Chapitre 27: Soir de confidence
Lorsque Debbie se réveilla, elle fut incapable de se rappeler ses rêves. Elle avala son petit déjeuner, prit sa voiture et partit pour une promenade qui la ramena à l’endroit qu’elle voulait éviter. Elle fit demi-tour en serrant les dents. C’était moins dur qu’elle ne l’avait cru.
— Assez déconné ma vieille ! On ne fuit pas les fantômes mais ce n’est pas non plus la peine de leur courir après.
Elle revint à petite vitesse, avala un hot-dog dans une cabane à frites qui ne se résignait pas à fermer, et usa les heures en marchant sur la plage. Elle lut quelques SMS sans intérêt puis rentra, s’assit devant son miroir et commença à se maquiller. Elle eut envie de pleurer en découvrant à quel point elle en avait perdu l’habitude. En quittant sa chambre, elle se tourna vers le miroir et ne se reconnut pas. Major dressa ses grosses oreilles en la voyant passer. Contrairement à ses habitudes, il l’accompagnea jusqu’au portail.
— Tu es comme ton maître, tu comprends tout.
Lorsqu’elle arriva à l’entrée du chemin, les lampadaires étaient allumés. Des présences invisibles s’étiraient dans les branches des grands arbres. Le vent léger lui donna l’illusion de conversations chuchotées. Elle leva les yeux. Le ciel s’était débarrassé des nuages et il lui sembla qu’une étoile s’allumait à chacun de ses pas.
« Elle connaissait le nom des étoiles »
Elle chercha la Grande Ourse et regretta de ne pas avoir eu de petit copain astronome. Jamais elle ne saurait aussi bien que Déborah se promener dans ce fouillis de lumières. Il faisait doux et tiède. La villa attendait. Les derniers éclats de soleil posaient des reflets rouges sur son toit. Elle traversa lentement le jardin. Au milieu de la pelouse, le puits s’était métamorphosé en bloc d’ombre, immobile et attentif.
En grimpant les marches, une à une, elle découvrit la table servie, éclairée par deux chandeliers. Une bougie solitaire brûlait près du fauteuil. Debbie la regarda en silence et approcha la main de la minuscule flamme.
— Voulez-vous que je l’éteigne ?
Mezz attendait, dans l’ombre du salon, raide et cérémonieux. Elle reconnut la veste blanche aux lisérés bleus qu’il portait au « Blue Star ».
— N.. Non... Elle est … Déborah est ici chez elle. C’est une façon de... l’inviter.
— J’espérais que vous diriez ça.
Il passa les pouces sous ses larges revers et esquissa quelques pas glissants.
— J’espère que je ne vous parais pas trop ridicule. Je n’ai plus mis ce costume depuis cinquante-six ans. Très exactement depuis le soir où nous aurions dû être criblés de balles, lui et moi. C’est l’avantage d’être mince, on peut porter longtemps les mêmes habits.
Il la regarda en penchant légèrement la tête comme un amateur d’art devant une statue.
— Cette robe vous va à ravir. Vous me faites penser à la femme en rouge de Hopper. Kenny Klarke m’a dit un jour : « La beauté réside dans les choses simples ». Je me suis longtemps demandé quel était son secret.
— Et vous, n’est-il pas temps de me dire le vôtre ?
Il prit un verre qu’il examina à la lueur d’une bougie
— Je tiens toujours mes promesses.
Il posa le plat sur la table, souleva le couvercle et huma d’un air satisfait le fumet exotique.
— Avez-vous déjà goûté le travers de porc cuisiné comme à Harlem ? A l’époque c’était un plat de pauvre, ou de Noir ce qui revenait au même. Aujourd’hui on le sert à prix d’or dans les plus grands restaurants. Prenez place je vous prie, il est juste à point.
Ils s’assirent à leurs places habituelles. Les couverts d’argent accrochaient la lumière tremblante. Instinctivement, elle chercha son carnet et se sentit ridicule. Il déboucha une bouteille avec une dextérité que n’aurait pas désavoué Sidney Wilcox.
— Deborah aimait le champagne, et vous ?
— Quand l’occasion le justifie.
Il lui revint en mémoire une cuite magistrale au cours de laquelle, chez une amie de Mariana, elle avait chanté de grands airs du répertoire sur une terrasse face à la Tour Eiffel.
— Permettez-moi de vous servir, comme je le faisais pour elle.
— Elle aimait les nuits comme celle-ci, n’est-ce pas ?
— Beaucoup. Elle attendait, comme si…
— Comme si tout pouvait arriver.
— Cette nuit, quelque chose va arriver.
— En êtes-vous sûr ?
— Sinon, nous ne porterions pas un toast aux étoiles.
Debbie garderait un souvenir confus de ces moments où son corps absorbait avec appétit un plat aux saveurs inconnues tandis que son esprit s’accrochait aux phrases du musicien. Il lui parlait de grands restaurants, de repas sommaires sur des coins de table graisseux, de bouges mal famés où jouaient des guitaristes aveugles. Il lui parlait de son enfance, de ses espoirs déçus.
— Nous les Blancs, on marchait dans les pas des géants et on nous applaudissait pour ne pas applaudir les nègres. C’est pathétique quand on y pense. On se droguait pour avoir le génie de Parker, on se gonflait les joues pour ressemble à Gillespie et on se soûlait pour faire comme tout le monde.
Debbie, parfois glissait une question en essayant de ne pas parler la bouche pleine. Lorsque Mezz Wasp évoquait le « Blue Star », elle retrouvait dans sa voix la même nostalgie que chez Sydney Wilcox.
