Le voyage avec Jessica

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Debbie rencontrait Jessica environ une fois par mois, sans compter les fois où elle se faisait larguer. Attachée de presse de plusieurs écrivains et poétesse méconnue, elle vouait à Debbie une amitié de chien fidèle. Pour comble de malheur, elles étaient amies de collège et Jessica éprouvait pour la mère de son amie une affection sans borne. Par souci d’équité, elle se plaignait de sa famille « qui ne l’avaient jamais comprise ». Elles se retrouvèrent à la Closerie des Lilas, l’endroit préféré de Jessica lorsqu’elle avait du vague à l’âme. Sa longue silhouette brune lui permettait de cultiver sa ressemblance avec la Juliette Greco de Saint Germain des Prés.

Lorsque Debbie entra, elle était déjà assise à la table « Guillaume Apollinaire ».

— Bienvenue au café des Ombres.

Cette formule rituelle annonçait une nouvelle déception. Par bonheur, Jessica avait le chagrin discret et, d’une manière générale, détestait se faire remarquer. Elle portait une tunique noire que, selon une affirmation invérifiable, Yves Saint-Laurent en personne lui aurait offerte et que Debbie avait baptisé « Deuil de mes amours ». Une longue mèche balayait son visage à la pâleur soigneusement préservée. Ses grands yeux sombres reflétaient toute la tristesse du monde. Adepte de naturothérapie, elle n’utilisait que des parfums évoquant les sous-bois sous la pluie. Lorsqu’elle écoutait le récit de ses malheurs, Debbie prenait toujours un café crème. — Et pourquoi ça tombe toujours sur moi ? Il était gentil, pas mauvais au lit, mais les mecs qui ont la carte de supporter d’un club de foot, je ne peux pas. Ça tient à quoi, à ton avis ?

Elle se retint de hausser les épaules et prit un air compatissant. Jessica tombait à pic pour meubler sa soirée et son amie se sentait prête à toutes les concessions. Pour la première fois depuis l’inoubliable sortie en forêt de Fontainebleau, elle repensa à l’expert en musicologie qui lui avait demandé avec la voix rauque de circonstance : « On se téléphone, d’accord ? » Jessica laissa échapper un soupir à faire s’envoler l’âme de tous les poètes qui hantaient les murs chargés d’histoire.

— Quand je pense que je suis là à me plaindre alors que ta pauvre mère, avec tout ce qui lui est arrivé.

Debbie, impassible finit sa tasse.

« C’est sûr que moi je n’ai rien subi, ou si j’ai subi j’ai oublié et je suis parfaitement heureuse. C’est pratique d’avoir une mémoire de poisson rouge »

Elle lui parla de son départ le lendemain pour le sud et tout s’enchaîna comme dans un film catastrophe.

— Mais c’est génial ! On peut y aller ensemble. . J’ai besoin de faire une cure de resourcing. Tu te feras rembourser ton billet de train. Ma voiture est passée au contrôle technique, y a pas de problèmes. Tu fournis les CD, on se relaie, je paie l’essence et toi les péages. Et puis ce sera une occasion pour toi de revoir mes parents, ils demandent toujours de tes nouvelles et ne se lassent pas de m’expliquer à quel point tu es une fille raisonnable avec un travail sérieux. Si tu veux, tu restes un jour ou deux. C’est pressé ton reportage ? On va prendre tes affaires et tu dors chez moi cette nuit, ce sera plus direct pour rejoindre l’autoroute. Ça ne t’embête pas de conduire ? Enervée comme je suis, on risque un accident.

Et c’est ainsi que Debbie se retrouva au volant d’une Twingo sentant le cuir et les bâtonnets d’encens. Jessica entama le récit de ses déboires sentimentaux à la porte d’Orléans. Debbie manifestait sa solidarité par des remarques qui avaient fait leurs preuves.

« Il faut que tu te reprennes » « un de perdu dix de retrouvés « « De toute façon, ils sont tous les mêmes ».

Elle aimait les aires d’autoroutes. Ça tombait bien car Jessica avait besoin de faire pipi tous les 200 kms.

— Je vais aux toilettes. Rassure-toi, j’attendrai un peu pour me suicider.

Assise sur le capot tiède, elle la regarda disparaître dans les toilettes et prit son portable. Stef décrocha à la troisième sonnerie. En arrière-plan, elle entendait des vacanciers et du vent dans les arbres.

— Je ne dérange pas trop le pater familias ?

