chapitre 28 : Le dernier secret
Il versa un fond de champagne et ils firent tinter les coupes de cristal. Sa voix se fit plus rauque.
— Pendant deux ans, j’ai tenu mon saxo en biais comme Lester Young. Pendant six mois, j’ai improvisé des solos à la Charlie Parker. Un soir, un client éméché m’a félicité en me disant que je lui rappelais John Coltrane… Un Coltrane qui n’aurait jamais dépassé la 52ème rue. Même Sidney Wilcox, s’il avait voulu, aurait fait une plus grande carrière que moi. Il ne vous l’a sûrement pas dit mais c’était un sacrément bon musicien.
— Inutile de jouer les modestes. J’ai écouté tous vos enregistrements. Il y a une vraie souffrance en vous. Stef l’a toujours pensé et moi aussi.
—Il devine toujours les choses, le bougre, et vous, vous êtes une sacrée pointure comme on dit dans votre pays.
— Je fais du 38 si vous voulez tout savoir.
Le vieux musicien s’adossa à la balustrade, tournant le dos à la nuit. La villa peuplée de présences invisibles retenait son souffle
— C’est grâce à Fatty et ses petits copains que je suis devenu célèbre. Regardez ces bougies. Leurs flamme ont l’air si fragiles… Pourtant, elles ressemblent à celles qui sortaient de leurs mitraillettes. Quand ils ont commencé à tirer, je n’ai pas eu peur. Je ne ressentais rien. Je n’étais plus au « Blue Star », au milieu d’un orchestre qui s’effondrait sous les balles… J’étais en face d’Eux.
— De qui parlez-vous ?
— Les morts. Les Japonais que j’ai tués. Les Marines qui sont tombés autour de moi. Ils étaient tous là. Certains n’avaient plus de jambes, plus de bras, plus de têtes. Leur sang se mêlait à celui de Frankie, de Madly et des autres. J’entendais leurs cris, je voulais hurler mais je ne pouvais pas. Il posa entre ses mains ridées un front devenu trop lourd.
— Avec eux j’ai traversé la vallée de l’ombre de la Mort. J’aime bien ce psaume. Le pasteur de Somerville le récitait souvent. En sortant de l’hôpital, je suis entré dans une église. Je voulais m’expliquer avec le bon Dieu. Je voulais savoir pourquoi il avait fait un miracle pour moi. Je voulais savoir pourquoi le tube du saxo a dévié la balle qui devait me traverser le cœur.
Il leva les yeux vers le ciel criblé d’étoiles.
— Plus tard, quand je me suis remis à jouer, ce n’était plus moi. C’était pour eux, pour les copains de l’orchestre, pour tous ceux qui étaient restés sur les plages et dans la jungle… Je les sentais auprès de moi, j’étais le messager de leurs cris et de leurs souffrances. C’est grâce à eux que je suis devenu le grand, le génial Mezz « Finger » Wasp. Chaque fois que je rentrais en scène, la cicatrice sur le saxo me le rappelait.
— Avez-vous une photo de cette époque?
— Á quoi bon ? Quand je rejoindrai Déborah, il n’y aura plus personne pour se souvenir d’elle. J’ai donné tout ce qu’elle possédait aux bonnes œuvres de la mairie.
Il posa la main sur l’instrument qui attendait sur une chaise.
— Je ne demande rien, juste finir comme Thelonious Monk, seul avec mes souvenirs et mon saxo.
— Vous ne m’avez toujours pas dit pourquoi vous vous êtes arrêté si brusquement ?
Il leva son verre d’une main qui ne tremblait pas. Le champagne ne semblait avoir aucun effet sur lui.
— C’est mon dernier secret. Quand je vous l’aurais révélé, vous n’aurez plus de raisons de venir me voir.
— De toute façon, je dois repartir.
— Dommage ! Si je vous disais que j’ai signé un pacte avec le diable ?
— J’ai rencontré quelqu’un qui en est persuadé mais je n’y crois pas.
