Chapitre 20 New-York... New-York

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La chaleur s’abattit sur Debbie à la sortie de l’aéroport. Elle s’essuya le front, passa la douane et retrouva avec plaisir les taxis jaunes. Elle aimait New York pour sa démesure banale. C’était une ville où elle se sentait à l’aise, un des rares endroits où elle acceptait de jouer les touristes. Un chauffeur jamaïcain la regarda avec des yeux de drogué avant de se glisser dans la circulation sans accélération ni coup de freins intempestifs. L’hôtel dressait sa façade de faux marbre dans une avenue calme, à deux pas de l’Institut où avait lieu le festival Charlie Parker. Elle s’attarda sur le trottoir, devant la boutique Hot and Cold Food dont le propriétaire avait changé depuis son dernier passage. Elle posa sa valise, ouvrit la fenêtre malgré l’air conditionné et contempla les immeubles de brique qui avaient conservé leurs escaliers de secours en métal. Elle prit une douche, se laissa tomber sur le lit, et décrocha le téléphone. Les copains qu’on ne voit qu’une fois par an sont ceux avec qui on s’engueule le moins.

Le taxi longea Central Park avant de tourner dans Madison Avenue. Debbie n’était pas venue depuis longtemps dans l’Upper East Side. L’homme qui avait accepté son rendez-vous avec la voix de Dean Martin abritait ses bureaux derrière une façade de brique ocre rouge soigneusement entretenue. Les cariatides empilées sur cinq étages auraient fait bonne figure sur les façades de l’avenue Montaigne. Elle descendit en face d’une boutique exposant des vases en cristal et des statuettes dont elle n’osa imaginer le prix et passa devant un hôtel qui resterait à jamais audessus de ses moyens. L’entrée du 160 était encadrée par deux bassins moussus où des angelots obèses regardaient couler une eau cristalline. Elle prit le temps d’admirer la plaque de cuivre rutilante, à peine assez large pour contenir la raison sociale de l’agence.

« Robertson et fils, détectives. Enquêtes et filatures Investigations à caractère financier, commercial et privé. Discrétion assurée Maison fondée en 1956 »

Un droïde en costume croisé s’approcha. Elle tendit sa carte en exagérant son accent français. — J’ai rendez-vous avec monsieur Robertson.

Le droïde hocha la tête, colla un appareil futuriste contre son crâne rasé, puis la guida vers un ascenseur tellement surchargé de ferronnerie qu’elle se demanda comment il pouvait quitter le sol. Il ouvrit la porte et lui adressa quelque chose qui pouvait évoquer un sourire amical. Avant qu’elle ait pu apprécier la discrète musique d’ambiance, elle était arrivée à destination. Un clone de Julia Roberts l’accompagna à la porte du bureau de Henry W. Robertson Junior. Il la regarda entrer, debout derrière un bureau peuplé de téléphones clignotants entourant un écran plat où scintillait le logo d’Apple.

Tout dans la pièce lambrissée comme un salon de Versailles respirait le luxe, le rêve américain, le vieux cuir et le cigare de Cuba. Le détective referma son téléphone portable d’un geste sec pour bien faire comprendre à sa visiteuse l’importance qu’il lui accordait. Il lui serra la main, qu’il garda assez longtemps pour qu’elle puisse admirer son sourire aux dents parfaitement alignées. Dans un instant, il allait lui demander de l’appeler par son prénom.

— Je suis enchanté de faire votre connaissance, mademoiselle… ou plutôt, permettez-moi de vous appeler Debbie, vous m’appellerez Harry ou William, à votre convenance. Il n’est pas dans mes habitudes de recevoir les journalistes mais votre message m’a intrigué, ce qui n’est pas une mince performance.

Ils s’installèrent dans des fauteuils calculés pour que les femmes puissent y croiser les jambes de façon avantageuse. Elle se félicita d’avoir mis un pantalon.

— J’aime beaucoup la France et les Français. Daddy a fait partie de la 82ème Airborne. Il a sauté sur la Normandie et la Hollande. Beaucoup des nôtres sont morts là-bas.

