Les deux chouettes

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Le mois d’août pourri avait cédé la place à un septembre radieux et les grands arbres se dépouillaient à regret de leur feuillage rouge. Debbie fredonnait « L’été indien » en entrant dans l'immeuble de la rédaction. Une concierge indifférente lustrait les feuilles des plantes vertes. Pour la première fois, les deux Men in Black ajoutèrent un sourire à leurs hochements de tête. Elle s’arrêta en sortant de l’ascenseur, essaya d’identifier les bruits à travers la porte qui avaient protégé autrefois les secrets d’une famille bourgeoise. Lorsqu’elle entra, Robert l’Intégriste, retranché derrière un rempart de fiches qu’il se décidait enfin à informatiser, discutait avec Stef affalé sur une chaise. Ils se turent et suivirent du regard Amaury qui se leva et s’avança vers elle. Debbie esquissa un pas dans sa direction avec la nette impression qu’il allait enfin la prendre dans ses bras mais la voix de Miss Gym Tonic les figea sur place.

— Ravie de vous revoir, Debbie ! Le Directeur me parlait encore de vous hier matin. Il est absent pour la journée. Allons dans son bureau, nous serons plus à l’aise. Elle referma soigneusement la porte, puis se dirigea vers la table de verre où elles s’assirent l’une en face de l’autre.

— Je ne vous offre pas d’apéritif, c’est le domaine réservé du Patron mais ce n’est que partie remise. Je lui ai suggéré d’organiser un cocktail pour la sortie du numéro spécial. Voyons un peu où vous en êtes.

Elle parcourut les feuilles tapées à la hâte.

— Les témoignages américains ! Voilà ce que j'appelle une idée ! Même cette ménagère cajun qui n’a pourtant rien à voir avec notre musicien parvient à lui donner de l’épaisseur.

Elle passa une main dans ses cheveux et regarda Debbie droit dans les yeux.

— Tous mes compliments ! L’idéal serait évidemment que Mezz Wasp participe à cette petite fête, si sa santé lui permet.

Elle referma lentement le dossier

— Vous n’avez rien d’autre à me dire ?

— Non, désolée !

Elles se regardèrent quelques instants puis la Directrice referma lentement le dossier.

— A votre guise. Autant que ce soit moi qui vous l’apprenne, Carolyn a quitté le journal. Il y avait une certaine... incompatibilité d’humeur entre elle et moi.

Lorsqu’elle sortit, Amaury avait disparu mais Robert Lebigre, toujours vissé derrière son bureau, la regardait avec un drôle de sourire. La porte de Stef était entr’ouverte. Elle l’entendit froisser des papiers.

— Alors, vénérable maître, on joue les divas ? C’est moi qui dois venir te saluer dans ton antre ?

Il leva la tête, jouant à la perfection la surprise. Debbie, d’autorité alla chercher une canette de bière.

— C’est quoi ce bordel organisé ?

— Je me rafraîchis la mémoire, on m’a demandé un article sur Herbie Hancock.

— Josie m’a dit que tu avais le moral dans les chaussettes. C’est le départ de SJP qui te met dans cet état ?

— Elle a été embauchée dans un journal anglais. Clarisse s’est cassé la jambe. Je lui ai proposé de venir squatter mon rez-de-chaussée quand elle sortira de l’hosto. Elle habite un cinquième sans ascenseur. Pour le reste, pas grand-chose à signaler, c’est un peu le calme plat. J’espère que tu nous ramènes du consistant.

Elle s’assit sur le coin du bureau, essayant de retrouver leur familiarité habituelle.

— J’ai accompli ma mission. Madame la Directrice a eu l’amabilité de trouver mon article très intéressant. Nos lecteurs sauront tout sur Mezz « Finger » Wasp. Tu avais raison pour les marques que tu as vues sur le saxo. C’est bien une balle qui a ricoché. Tu veux savoir le reste en avant-première ?

Il se laissa aller en arrière, s’étira d’un air épuisé.

— Je t’écoute….

Elle s’approcha de la fenêtre et regarda la masse blanche du Sacré Cœur qui dominait les toits. — Est-ce que je t’ai déjà parlé de ma sœur… ?

— Tu as une sœur ?

— J’en avais une.

— Quel rapport avec Mezz ?

— C’est une longue histoire.

Lorsqu’elle quitta son bureau, il ne fit rien pour la retenir.

Un appel en urgence de Mariana la conduisit dans une brasserie des Grands Boulevards où elle déjeuna une assiette suédoise arrosée de vin blanc. Son amie tenait absolument à lui faire part de deux problèmes importants. Elle ne trouvait pas de titre pour son prochain roman et craignait d’être retombée amoureuse. Elle sortit successivement de son sac la photo d’un quadragénaire aux tempes argentées et un manuscrit surchargé de ratures.

— Dis-moi franchement ce que tu en penses, ma bibiche, tu es ma meilleure copine ! Empêche-moi de faire des bêtises !