— On était pas un orchestre, on était une équipe. Quand ça ne collait pas pour un, y en avait toujours un autre pour dire : « Hey man, have a Blues ? » Et on se remettait à jouer sans penser à rien d’autre qu’à jouer, des fois jusqu’au bout de la nuit. Frankie nous laissait faire. Déborah écoutait et elle était heureuse.
Les bulles pétillaient dans les coupes. Une brise parfumée rafraichissait la terrasse.
— Chaque soir, pendant le solo du pianiste, je la rejoignais et on buvait une coupe de champagne. C’est une habitude qu’on a gardé quand on est s’est installé ici pour qu’elle puisse vraiment regarder le ciel. Les astronomes disent que là-haut il existe des étoiles bleues. Déborah connaissait leur nom. Elle disait que tout est déjà écrit ! Les phrases flottaient dans sa tête. Debbie se sentait bien.
— Finalement, j’aurais tort de me plaindre. Nous ne sommes pas si nombreux à avoir profités de notre vieillesse.
— Il y en a quelques-uns. Kid Orry par exemple.
— Bravo jeune fille ! Vous connaissez vos classiques. Il a joué sa partition, avant d’aller mourir tranquillement à Honolulu.
— Pourquoi êtes-vous venus ici?
— Déborah avait découpé une photo de la Côte d’Azur et l’avait accrochée au mur de sa chambre. Voir la France était son rêve, celui de sa sœur aussi, probablement. Elles avaient toujours envie des mêmes choses.
Debbie regardait son verre et ne se souvenait pas de l’avoir vidé. Une ombre flottait au-dessus du fauteuil. Elle reprit lentement pied dans la réalité. Les bougies pleuraient leur cire et une lune immense s’élevait au-dessus des pins. Elle se sentait légère.
— Vous n’avez personne dans votre vie , n’est-ce pas?
— On peut dire comme ça. Des mecs sont passés dans mon lit et repartis. J’ai une mère, des copines et deux confidentes de toute confiance ; une plante verte et une petite chouette en granit. Elle s’appelle Chouka. Elle et moi avions chacune une sœur jumelle. La mienne est morte quand nous avions 14 ans.
Mezz se rassit lentement et écarta le seau à champagne.
— C’est ce que je supposais ! Je l’ai lu dans votre regard quand je vous ai dit que Deborah et Madly étaient jumelles. Les chouettes et les plantes vertes ne m’intéressent guère, elles manquent de personnalité, mais j’aimerais que vous me parliez de votre sœur.
— On nous confondait mais j’avais l’impression qu’elle était plus belle que moi.
— Et vous jouiez de cette ressemblance. Tous les jumeaux font ça. Que lui est-il arrivée ?
— Mon père avait l’habitude de nous amener à la plage. Ce jour-là, maman l’avait punie et je devais y aller toute seule mais ma sœur est partie se baigner à ma place. On avait déjà fait le coup plusieurs fois.
Elle regarda sa flûte vide mais Mezz ne la resservit pas. Les bougies à demi consumées dessinaient des ombres mouvantes sur son visage ridé.
— C’était un bel après-midi, doux et tiède. Nous avions un vieux tourne-disque dans la chambre et j’écoutais « Misty Morning ». Maman aurait aimé que l’on devienne pianistes classiques mais nous écoutions en cachette tous les disques de jazz que nous pouvions trouver. On avait même un copain qui en volait pour nous dans les magasins. Quand les gendarmes sont arrivés, je n’ai pas compris tout de suite. Et puis, maman est entrée… Elle a dit « Ma pauvre chérie, c’est affreux… Papa et ta sœur …. Ils sont… » Je me suis retournée et elle a compris ce qui s'était passé. Elle est restée, la main devant la bouche et puis elle est ressortie sans un mot. Je suis allée devant la glace et je me suis regardée longtemps. Quand j’ai vu mes larmes, je me suis demandé pourquoi ma sœur pleurait. J’entendais une voix dans ma tête qui disait, qui disait : « C’est toi qui devrait être morte ».
Le vent s’était arrêté. Le silence des grands arbres étouffait le bruit des vagues. Mezz « Finger » Wasp écoutait, immobile.
— Je n’ai pas gardé un souvenir précis de ce qui s’est passé ensuite. L’enterrement, les fleurs… Pendant des nuits, j’ai dormi d’un sommeil sans rêve. Après, j’ai commencé à réfléchir, j’avais désormais de très longues journées pour ça. Si j’étais allée à la mer, on serait restés moins longtemps car je ne suis pas une très bonne nageuse. On ne serait pas arrivé au carrefour en même temps que le camion... Depuis, je n’aime plus les après-midis d’été.
— Ce n’était pas votre heure, on ne peut rien faire contre le destin.
— Sidney Wilcox dit cela aussi. Voilà ! Vous savez tout et pourtant vous n’êtes pas ma plante verte.
— Je ne suis pas non plus une petite chouette en granit. Parlez-moi d’elle.
— C’était un cadeau de papa. Nous avions chacune la nôtre.
Debbie se moucha bruyamment et parvint à sourire.
— Ma sœur s’appelait Rebecca. C’était le titre d’un film que maman avait beaucoup aimé. J'ai hérité du prénom de notre marraine. Voilà pourquoi je m’appelle Josiane.
— Pourquoi m’avez-vous révélé votre secret ?
— Parce que vous vous intéressez à Chouka, et parce que maintenant, vous allez me dire le vôtre.
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