chapitre 14: Le temps suspendu

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Dans le silence rassurant de sa chambre, Debbie veillait tard. Elle relisait les notes rédigées sur des cahiers à petits carreaux qu’elle achetait à la librairie presse-papeterie du village dont elle était devenue une habituée.

Son lit faisait face à la fenêtre. Les mains croisées derrière la nuque, les yeux perdus dans le ciel pointillé d’étoiles, elle se laissait aller aux souvenirs et se sentait de plus en plus forte pour affronter les vagues noires du passé. Elle dormait moins longtemps mais son sommeil n’avait jamais été aussi profond. Le matin, sous l’arbre, en grignotant ses tartines, elle écoutait les commentaires de madame Lestouffade sur les voyous qui allumaient des feux de forêts. Les jours passaient sans qu’elle essaie de les compter. Lorsqu’elle s’asseyait près du fauteuil rouge, Debbie sentait près d’elle le souffle de la femme disparue. Mezz parlait comme il ne l’avait plus fait depuis la mort de Deborah. Il parlait, mais ne se livrait pas. Elle attendit patiemment qu’il ressorte de ses jungles mortelles.

— Vous imaginez sans doute que boire fait partie du génie ? Foutaises, Debbie !... Que ce soit l’alcool ou les champs de mines, on ne plonge jamais en enfer par plaisir ! Jamais….

Il avala une gorgée de jus de fruits avec le recueillement qu’on réserve aux grands crus.

— Je n’ai jamais aimé boire, même pour tromper l’ennui de Somerville, même avant de monter à l’assaut. J’en ai tant vu, qui se sont détruits par l’alcool. Bolden, Young, Parker, Keppard, tant d’autres.

Parfois, quand la maison dormait, elle s’accoudait à la fenêtre et s’offrait à la nuit. Elle écoutait les mille frémissements de la terre caressée par la lumière diffuse d’une lune complice, cherchait à entendre les échos du saxophone. Elle ne pouvait pas voir la villa mais imaginait Mezz, fantôme blanc dans la grande maison peuplée d’ombres, assis près du fauteuil rouge, en proie aux souvenirs.

Jour après jour, ils s’aventuraient plus loin sur les chemins du passé.

— Vous avez connu Bessie Smith ?

— J’avais vingt ans quand elle est morte, mais j’ai eu la chance de la rencontrer une fois !

Mezrow Wasp lui parlait de voix disparues, de regards éteints et de mains tendues vers un ciel inaccessible.

— Votre génération ne la connaît que par les films, mais essayez d’imaginer… Quand elle arrivait sur scène, plus personne ne la quittait du regard. Elle était là, c’est tout ! Bessie chantait, et les gars cessaient de faire du gringue à leur petite amie.

Il prit son saxophone et égrena les premières notes de « Empty bed blues ».

Le vieux tourne-disque crachotait et les premières mesures envahirent la chambre.

— Pas si fort ! Maman va entendre.

— T’as toujours peur de tout, t’es agaçante ! Ecoute plutôt, c’est une grande chanteuse américaine. C’est quoi son nom ? »

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