Un cocktail pas très mondain
Le Directeur attendit la fin des applaudissements avec une patience de manager bien élevé. Il avait insisté pour que Debbie soit à ses côtés pendant les discours, ce qui lui avait valu un regard appuyé de Miss Gym Tonic.
— ... Et maintenant, mes chers amis, je vous invite à passer dans la salle de rédaction pour fêter comme il se doit le succès de notre numéro spécial.
Stef et Robert Lebigre, vétérans de nombreux arrosages, s’étaient éclipsés les premiers pour se poster à proximité du buffet. Clarisse les rejoignit, mettant un point d’honneur à s'aider le moins possible de sa canne orthopédique. Sur les bureaux recouverts de nappes en papier s’alignaient les petits fours et les canapés de saumon. Miss Sourdingue veillait près du grand seau à glace où fraîchissaient quelques magnums de champagne. Le gratin du journalisme spécialisé côtoyait des musiciens en vogue, d’autres qui l’étaient moins et quelques personnalités de l’édition et du show- bizz.
Picon-bière avait tiré ses cheveux en catogan et revêtu pour la circonstance un élégant costume noir et des lunettes fumées qui le faisaient ressembler à Karl Lagerfeld. Stef examina les étiquettes en connaisseur.
— Brut impérial ! Il fait les choses en grand notre camarade Directeur ! De quoi vous réconcilier avec le capitalisme.
— Si c’est un ex-bolchevik qui le dit ! Tu connais le grand con qui fait du plat à madame la Directrice ?
— Je n’ai pas cet honneur. En tout cas avec sa tronche de député battu, il se prend pas pour la moitié d’une...
— Sans charre, Stef, c’est sympa de m’avoir invité ! Ça fait une paie que j’ai pas carburé à la roteuse de luxe.
Miss Gym Tonic et son chevalier servant se retournèrent avec un bel ensemble vers l’étrange personnage qui dévorait ses premiers toasts.
Stef fit les présentations avec une aisance de diplomate.
— Un vieux camarade qui a fait partie de tous les bons orchestres depuis quarante ans. Une légende vivante.
La légende vivante s’inclina en prenant un air modeste. Il s’apprêtait à entamer une discussion érudite avec Robert Lebigre lorsque Debbie s’approcha en robe de cocktail écarlate. Elle posa la tête sur l’épaule de son compagnon.
— Amaury, je te présente un demi-siècle au compteur de beuveries à Saint Germain. Heureuse de vous revoir, Picon-Bière, vous croyez toujours aux pactes avec le diable ?
— Plus que jamais quand je vous vois, belle enfant. J’ai failli ne pas vous reconnaître tout à l’heure. Cette coiffure vous va à ravir.
Clarisse interrompit le marivaudage en prenant Amaury par le bras.
— Tu permets que je t’emprunte ton chéri, ma loute ? Priorité aux vieilles peaux handicapées, comme dans le métro. Sers-moi à boire, jeune homme ! Si je compte sur ces pochetrons, je vais me dessécher sur place.
Pam avait choisi un fuseau aux reflets changeants qui mettaient en valeurs sa plastique. Elle embrassa Debbie avec des frôlements ambigus.
. — Tu es très en beauté, ma chérie. Ça te réussit l’amour.
— Ravie de te plaire. J’ai fini par céder à mon amie Mariana. Depuis le temps qu’elle rêvait de me relooker.
Robert l’Intégriste s’approcha, portant comme un sacrement sa coupe aux trois-quarts vide et revint sur son obsession de la journée.
— Je suis persuadé que Mezz Wasp a enregistré un disque avant de venir en France. Si on le retrouvait, ce serait un sacré scoop. Il ne t’a rien dit à ce sujet ?
Debbie soutint son regard. Elle avait lu un livre sur les inquisiteurs, ils devaient avoir ces yeux-là.
— Si tu le dis…. Tu devrais laisser tes informateurs se reposer de temps en temps. Mon chéri nous regarde, je voudrais pas qu’il s’imagine des choses.
Elle rejoignit Amaury en grande conversation avec le rédacteur en chef.
— … Après le départ de Carolyn, il y a une place à prendre et j’envisage... Ah, Debbie ! Je vois que votre verre est vide permettez-moi de vous resservir.
Il fit sauter le bouchon d’une nouvelle bouteille sous le regard vigilant de Miss Sourdingue. Isabelle Canetti s’approcha timidement. Son article sur l’évolution des techniques photographiques, merveilleusement illustré, avait été très apprécié et elle avait du mal à s’en remettre.
Amaury lui tendit une flûte aux bulles prometteuses.
— Il faudra que vous veniez voir mes derniers tableaux. J’expose rue de Seine. Depuis mon dernier séjour en Bretagne, j’ai décidé de donner à ma peinture une dimension plus zen, avec encore plus de paysages marins.
