De la perte d'un parent

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Mon père est mort depuis si longtemps que je crois ne l'avoir jamais vu. Il buvait du vin chaque fois à table, avec nous, ses enfants, pour se donner sans doute du courage. Et quand je le dévisageais, l'embarras du père. Quand mes yeux attendaient qu'il me parle, sa bouche hésitait à m'injurier. La gêne du vieux, pas à l'aise avec ses enfants. Rien à faire. Il finissait son verre alors cul sec et nous promettait une gifle si on ne cessait d'attendre quelque chose de lui. Heureusement que ma mère retenait son bras quand je le provoquais en poursuivant tout de même mes tentatives !... Mes tentatives de dialoguer avec lui (c'était tout ce que je voulais), pour qui le dialogue était une invention de notre génération.
Il était beau mon père. Si beau que je me disais que Dieu avait dû lui donner un surcroît de beauté pour le dédommager d'une intelligence qu'il n'avait jamais eue, ou du moins s'il l'avait eue, remontait-elle certainement à un temps où mon père devait consulter le ciel, non comme naguère où il voulait y compter bêtement, dévotement les avions qui passent ; levait la tête vers le bleu sans nuage pour interroger le silence des grands espaces. Car il devait être encore philosophe. Car il devait probablement entendre ce silence comme l'invitation à chercher. Je suis sûr qu'il a été tout ça, déjà parce que ses sœurs se sont confiées — elles ont révélé à la famille ce qui donnait l'impression d'un secret défendu : l'intelligence de mon père.

Depuis, il est plongé dans le grand silence, où aucun bavard ne résiste, où le paradis, faute de témoignage, reste une hypothèse, où l'espoir lui-même prend l'eau. Tout s'y tait pour le moment. Même mon père, le plus volubile, qui ne me dit jamais rien quand je viens au cimetière. En effet tout se tait ! C'est cruellement vrai. Son corps jadis, si bronzé, si musclé !, plus qu'un repaire pour petites bêtes en tout genre, et son âme, si ça existe vraiment, quelque part entre la réalité et l'espérance (du moins je l'espère !).
Le souvenir de mon père est mon avenir parce qu'il y apparaissait quelque chose qui me manque cruellement aujourd'hui et dont je sens la nécessité pour poursuivre ma route, simplement pour vivre.
Son odeur. Sa sévérité. Ses regards. Et puis, finalement, son sourire. Il aimait jouer au dur avec moi. Il aimait dire l'inverse de ce qu'il ressentait pour dire qu'il m'aimait : "je ne t'aime pas ! Je te hais pauvre con !". Un silence et enfin une accolade père fils, qui surprenait toujours, le fils ne s'habituant vraiment jamais aux méthodes sentimentales du père.
Notre amour était primitif mais si fort — je m'en rends compte à présent — que je lui en suis si reconnaissant que j'ai appris au fil du temps à compter les avions qui passent avec un même émerveillement. Parce qu'ainsi je cherche dans le ciel — et je trouve — un signe qui m'assure que mon père a existé par le spectacle toujours visible de ce qu'il a tant comtemplé. Papa.

16/04

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