Chapitre 18: Souvenirs interrompus

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Le cimetière dormait sous les pins. Le lierre envahissait le mur de pierres sèches. Un pigeon solitaire regarda fixement Debbie lorsqu’elle poussa le portail rouillé. Un ange aux ailes brisées, qui veillait pour l’éternité sur une riche famille, l’accueillit avec un sourire amusé. Elle marchait seule au milieu des morts en essayant de se rappeler un poème où il était question de colombes, du calme des dieux et d’une mer toujours recommencée. De l’autre côté du mur, chez les vivants, les cigales chantaient.

« Vous continuez deux allées après le caveau de mes parents et vous tombez dessus. Vous ne pourrez pas vous tromper, pécaïre ! Une tombe pareille, y en a pas deux »

Déborah reposait sous une dalle de marbre blanc sans croix ni ornement. Des feuilles sèches recouvraient les dernières lettres de son prénom gravé en lettres noires. Debbie les enleva, frissonnant au contact de la pierre froide. Elle resta un moment immobile, gênée comme une invitée qui ne se sent pas la bienvenue. Elle essaya de retrouver des bribes de prières. Seul, le vent entendit les mots qu’elle murmura. Le grincement de la grille annonça l’arrivée d’une veuve plus noire qu’un mauvais souvenir. Avant de repartir, elle se retourna et crut voir une silhouette debout près du tombeau. L’illusion ne dura qu’un instant. Elle s’enfuit en retenant ses larmes.

Lorsqu’elle monta l’escalier de la terrasse, elle avait encore les yeux rouges. Le vieux musicien immobile, regardait l’orage qui grondait au loin. Elle s’assit sans un mot. Il ne se retourna pas tout de suite. Pour la première fois, Debbie le vit tel qu’il était vraiment. Un vieillard fatigué par une trop longue vie et qui s’essuya le front. Il savait d’où elle venait. Elle en eut la certitude.

— Veuillez m’excuser. Les orages me rendent nerveux. Quand je vois les éclairs, quand j’entends gronder le tonnerre, tout explose et se cogne dans ma tête et les fantômes reviennent. On a beau les chasser, ils sont toujours là, toujours… Toujours ! Tout se mélange. La plage de Tarawa, les balles qui sifflent, les copains qui tombent, la mort qui s’amuse. Je rampe, j’ai du sable dans les yeux, un goût de sang dans la bouche. En face, des milliers de Japs qui font des cartons sur tout ce qui bouge… Un gars tombe coupé en deux, juste devant moi … Les tueurs entrent dans le « Blue Star » … Je joue un morceau de Lester Young... Ça j’en suis sûr ! Mais impossible de me rappeler lequel… L’adjoint au maire se tourne vers moi avec un air idiot et se fait descendre… Le verre de Madly explose entre ses doigts, fracassé par les balles … les taches rouges sur sa robe… Les obus qui sifflent audessus de moi en faisant plus de bruit que des autobus… Quand le film du « Blue star » passe au ralenti, c’est encore pire. Je sais ce qui va se passer et je ne peux rien empêcher …

La tête entre les mains, le vieux musicien vomissait des mots couleur de sang. Le crépitement des mitraillettes se mêlait au carnage sur le sable rougi.

— Après la fusillade, Ça hurle ! Ça explose dans tous les coins… Et puis plus rien ! Le silence qui m’écorche les oreilles plus encore que les rafales. On m’a raconté que lorsque les cops sont arrivés, je jouais toujours, debout au milieu des cadavres. Conneries ! Quand on m’a emmené, il a fallu me faire marcher comme un petit vieux. Un des gars qui me guidait vers l’ambulance avait l’accent de Porto-Rico… On a raconté aussi que je n’avais pas eu une égratignure. En réalité, une balle a failli m’emporter le pouce. C’est pour ça qu’en arrivant en Europe, j’ai pris le surnom de « Finger ». Dans l’ambulance, j’ai regardé mon doigt qui saignait et j’ai seulement pensé « Pourvu que ce ne soit pas grave ! ». Un couple de clients en a réchappé aussi. La femme avait une robe verte et un bas filé. Son sac était déchiré. Je ne me souviens pas du tout de l’homme...

— Et Déborah ?

— Elle était dans son petit salon. Elle a tout vu. Elle n’a pas crié car elle avait peur de briser une espèce de… sortilège qui me protégeait. Vous comprenez ?

— En vous voyant toujours debout, elle a pensé que le charme avait été efficace.

— C’est exactement ce qu’elle m’a dit plus tard. Décidément, vous êtes aussi mystérieuse qu’elle… Debbie. Déborah … J’aurais pu faire une chanson sur vous…

La main de la jeune fille tremblait légèrement alors qu’elle buvait son jus de fruit.