— J’assume, ma puce. Plage, farniente, causette avec ma fille devant un plateau de fruits de mer. Inhumain ! Et toi ? Ne me cache rien ! New-York est toujours sur les rives de l’Hudson ? — Ton détective aussi. Un homme charmant qui adore son papa. Il m’a donné deux adresses dont une correspondait à un être vivant, Wilcox le barman qui a survécu à la fusillade. Un gars qui gagne à être connu. Il m’a raconté beaucoup de choses intéressantes.

— Au sujet de Déborah ?

— Entre autres ! A mon avis, il éprouvait pour elle une amitié puissance quatre, si tu vois ce que je veux dire. Tous les soirs, il lui apportait son Bloody Mary.

— Rien que ça ! Elle tenait l’alcool, la dame. Moi la vodka ça me fait gerber. Et avec Mezz où en es-tu ?

— Je redescends pour la seconde partie de l’interview. Je suis en voiture avec Jessica.

— La névrosée de la Closerie ? Toutes mes condoléances ! De mon côté, j’ai revu quelques vieux potes qui étaient à Montreux, le soir où il a raccroché. Personne n’a rien compris. Alec, le batteur se souvient vaguement qu’il avait l’air bizarre en sortant de scène mais ils ont tous été sciés quand il leur a annoncé sa décision. Jessica, debout près de la voiture, la regardait avec un air de reproche.

— Je te rappelle dés mon arrivée. La pause-pipi de Jessica est terminée… Bisous…

— Je suis content pour elle. Á bientôt, ma puce…

— Stef te donne le bonjour. Bon, on redécolle ? On peut être chez tes parents en début de soirée.

— Si tu veux, de toute façon je m’en fous, ils vont encore me faire leurs yeux de chien mouillé et m’expliquer que j’ai eu raison de virer ce salaud. Enfin, heureusement, tu seras avec moi !

Debbie écrasa l’accélérateur pour doubler un camion polonais et se rabattit, doigts crispés sur le volant.

« Moi aussi, j’approche de la trentaine. Moi aussi, je n'ai pas de mec et je suis mal partie pour perpétuer l’espèce. Moi aussi je trimballe mon passé et quand je serai chez ma mère, je n’aurai pas de copine avec moi. »

— Pourtant, on leur facilite la tâche. Aves les SMS ils n’ont même plus besoin de le dire en face. On t’a jamais plaqué par téléphone, toi ?

— Pas encore, ma chérie, mais je suis jeune, laisses-moi le temps …

— Merci pour les encouragements. Parfois je me demande si tu es vraiment mon amie.

Les parents de Jessica habitaient la banlieue d’Arles. Elle trouva la mère encore plus falote et le père encore plus expansif. Elle avait toujours éprouvé un malaise en voyant ses mains épaisses. Elle subit sans broncher les tirades habituelles.

« Ma petite Josiane, tu ne changes pas ! Et ta pauvre mère, comment va- t-elle?»

« Tu trouves ? Moi, il me semble qu’elle a maigri. Tu te rappelles la première fois que tu es venue ? »

La pauvre mère allait bien. Un coup de téléphone rapide la veille au soir ne laissait aucun doute à ce sujet. Elle loua une voiture et repartit le lendemain en promettant solennellement de venir les voir plus souvent. Elle serra les dents en apercevant la mer, surmonta l’épreuve et personne n’était là pour la féliciter. Sa mère sortit en entendant la voiture. Elle portait une robe d’été que Debbie n’avait encore jamais vue.

— Tu es déjà là ?

— J’ai dormi chez les parents de Jessica.

— Tu es descendue avec elle ? Comment va-t-elle cette pauvre petite ? Sa mère m’a téléphoné l’autre jour, elle est désespérée. C’est quand même drôle qu’elle n’arrive pas à trouver un garçon sérieux.

Debbie n’y faisait plus attention. Jessica, pour l’éternité, était la « pauvre petite » de sa mère. Elle s’arrêta devant l’arbre.

— Je sais ce que tu vas encore me dire. Qu’est-ce qu’il t’a fait ce malheureux figuier ?

— Rien, mais c’est un tas de bois mort. Et toi tu es vivante. Tu comprends ça ? Je ne veux pas que tu fasses un concours avec lui.

Sa mère porta la main à sa bouche. Debbie avait ce même geste avant de pleurer, lorsqu’elle était enfant.

— Je ne comprends pas ce que tu dis. Pourquoi prends-tu cet accent bizarre. Tu te crois en Amérique ?

— Viens, on va s’asseoir à l’intérieur. Qu’est-ce que t’a dit le docteur ?

— C’est nouveau que tu te préoccupes de ma santé.

Debbie s’approcha du buffet.

— C’est nouveau aussi que tu aies ressorti une photo de Papa.

— Ça te déplaît ?

— Non, au contraire.

— Alors, assieds-toi et raconte-moi ton voyage…

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