— C’est justement de votre père dont j’aimerais vous parler, à l’époque où il était policier. Un de mes amis a trouvé son nom dans une coupure de presse et fait le rapprochement avec votre agence.

— Remarquable ! Si j’avais des bureaux en France, je lui en confierai la direction. Cependant… Que vient faire mon père là-dedans et pourquoi vous interessez-vous à cette vieille affaire du « Blue Star » ?

— Officiellement, je suis envoyée par mon journal pour couvrir le festival Charlie Parker au Tribes Gallery. J’en profite pour préparer un reportage sur un musicien mêlé à un règlement de compte meurtrier dans une boîte de nuit en 1952. C’est lui qui a mené l’enquête.

Dans certains films dont l’avait abreuvée un copain cinéphile qui pensait que c’était le meilleur moyen de coucher avec elle, le séducteur grisonnant ouvrait un bar dissimulé derrière une fausse bibliothèque. Celui de Harry W. Robertson Junior était bien visible sur une table roulante en verre-acier massif.

— Que puis-je vous offrir ?

Elle eut une pensée pour Stef et accepta une vodka orange. Il se servit un scotch et ils trinquèrent comme de vieux amis. Il en profita pour entrouvrir sa veste afin de mettre en évidence un torse plus épais que musclé.

— Il m’a souvent parlé de cette affaire qui l’a beaucoup marquée. Que voulez-vous savoir ?

Debbie sortit son carnet.

— Il semble qu’on n’a jamais retrouvé les coupables ?

Robertson haussa ses larges épaules.

— L’enquête officielle a conclu à un règlement de compte entre bandes rivales, comme d’habitude. Les tueurs avaient été envoyés par Johnny « Creep » Mulligan, un caïd irlandais qui s’est fait descendre un ou deux ans après. Bien sûr, on n’a jamais pu fournir la moindre preuve.

— Et votre père, lui, qu’en pensait-il ?

— Comme dit une expression de chez vous « Quand les loups se mangent entre eux, cela arrange le cow-boy ».

— Le berger.

— C’est ce que je voulais dire. C’était un bon flic et il avait de bons indics. La police américaine n’est pas composée que d’incapables et de pourris malgré ce que racontent les films. Il était en patrouille dans le secteur et est arrivé aussitôt sur les lieux.

— Il y a eu de nombreux morts.

— Ǻ tel point d’ailleurs que Daddy n’a jamais su qui était réellement visé. L’adjoint au maire n’était guère plus corrompu que la moyenne et ce n’était pas la première fois que Minelli se faisait tirer dessus. Dieu Merci, il n’y avait pas grand monde ce soir-là ! Outre Mezzrow Wasp, il n’y a eu que quatre survivants : sa petite amie handicapée, dont les tueurs ne se sont pas souciés, un couple qui fêtait son anniversaire de mariage et le barman malgré une dizaine de balles dans le corps…. Mon père les a interrogés, sans grands résultats, il faut bien l’avouer. Mezzrow Wasp, surtout, l’intriguait.

— Pourquoi ?

— Les tueurs ont travaillé à la mitraillette Thomson, comme Bonnie Parker et Clyde Barrow, un outil qui ne faisait pas le détail. Daddy trouvait également étrange le comportement de la jeune infirme qui, à aucun moment, n’a crié. Il ne l’a rencontré qu’une seule fois mais n’a jamais oublié son regard. Un regard de chat.

— Vous voulez dire des yeux de chat ?

— Non, un regard. C’est bien le mot qu’il employait. Pour en venir à « Mezz » Wasp qui a fait une brillante carrière chez vous, la mort de Minelli a été pour lui une vraie catastrophe. Il a perdu un job peinard et bien payé. Il vida son verre, pensif.

— Peut-être qu’il a eu de la chance, tout simplement comme lorsqu’il affrontait les japonais! Il y a des gars comme ça, qui traversent les guerres et les fusillades sans une égratignure et d’autres qui tombent à la première rafale. Qu’est-il devenu ?

— Il a pris sa retraite sur la Côte d’Azur.

— Ah, la Côte d’Azur ! J’y suis allé en voyage de noces avec ma première femme. Quel beau pays que le vôtre, Debbie !

