Chapitre VIII : Le Dictateur
Hângä et Karü sortirent du bar et regagnèrent la côte. Le vent soufflait, humide et froid, tandis que frère et sœur s’asseyaient sous un arbre.
- A quoi ressemble-t-il ? demanda Hângä.
- Qui donc ?
- Shino.
- Il est tout ce qu’il y a de plus mignon. Il est…il est génial, en fait… murmura Karü en observant l’horizon.
- Et son caractère ?
- Il est doué, très doué, trop peut-être. Il est un peu timide, aussi, et bon lecteur. Il lui arrive d’être têtu, et ce n’est pas qu’une qualité…
Hângä écouta Karü faire un monologue sur Shino alors que le soleil tombait dans le Shago. De nuit, la mer semblait plus agitée encore, et les vagues montaient en haut de la falaise où étaient les deux adolescents. A la façon dont Karü parlais de Shino, Hângä compris que ses sentiments étaient d’une sincérité hors-norme.
Le lendemain, vers midi, Hângä et son frère étaient assis sur une branche de l’arbre :
- Tu sais, tu me fais penser à papa.
- Le dictateur ? répliqua Karü, frustré.
- Non ! Papa. Le vrai, le nôtre.
- Ah bon.
- On jouait souvent ici avec lui avant…l’accident…avant qu’il ne tombe de la falaise…
- Comment était-il ?
Karü, à la mort de son père, était bien trop jeune pour s’en souvenir. Hângä n’en avait jamais parlé. Personne n’avait dit à Karü comment son père biologique avait trouvé la mort.
- Il te ressemblait, mais avec mes yeux et une moustache en spirale. Il était humble et droit. Le jour de sa mort, il était malade…comme maman. Sauf que pour lui, cela durait depuis un an…il jouait avec nous…tu as failli tomber de la falaise et…et il a sauté pour te sauver…toi, tu es tombé dans l’eau…lui…il n’a pas eu cette chance.
Hângä se pencha au-dessus de la falaise et observa les quelques pierres qui bordaient l’eau. Elle revoyait la scène : Karü tombant dans l’eau, son père se crachant sur les rochers pointus, sanglant. La mer, ce jour-là comme aujourd’hui, était calme, les vagues léchaient doucement la côte.
Soudain, alors qu’Hângä était perdue dans ses pensées et que Karü s’était allongé sur le sol, la voix du dictateur leur parvint :
- Reviens ici, Karü ! Tout de suite !
- N’ai-je donc pas le droit d’être avec ma sœur ?! répliqua froidement Karü.
- Ce n’est pas ta sœur ! vociféra l’autre.
- Ce n’est pas à vous d’en décider. Elle est ma sœur et c’est ainsi !
- J’aurais dû la bannir il y a des années, cette idiote t’a corrompu et je t’interdis de t’en approcher !
Karü échangea un regard avec sa sœur qui l’insista à suivre son père. Il se leva et se dirigea vers le château. L’Empereur fusilla Hângä du regard puis suivit son Saîovôuntï. Hângä resta assise au bord de la falaise, son regard vaguement dirigé vers l’endroit où son père était mort. Elle avait menti à son frère et savait que le jour où la vérité lui serait révélé, il ne le supporterait certainement pas, il chercherait à le venger.
Karü n’adressa pas la parole à son père adoptif qui lui faisait la morale en disant qu’Hângä ne pouvait malheureusement pas être exécutée, faute de n’avoir pas vraiment fait d’erreur. Karü fut enfermé dans sa chambre avec interdiction d’en sortir. L’Empereur vint le voir le soir même pour lui poser des questions :
- Qui est Shino ?
- Ce ne sont pas vos affaires. répliqua Karü.
Son père le gifla :
- Sur un autre ton, jeune homme ! Qui est-ce ?!
- Pourquoi voulez-vous le savoir ?
- Réponds !
- C’est la meilleure personne que le monde n’ai jamais porté.