— Excellente idée ! J’amènerai une de mes amies qui ne jure que par le soufisme et la sagesse tibétaine. Je suis sûre que vous allez vous entendre.
Une nouvelle rafale de compliments interrompit leur conversation. Miss Gym Tonic alla rejoindre le directeur en grade conversationdevant une des fenêtres ouvertes sur le Sacré-Cœur. Debbie surprit leurs regards et eut la certitude qu’ils parlaient d’elle. L'intégriste et Picon Bière, à l’écart, discutaient avec animation, une bouteille à portée de main.
Stef ne tarda pas à les rejoindre. Clarisse, dont la résistance à l’alcool stupéfiait les soiffards les plus endurcis, se resservit une rasade de chivas et les regarda en secouant la tête.
— Ils se sont bien retrouvés ceux-là ! Crois-en mon expérience, ma loute, ils sont partis pour une belle cuite mondaine. J’ai l’impression que je commence à prendre des fesses, qu’est-ce que t’en penses ? Vivement que je puisse à nouveau faire mon jogging.
— Ça se passe bien avec Stef ?
— Il est adorable, jamais aucun homme ne m’avait dorloté comme ça. D’un autre côté, il est temps que ça se termine. Je finirais par y prendre goût. Dans huit jours, on m’enlève mon plâtre.
Amaury était accaparé par le Directeur qui lui présentait l’attaché de presse d’une chanteuse promise au plus bel avenir. Debbie en profita pour se réfugier dans son coin. La photo de Mezz « Finger »Wasp avait évincé celle de Buddy Bolden. Chouka s’entendait très bien avec sa petite sœur de cristal. Elle ouvrit le seul tiroir de son bureau qui fermait à clé et souleva une pile de dossiers. La pochette du vieux disque semblait prête à se déchirer. L’image était fanée, les lettres presqu’effacées, mais le musicien, figé dans une éternelle jeunesse, jouait pour elle seule.
Le brouhaha des conversations s’atténuait. Elle revint prendre part au rituel du « On reste en contact je te laisse mon numéro de portable ». Un journaliste en vogue la salua et se crut obligé de soupirer.
— Tout de même c’est vraiment dommage que l’invité d’honneur n’ait pu venir !
Jean Luc Quidamme, rutilant dans son costume « Seventies » aux revers agressifs leva les bras en signe d’impuissance.
— C’est la seule ombre sur cette journée. Il fallait s’y attendre. Le voyage aurait été trop fatigant pour lui mais nous irons le voir, n’est-ce pas Stef ?
— Je l’ai eu hier au téléphone. Il accepte de nous recevoir.
Picon-Bière, qui aimait bien se mêler aux conversations, porta un toast à l’absent, ce qui lui permit de renouveler le contenu de son verre.
— Ça m’aurait fait plaisir de le revoir.
Le Directeur saisit l’occasion de se montrer magnanime.
— Vous nous accompagnerez, en souvenir du bon vieux temps.
Clarisse se leva et fit tourner sa canne comme un bâton de majorette.
— Moi aussi j’aimerais bien le revoir ! Alors, même avec ma patte folle, je serai des vôtres. Je suis sûre qu’il a encore du charme, pas vrai ma loute ?
Debbie fit semblant de ne pas entendre.
Assis près du buffet dévasté, Stef fixait un point dans le vide avec un regard qui reflétait toute le désespoir du monde. Il posa sur le bord de la table un verre que Robert l’Intégriste rattrapa de justesse.
— Je tiens plus l’alcool… Vous m’auriez connu quand je faisais partie du Hot Club…. Et quand on a fêté la naissance du journal. Quelle fiesta… ! Aujourd’hui… aujourd’hui, il reste plus que moi et plus pour longtemps.
Picon-Bière, solidement calé contre le mur, assumait son rôle d’autorité morale et prit à témoin l’assistance.
— Si c’est pas malheureux de se mettre dans des états pareils !
Piqué au vif, Stef se leva avec dignité, le regard fixé sur la porte.
— Il est temps que je prenne congé. Mesdames et messieurs, l’ancêtre vous salue bien ! Camarade Directeur, je te présenterai dès demain ma démission. J’irai dans les alpages ou au Canada… N’importe où, mais loin… loin de l’ingratitude humaine.
Clarisse le prit par le bras. Picon-Bière rectifia le pli de son veston et les suivit d’une démarche hésitante après avoir présenté ses respectueux hommages. La porte se referma sur un tonitruant :
— Je peux marcher tout seul, bordel ! J’ai pas la patte cassée, moi !
Le directeur haussa les épaules.
— Excusez-le, il a toujours eu le vin triste . Ce petit voyage lui remontera le moral. Nous prendrons le train. C’est moins cher que l’avion et plus convivial. Je vais programmer ça pour début novembre… Qu’en pensez-vous, Debbie ?
— Aucun problème !
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