Elle suivit son regard et remarqua une grande photo représentant un homme au visage carré, tout doit sorti des Incorruptibles.

— Mon père ! Vous vous en doutiez, je pense. Le succès de Mezz Wasp en Europe l’a toujours étonné. C’était un excellent musicien, sans aucun doute, mais des excellents musiciens, il y en avait beaucoup dans la 52eme rue. Daddy avait fait venir ses disques de France et les écoutait des après-midis entiers. Il essayait de comprendre.

— Y est-il parvenu ?

— Il me l’aurait dit.

— Avait-il des enregistrements datant de l’époque du « Blue Star » ?

— Non. Je ne crois pas qu'il en existe. Daddy n’a rien trouvé, pourtant il était comme ces chiens qui recherchent… Comment appelez-vous ces choses noires et délicieuses que l’on trouve dans la terre ?

— Des truffes.

— Voilà !… Daddy avait cet instinct. Son regard se fit inquisiteur.

— Moi aussi je l’ai. Il me dit que vous êtes une étrange jeune femme, Debbie. Que cherchez-vous exactement ? Elle s’efforça de soutenir son regard.

— La même chose que votre père.

— Ambitieux programme, chère demoiselle ! Lorsque vous y serez parvenue, puis-je vous demander de me tenir informé ? J’aimerais savoir, en souvenir de lui. J’étais jeune encore quand il est parti, il a eu juste le temps de m’apprendre le métier. Depuis qu’il n’est plus là…. Un court instant, le visage du vieux play-boy refléta une tristesse sincère.

— Y a-t-il une photo de Déborah dans le dossier ?

— Hélas, non ! J’imagine qu’elle n’aimait pas cela.

— Parmi ceux qui ont connu Mezz Wasp à cette époque, certains sont peut-être encore en vie ? Pourriez-vous m’aider à les retrouver ?

Le détective la regarda puis éclata de rire.

— Vous êtes une jeune personne incroyable. Une vraie journaliste américaine ! Et pourtant votre audace est si… française ! Pour ce genre de recherche, mes honoraires sont élevés, savez-vous ? L’efficacité se paie, comme tout en ce bas monde, mais il ne sera pas dit que je vous aurai refusé quelque chose.

Un coup de téléphone plus tard, Julia Roberts posa devant eux un dossier défraîchi.

— J’ai conservé les archives de Daddy. Parfois, je m’y plonge et j’ai l’impression d’enquêter avec lui. Voici son rapport sur l’affaire du « Blue Star » et les notes qu’il avait prises à l’époque. Il parcourut du doigt les documents jaunis en fronçant les sourcils.

— Il ne reste pas grand monde. Fabrizzio Minelli avait pris la succession de son frère. Il est mort d’un cancer en 62 après quelques années de pénitencier. Les agents du Trésor sont souvent plus efficaces que le FBI.

Il prit des notes, surfa sur Internet puis l’imprimante cracha une feuille qu’il plia soigneusement.

— Je compte sur votre discrétion. Mon métier m’oblige à utiliser des logiciels qui ne sont pas en vente dans le commerce. Voici la dernière adresse connue de Melvin Atwood, plus connu sous le nom de « Fatty », un des tueurs identifiés par mon père et celle du barman miraculé. Ce sont les deux derniers témoins encore vivants, du moins j’espère qu’ils le sont toujours. Debbie hocha la tête avec l’admiration requise.

— Il me reste à vous remercier, Harry, pour le temps que vous m’avez consacré.

— C’est moi qui vous remercie, Debbie, votre visite a été un agréable intermède au milieu d’une journée chargée. Accepteriez-vous de déjeuner avec moi ?

— Malheureusement, j’ai un reportage à assurer et j’aurais à peine le temps de rencontrer ces deux personnes.

La dernière image qu’elle emporta de Harry W. Robertson Junior fut celle d’un costume à la coupe impeccable qui se rasseyait à son bureau après l’avoir gratifié d’un baisemain. Avant de quitter l’immeuble, elle demanda au cerbère, dans un argot à faire rougir les poivrots du Bronx, d’où venait cette p… d’odeur de ch…. dans cet ascenseur à la c….. et partit sans se retourner.

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