— C’est tout de même étonnant que vous vous en soyez sorti indemne.

— Il y a eu un encore plus verni que moi. Sidney Wilcox, le barman a encaissé je ne sais combien de balles et il s’en est tiré. J’ai été content pour lui car c’était un bon pote. Un gars discret, le genre qu’on ne remarque pas. Je me demande ce qu’il est devenu.

Il buvait lentement, sans quitter des yeux la cime frémissante des grands pins.

— Un soir, un peu avant la fusillade, Frankie m’a pris à part. Je revois encore son regard, comme s’il avait un pressentiment. C’était pas souvent qu’on causait tous les deux, mais cette nuit-là, on a causé. Il m’a dit des tas de choses que je ne vous répèterai pas et une que vous devez savoir. « T’es un bon gars, Mezz. Tu rends Déborah heureuse, alors s’il nous arrive quelque chose, tu vas me promettre de continuer à t’en occuper, d’accord ? Dans mon job, on fait pas de vieux os ! »

Son frangin est venu nous rejoindre. C’était un sacré gaillard, Brizzio. Cent-vingt kilos de muscles et de flingues. On l’a acquitté deux ou trois fois pour des histoires de meurtre. Il trouait un dollar à vingt mètres et passait des après-midis à faire des châteaux de cartes. Je nous revois tous les trois assis à la table près de l’entrée dans la fumée des cigarettes.

« I’ll will survive » fit vibrer son portable. Le nom de Stef clignota. Elle s’éloigna tandis que Mezz, le visage creusé, allumait une cigarette.

— Salut, ma puce, je te dérange ?

— Á ton avis ?

— Tant mieux, ça vaut mieux que d’être importun. Ça se passe bien tes vacances studieuses ? Rassure-moi ! Tu n’as pas oublié de noter un certain festival sur ton agenda ? Il commence dans quatre jours à New-York. A part ça, je vais très bien, je te remercie de t’en inquiéter.

— Le fest… ? Et merde !

— Je transmets ton commentaire au camarade patron, il lui ira droit au cœur. Il a déjà acheté ton billet ! Je te suggère de rentrer demain, il veut te voir avant de partir pour les îles grecques. Ce n’était pas gagné d’avance, figure-toi !

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Monsieur Mangano, toujours prêt à se sacrifier, s’était proposé pour partir à ta place.

— Demain ? Mais je n’ai …

— Pas fini là-bas ? Je m’en doute. Je connais Mezz, il est comme un vieux meuble, bourré de tiroirs secrets. Il faut ouvrir pas mal de serrures avant d’arriver à l’essentiel. A part ça, tout se passe bien ?

— Je te raconterai. Et au bureau ?

— Inutile de gaspiller des unités pour ça. Donne mon bonjour à ce vieux « Mezz ». Bisous ma puce. L’écho d’une sirène s’éteignait au loin. Assis immobile sur sa chaise, le musicien semblait dormir.

— Stef vous donne le bonjour, je crois qu’il aimerait bien vous revoir… Mezz …. MEZZ ?

Elle posa la main sur l’épaule du vieillard qui ouvrit les yeux et sourit.

— C’est la première fois depuis la mort de Déborah, qu’on m’appelle comme ça. J’apprécie, croyez-le ! Debbie recula, le rouge au front.

— Excusez-moi ! J’ai cru un instant….

— Que j’étais mort ? Comme ça, sans prévenir ? Ce serait très incorrect. J’étais juste perdu dans mes pensées. Etonnante invention que le portable ! Madame Lestouffade insiste pour m’en offrir un. Vous rentrez donc à Paris demain ?

— Stef vient de me rappeler que je dois aller à New York assister comme chaque année au festival Charlie Parker.

Mezz regarda son saxophone posé sur une chaise.

— Le grand, le célèbre Charlie ! Il est passé une ou deux fois au « Blue Star » dans les années 50, on a même joué ensemble.

Un sourire de vieux clown fissura son masque impassible.

— Voici donc la fin de nos après-midis. Je vais vous regretter.

— Vous ne vous débarrasserez pas de moi aussi facilement. Nous avons encore des choses à nous dire.

— Saluez pour moi la 52ème rue.

Major, repu, dormait sous la table. Madame Lestouffade s’affairait à la cuisine après avoir improvisé un dîner d’adieu dont Debbie garderait longtemps le souvenir. Son mari fumait, pensif.

— Bien sûr que vous reviendrez ! Ce vieux malin s’est bien gardé de tout vous raconter. Vous êtes la première à qui il se confie de cette façon. Je me demande ce qu’il attend en échange.

Elle acquiesça et ferma les yeux. L’idée de quitter son refuge lui était désagréable.

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