- Mais encore ? D’où vient-elle ?
- Elle ?! Mais vous n’avez toujours pas compris ?! pesta Karü en se levant soudain.
- Comment ça ?
- Ne faites pas l’ignorant, vous savez très bien ce que je veux dire !
Oui. L’Empereur le savait ; mais il ne pouvait pas l’envisager. Il ne le pouvait pas car, si ce à quoi il pensait s’avérait vrai, alors il n’aurait plus de Saîovôuntï. Il ne le pouvait pas.
- Ecoute-moi bien, Karü, tu ne peux pas mentir ainsi à ton père. Dis-moi simplement la vérité ; qui est-elle ?
- Mais qu’est-ce que vous ne comprenez pas ? Quand je suis arrivé ici, je vous ai dit que c’était un garçon ! Que vous faut-il de plus ?! Hein ?
- Tu as trahit…tu es un hors-la-loi !
- Non, c’est totalement faux : je suis un militant progressiste. Je ne trouve pas cette loi juste. Elle ne rentre pas dans les principes fondamentaux d’un régime populaire, donc je ne m’y soumets pas et c’est mon droit en tant que Saîovôuntï.
- Tu n’es qu’un hors-la-loi ! Malgré cela…
- Malgré cela, vous ne pouvez ni me bannir ni me renier car vous n’avez pas d’autre descendent ! répliqua Karü d’un ton cassant.
- En effet. Voilà qui est embêtant, nous allons devoir chercher de la famille du côté de ta mère.
- Ils sont tous morts.
- Soit. Alors tu resteras enfermé ici pendant le restant de mes jours, jusqu’à ce que le jour de ton couronnement soit venu.
- Je ne veux pas de cette couronne.
- Je n’en t’en laisse pas le choix, tu y es destiné depuis ta naissance.
- Certes, mais ce n’est aucunement grâce à vous.
- …que t’a dit Hângä sur la mort de ton père ?
- Elle m’a simplement parlé de l’accident.
L’Empereur ne répondit pas mais sembla rassuré, comme si Hângä, lui, et l’Impératrice cachaient quelque chose au jeune homme.
Le père adoptif de Karü le laissa. Karü s’approcha de la fenêtre de sa chambre qui donnait sur le Shago. Il soupira puis murmura :
- Je serais bientôt de retour, Shino, je te le promets.
Karü resta dans sa chambre à ruminer durant six jours environ. Après ce délai, il décida d’agir. Malgré ses efforts pour rester à Ohfsha, Shino lui manquait.
Karü sortit en douce dans la cour du château, passa par les cuisines, traversa quelques pièces vides, descendit dans les prisons, remonta sur la côte et regagna l’arbre qu’il avait quitté quelques jours plus tôt. Là-bas, comme il l’avait imaginé, Hângä l’attendait, la mine sombre.
- Je pars. l’informa Karü.
- Je viens.
- D’accord.
- J’ai préparé le bateau. Comme sur ton message, nous partons maintenant.
- Allons-y.
Hângä et Karü descendirent rapidement en direction du port où un petit bateau de pêche était prêt à prendre le large. Karü s’installa à l’avant du bateau, soucieux de retrouver Shino, tandis que la capitaine et Hângä se dirigeaient vers l’arrière pour faire démarrer le navire. Au loin, derrière-eux, la silhouette d’un homme se découpa tandis que le bateau prenait de la vitesse.
- Karü, reviens ici tout de suite ! pestait l’homme qui n’était autre que l’Empereur.
Karü ne répondit rien. Le bateau accéléra et la silhouette de l’homme se fondit dans celle de la forteresse. On l’entendait maudire Hângä, puis le silence se fit, uniquement brisé par le flot des vagues.
Une heure plus tard, Karü rejoignit Hângä qui buvait son saoul au milieu du pont. Elle semblait sobre alors qu’elle avait déjà fini deux bouteilles, Hângä avait toujours très bien tenu l’alcool.
