Il me faut une autre méthode…et si…et si je restais une semaine avec mes parents, puis je fuyais, après la libération des otages, bien sûr.
- C’est qu’il est intelligent, le gamin ! Mais c’est qu’il est fou ! Il parle tout seul ! ricana un homme sur le pat de la porte.
- Qui êtes-vous ? railla Karü en se retournant.
- Calme, petit ! Je suis Mïtui ; homme de main de Lïunâ durant ce voyage.
- Et qu’est-ce que vous faites là ?
- Tu peux me tutoyer, gamin. C’est juste que je t’apporte un encas. Je te pose ça là.
L’homme s’en alla et Karü s’approcha prudemment de l’encas. Il s’agissait d’une crevette au persil fraichement pêchée, que Karü ne toucha d’ailleurs pas : il n’avait jamais apprécié les fruits de mer.
Il passa deux heures à ruminer, avant de s’endormir, épuisé. Cette fois encore, durant son sommeil, Karü rêva de Shino, le torse en sang, des bleus pleins le corps, agonisant dans un lit immaculé. Ce cauchemar qui lui revenait chaque nuit depuis son enlèvement le hantait et, à chaque fois, lorsqu’il se réveillait, Karü hurlait le nom de Shino, et respirait à en perdre haleine. Ce fut ainsi qu’il se réveilla, quelques secondes avant que Lïunâ ne vienne le trouver pour l’informer qu’ils étaient arrivés.
- Pourquoi hurlais-tu ainsi le nom de Shino ? C’est qui ? demanda Mïtui.
- Ce ne sont pas tes affaires. Allons-y.
Karü le poussa d’un coup d’épaule tandis que Lïunâ commençait à marcher sur le sentier. Le jeune homme la suivit sans un regard en arrière, la tête haute, espérant en finir rapidement. Le trajet dura moins de trente minutes, pour la simple raison que le palais Impérial d’Ohfsha était au bord d’une falaise, entouré d’immenses murailles sombres et provocatrices.
Karü avait toujours haït cet endroit. Il n’avait jamais aimé son Empire d’origine, ni sa famille d’ailleurs ; en fait, il aurait voulu renier ses origines. Le mot « Empire » n’était pas approprié pour ce pays, car c’était une dictature. Une dictature gouvernée par un Empereur illégitime qui n’était pas le père de Karü. L’ancien véritable Empereur était mort alors que Karü n’avait même pas l’âge de connaître son nom, et la compagne de ce dernier se retrouva soumise à son nouvel époux ; lorsque Karü avait voulu légitimement reprendre le trône, il était trop tard : son père adoptif avait semé les graines de la tourmente dans le pays. Pour Karü, sa famille était morte depuis le mariage de s mère avec son père adoptif. C’est pour cela qu’il avait dit à Shino que sa mère était décédée.
Arrivés devant l’immense porte de la muraille, Karü s’annonça d’une voix rogue et brute, puis entra, suivit de Lïunâ. Ce que l’on appelait le palais Impérial d’Ohfsha n’était autre qu’une immense forteresse construite en bloc sur une colline, à l’affut des indésirables. L’architecture du bâtiment était sobre, laide et grossière. Les murs étaient aussi sombres que ceux de la muraille, et il y avait peu de fenêtre.
Karü et Lïunâ traversèrent dix mètres de cour et entrèrent dans la forteresse. Karü ne faisait pas attentions aux gardes et aux serviteurs qui le saluaient dans les couloirs, il n’adressa pas un seul regard à qui que ce soit, tandis que Lïunâ, elle, s’inclinait devant tout le monde.
Une fois arrivés dans l’immense salle du trône, Karü salua sa mère d’un geste désinvolte et ne dit mot à son père. Lïunâ n’inclina profondément et expliqua la situation aux deux gouvernants. Après une longue discussion à laquelle Karü ne fut pas invité, Lïunâ repartit avec un garde qui l’amena choisir cent des milles prisonniers Pauyiens retenus à Ohfsha.
C’est alors que la mère de Karü parla :
- Pourquoi as-tu fugué de l’Académie des Maugaâsa ?
- J’aime. Et cela me suffit.
- Tu t’es fait enlever par ces imbéciles de Pauyiens ! pesta son père auquel Karü ne prêta pas la moindre attention.
- Tu aimes ? repris sa mère, alarmée.
- Oui, j’aime.
- Et quand nous la présentes-tu ? demanda son père.
La. Pensa Karü, dégouté. C’est vrai, mon cher « père » ne pourrait pas comprendre ! Peste soit de cet homme !
- Shino est indisposé. répliqua Karü.
- Shino, dis-tu ? C’est un prénom peu banal pour une jeune fille ! Et de quel Empire vient-elle ? murmura le dictateur.
- De Caski.