— Vous avez tort, il existe, j’ai souvent ressenti sa présence. Ce soir-là à Montreux, un fêtard a tiré une fusée éclairante. Pendant quelques instants, je suis resté aveugle comme quand un obus explosait un peu trop près. Quelque chose a heurté mon saxo. Je n’ai jamais su quoi. Cela a suffi pour replonger en enfer. Quand mes yeux ont recommencé à voir, les fantômes étaient partis. La force qui me portait m’avait abandonné. J’étais redevenu celui que je n’avais jamais cessé d’être, un petit musicien de boîte de nuit qui continue de jouer alors que les clients s’en vont. Je n’avais plus qu’à rentrer dans l’ombre.
Il remplit à nouveau les coupes.
— Á la fin du mythe ! A la clé du mystère !
— Et votre saxo, enfin je veux dire … L’autre… Qu’est-il devenu ?
— Il repose avec Deborah. Veuillez m’excuser, je vous abandonne un instant.
Il disparut dans la maison alors que la bougie près du fauteuil s’éteignait. Debbie avait l’impression de flotter et ce n’était pas seulement le champagne. Des images dansaient devant ses yeux. Perdue dans ses pensées, elle s’approcha et regarda dans le salon où la lune étirait des rectangles de lumière pâle. Sur le mur blanc, Paul Gonsalves souriait toujours d’un air complice. Elle ferma les yeux, s’approcha du fauteuil et résista de toutes ses forces à l’envie de s’y allonger. Un parfum de femme flottait dans l’air.
Mezz « Finger » Wasp ressortit des profondeurs de la villa et lui tendit une paire de gants. — C’est le seul souvenir d’elle que j’ai gardé. Je crois qu’ils vous iront.
Debbie frissonna quand leurs mains se frôlèrent. Elle caressa le tissu léger de teinte ivoire.
— Ils sont beaux ! Je ne sais pas si….
— Madly portait les mêmes le soir de la fusillade. Ils ont été déchiquetés par les balles, j’espère que vous n’êtes pas superstitieuse.
Elle les enfila, fit jouer ses doigts comme une pianiste avant le concert et posa les mains sur le fauteuil. Mezz prit son saxophone. Déborah laissa la mélodie l’envelopper de ses inflexions rauques et sinueuses. Elle leva sa coupe et suivit la danse des bulles. Lucky Strowe souriait sous son drôle de chapeau. Ses grosses mains volaient sur les touches du piano. Sidney Wilcox agitait son shaker... L’orchestre jouait dans l’atmosphère enfumée du « Blue Star ». Une petite fille qui lui ressemblait peignait ses cheveux, assise sur les marches de la terrasse. Mezz cessa de jouer et s’approcha d’elle.
— Le jazz est un poison dangereux, jeune fille. Il amplifie tout.
Les bougies s’éteignaient une à une. Le fauteuil rouge retournait à l’obscurité.
Les branches des pins se tordaient sous le ciel tourmenté. La lumière blanche de la lune caressait les vagues. Debbie marchait lentement, d’un pas mal assuré, l’air frais de la nuit lui faisait du bien. La plainte du saxophone la suivait, se glissait entre les arbres, coulait sur le chemin.
« I’m sorry, baby, sorry to my hearth
Sorry , baby, sorry to my hearth We’ve been together so long, now we,ve going to part »
Au bord de la route, le rocher dressé lui fit penser à un homme debout face à la mer. Les notes s’égrenaient toujours, légères comme des gouttes d’écume. La tête lui tourna. Elle s’appuya contre la pierre encore tiède. Un bateau illuminé s’éloignait lentement vers le large. Pour la première fois depuis longtemps, elle avait envie de fumer.
Tout en marchant dans la nuit, elle envoya un message à Stef :
« Rachète des bières. Je rentre. Plus rien à foutre ici ! »
Major montait la garde. Le museau entre les pattes, il surveillait le mur. Le chat n’avait qu’à bien se tenir.
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