- J’ai une question… marmonna Karü en fronçant le nez à cause de l’odeur.
- Oui ?
- Le dictateur m’a dit…enfin, il semblait me dire…que tu ne m’avais pas dit l’entière vérité sur papa…
- …en effet…
Hângä avait lâché sa troisième bouteille vide qui roula sur le pont. Elle s’assit en tailleur et regarda son frère d’un air triste. Ses joues étaient devenues rouges, l’alcool commençait à lui faire tourner la tête. Son regard se perdit derrière Karü et elle commença à parler :
- L’année à laquelle papa est mort…son frère adoptif, le dictateur, est venu…hips !...le voir…il lui a fait b…boire quelque chose et pouf ! papa était malade ! Quelque jour plus tard, tonton dictateur, papa, et nous deux, on jouait dans l’arbre et…et paf ! tonton il t’a pris et t’a lancé dans l’eau ! Alors papa il a essayé de te rattraper et tonton il a fait semblant de l’aider, il a tenu sa main et puis il l’a lâché et…et boum ! Papa était écrasé contre les rochers et toi, t’était en vie ! Alors moi j’ai hurlé après tonton et il a dit c’est un accident ! Et quelques mois après…hips ! tonton a épousé maman !
- Je…quoi ?! Je…je vais…euh…
Karü s’en alla et regagna son poste à l’avant du bateau, dérouté, tandis que sa sœur commençait à chanter un chant marin, et continuait de se saouler.
Karü n’en revenait pas. Son père adoptif avait assassiné son propre frère et avait ensuite pris le pouvoir à Ohfsha au vu d’un mariage arrangé.
Arrivé au milieu de la mer, entre Ohfsha et Pauyô, le bateau cessa d’accélérer. Les vagues le dirigeaient vers le pays libre.
Une heure passa ; la capitaine vint assommer Hângä afin qu’elle arrête de boire, et la transporta dans la petite calle.
- Karü, vous ne devriez pas rester dehors, il fait froid.
- Non. Ça va. Merci.
- Vous êtes sous le choc de la révélation, m’sieur. V’nez vous réchauffer.
- Non merci.
En fait, Karü ne croyait pas vraiment à cette histoire d’assassinat. Il ne voulait pas y croire. Il ne le pouvait pas.
Une heure plus tard, encore, Karü aperçut la côte de Pauyô au loin. Il tentait de distinguer la silhouette fine du palais, sans succès, ils étaient encore trop loin. Hângä remonta sur le pont en maudissant la capitaine et Karü puis lui hurla :
- Pourquoi tu regardes la côte comme un chaton apeuré ? Ah, putain ! Il tape le soleil !
- Déjà, me crie pas dessus et ensuite, on arrive enfin ! Je vais pouvoir te présenter Shino !
- Ah oui ouais. J’ai fait un de ces cauchemars ! J’ai rêvé de la mort de papa mais en fait c’était toi qui tombais et le bébé bah c’était le dictateur ! Eh oh, tu m’écoutes ?
- Ouais, ouais.
Hângä haussa les épaules. Elle s’assit à ses côtés, une nouvelle bouteille à la main.
- Tu devrais arrêter.
- Et puis quoi encore ?!
Karü lui pris sa bouteille et la jeta à la mer, ce à quoi Hângä poussa un juron avant de lui tirer une oreille et de beugler :
- Y a pas à faire ça, crétin !
Karü se mit à rire d’un rire cristallin, doux, mielleux ; Hângä s’en alla en maugréant dans la calle.
Quelques longues heures plus tard, le bateau accosta au même endroit où Karü avait embarqué pour Ohfsha. Sa sœur était redevenue à peu près sobre et la capitaine repartit dans l’autre sens. Karü fut accueilli par Lïunâ qui l’informa que Shino n’était pas au courant de son retour. Ils avancèrent vers le palais à pied faute de transport.
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