Debbie s’acquitta avec tact de sa mission et revint à pied sans se presser, profitant d’un bref retour du soleil. Son portable sonna à plusieurs reprises mais elle ne répondit pas. Lorsqu’elle se rassit derrière son bureau, une petite chouette de cristal l’attendait près de l’écran éteint. Amaury passait comme par hasard, portant ostensiblement un dossier surchargé.

— J’ai pensé que Chouka avait besoin d’une copine. Elle s’ennuie, toute seule sur son étagère.

Dans le contrejour, avec sa nouvelle coupe de cheveux, il lui rappela vaguement Leonardo di Caprio.

— Elle est adorable, où l’as-tu trouvée ?

— Chez un artisan verrier, près de la maison de mes parents. Elle te plait ?

— Beaucoup ! Grâce à toi, je vais commencer une collection.

— J’avais d’abord pensé à un Garfield en bois d’olivier ou un Stef en marbre de Carrare.

Elle éclata de rire.

— On va se prendre un verre pour fêter ton retour ? On dira qu’on était en rendez-vous à l’extérieur.

Elle respira profondément en s’efforçant de rester impassible.

— Un troisième rancart en moins de six mois ? Nous sombrons dans des habitudes de vieux couple. Je te préviens tout de suite, j’ai un préjugé contre les journalistes que je place à peine plus haut que les cinéphiles, les vieux beaux et les globe-trotters.

Il plissa le nez comme un enfant contrarié.

— Je suis aussi champion de squash et cosmonaute intérimaire.

— Alors là, tu as toutes tes chances. Je fais les présentations et on y va. Chouka, voici ton amie Kachou.

Elle installa les deux chouettes l’une près de l’autre et enfila son blouson. Au moment où ils quittaient la rédaction, Debbie vit du coin de l’œil la porte de Stef qui se refermait doucement. D’un commun accord, ils marchèrent à distance respectueuse l’un de l’autre tant qu’ils sentaient dans leur dos les fenêtres soupçonneuses de la rédaction. Dès qu’ils furent hors de vue, Amaury se rapprocha, les mains enfoncées dans les poches.

— Tu connais un café dans le coin ?

Debbie lui prit le bras.

— Non, mais mon instinct me dit qu’on va trouver.

Quelques rues anonymes plus tard, ils entraient dans un pub irlandais qui étalait son authenticité sur une petite place où quelques enfants jouaient dans un square bariolé. Ils s’installèrent dans un recoin éclairé par une lampe rustique et commandèrent d’une même voix deux bières brunes. Un arrière-plan de musique celtique enveloppait le silence.

Amaury leva sa chope surmontée d’une mousse instable.

— On boit à quoi ?

— Pourquoi pas à tes amours ? Que devient la belle blonde qui t’attendait l’autre jour à la sortie du journal ?

Il fronça un instant les sourcils puis sourit.

— Elle est repartie pour son Amérique natale. On s’est aperçus juste à temps qu’on n’était pas faits pour vivre ensemble. Tu es en train de me faire une crise de jalousie ?

— Excuse-moi...

— Tu me piques mon texte, d’habitude c’est moi qui m’excuse.

— Où as-tu pris cette détestable habitude ?

— J’ai fait comme tout le monde depuis que la psychanalyse existe, j’ai reproduit l’image de mes parents. Comme j’étais très maladroit, ma mère soupirait en disant que j’avais deux mains gauches et mon père me traitait de bougre de con. Tout le monde rigolait quand je me suis mis au piano mais je n’ai jamais fait de fausse note.

— Tu as fait du piano ? Moi aussi mais j’ai arrêté depuis longtemps. Tu veux que je te raconte pourquoi ?

Ils parlèrent longtemps dans le pub à l’assistance clairsemée. Parfois Debbie croyait entendre des sanglots de saxophone entre deux standards de Rory Gallagher. Amaury parlait de son enfance banale et sans heurts, de son entrée dans le journalisme grâce au copain d’un copain. Sans qu’ils se rappellent exactement quand, leurs mains s’étaient unies de part et d’autre des chopes vides.

— … Un père chef de rayon au BHV, une mère contrôleur des impôts. C’est avec de pareilles références que tu comptes me séduire ?

Leurs doigts se resserrèrent.

— A ton avis ?

Le matin, se levait plus tôt au 18eme étage. Debbie se frotta les yeux, glissa sa jambe hors de la couette et écarta du pied le rideau. La lumière baignait déjà les toits du quartier Mouffetard. Elle s’assit dans le lit. Amaury bougea et grogna.

— Déjà réveillée, il est à peine sept heures. Qu’est-ce que tu regardes ?

— Le soleil. Dans mon deux pièces-cuisine, je vois le jour se lever sur le mur d’en face. Je vais peut-être me plaire ici.

Il passa les bras autour de ses épaules nues.

— Ici, on pratique des tarifs de nuit très compétitifs mais as-tu de quoi me payer ?

Elle rabattit la couette sur eux.

— A toi de voir.

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