- Caski ? Mais n’était-ce pas un Saîovôuntï plutôt qu’une dauphine ? Serais-tu en train de me mentir ? demanda l’autre d’un ton acerbe.
- Je ne mens pas. Et je n’ai jamais prétendu que c’était une dauphine.
- Alors qui est-ce ? Pas une gueuse n’est-ce pas ? Et quand diable comptes-tu nous la présenter ? pesta le détestable personnage qui se tenait devant lui.
- Jamais ; vous ne méritez pas, mon cher père de connaître une personne tel que lui.
- Lui ? répliqua son père en se crispant soudain sous le regard affolé de sa mère.
- Oui, lui. Vous avez bien compris. Lui.
- Tu oses me provoquer de la sorte ?!
- Je ne vous provoque pas, je présente les faits tels qu’ils sont.
Karü esquiva de justesse la gifle que son père voulut lui donner. Il s’approcha de sa mère et la regarda un instant. Quel gâchis ! pensa-t-il. Depuis que sa mère avait épousé cet homme, elle se mourrait, atteinte d’une grave maladie cardiaque. Mais Karü ne soupçonnait pas une simple maladie, mais plutôt un empoisonnement de la part de son « nouveau père ».
Ce dernier le congédia dans sa chambre, prenant les paroles de Karü comme une farce, et le jeune homme ne sortit pas de la journée. Il faisait des va et viens autour de son lit, faisant craquer le parquet humide de la pièce. Shino lui manquait atrocement. Lorsqu’il se décida à sortir, c’était le lendemain, après une nuit blanche. Il ne regagna pas ses appartements après le déjeuner, mais préféra aller se promener en ville. Cela faisait un peu plus de dix mois qu’il n’y avait pas mis les pieds.
A sa grande surprise, la situation avait empiré pour la population Ohfshaliène : les rues, autrefois abondantes de marchands, étaient occupée par des sans le sou ; quant aux grands magasins de luxe, ils étaient fermés et détruits. Des détritus jonchaient le sol et toutes les portes étaient closes. Sur les murs des bâtisses, il y avait diverses affiches de propagande qui félicitait l’Empereur illégitime. Sur certaines d’entre-elles, on lisait la mention « pour le peuple », ce à quoi Karü fut pris de dégoût. Les sans-abris s’écrasaient contre les murs sur son passage, craignant sans doute la sanction mortelle imposée il y a peu par le gouvernement.
Karü tenta d’approcher un enfant qui semblait aussi pâle et frêle qu’un cadavre, mais ce dernier recula en le toisant, puis s’enfuit à toutes jambes. Le jeune Saîovôuntï soupira : la situation avait plus qu’empirer en ces lieux, et devenait ingérable pour le peuple.
Karü entra dans un bar qui, lui, n’avait pas perdu de sa superbe. Il avait toujours été miteux. La porte était entaillée, sale et percée de quelques trous. Lorsque le Saîovôuntï d’Ohfsha entra, il n’y avait que deux personnes dans ces lieux : le barman, un horrible petit homme à qui il manquait une main et une jambe, ainsi qu’un étranger en cape.
- Sers-moi un verre, Léo, s’il-te-plaît… murmura Karü en s’installant aux côtés de l’étranger.
Le barman lui tendit un verre d’eau. Karü se tourna vers l’inconnu, son verre à la main, et demanda :
- Qu’est-ce que tu fais-là, Hângä ?
- Ça faisait longtemps.
La dénommée Hângä enleva sa capuche et sourit à son frère. Elle avait la même forme de visage que lui, les yeux verts, les cheveux blonds, et, sur sa joue droite, au même endroit que celle de Karü, elle avait une marque verte en forme de feuille.
- J’ai entendu papa, hier. C’est vrai ? Je pensais que c’était une blague, moi.
- Ce n’est pas le moment. répliqua Karü.
- Réponds. C’est vrai ?
- Oui, et alors ?
- Alors rien. C’est toi qui prendras sa suite de toute façon. C’est toi qui décides. Tu comptes partir ?
- Oui.
- Quand ?
- Dans deux semaines, je pense.
- Je viendrais avec toi.
- Où ?
- A Pauyô, c’est là-bas qu’il est, non ?
- Oui. Mais tu ne viens pas. C’est trop dangereux.
- C’est à moi que tu dis ça ? ricana Hângä. Alors que, depuis mes huit ans, je tiens tête à l’autre idiot et j’ai été littéralement renié ? Nan mais moi, tout ce que je veux, c’est partir d’ici, tu comprends, ça ? Et puis d’abord, je suis l’aînée, je te signal !
Hângä était plus âgée que Karü. Ils étaient nés à deux ans d’écarts et, effectivement, dès ses huit ans, Hângä avait tenu tête à son père adoptif. C’est cet affront qui lui avait valu d’être reniée, et donc de ne plus être l’héritière légitime de l’Empire d’Ohfsha.
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