Śimrod : la Cité Rouge (2)

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Śimrod attrapa un vieux shynawil qui trainait là et l’enfila sur sa tunique élimée. Evaïa avait emporté celui dont la capuche était bordée par la fourrure de son panache. Lorsqu’il y pensait, cela le rendait fou de colère. Comme elle devait se féliciter d’avoir réussi à rouler si facilement le plus terrible guerrier des vingt-et-un Royaumes ! Il était un idiot d’avoir cru si facilement à ses mensonges. Les humains étaient menteurs par nature, cela se savait. Il avait suffi qu’elle lui écarte les cuisses, à lui qui n’attendait rien — enfin, juste un petit peu —, qu’elle gémisse à quel point il était « puissant », boive goulûment ce luith dont elle prétendait adorer l’odeur et le goût et simule un orgasme dramatique pour qu’il tombe éperdument amoureux, comme un jeune puceau tout juste débarqué sur Æriban et émerveillé par les ellith qu’on lui promettait de féconder. Evaïa était une actrice digne des plus grandes divas de la troupe d’Ardaxe, et lui, Śimrod, le dindon de la farce. Il était stupide, voilà tout, aussi peu intelligent que ces orcs bas du front tout juste bons à la castagne dont tout le monde se gaussait.

Debout dans la salle de commandement, Śimrod jeta un œil agressif sur les tourelles écarlates de la Cité rouge. À Urdaban, le portail fonctionnait toujours. Surnommée « la Porte Rouge », elle se dressait sur la Cité, flottant au-dessus du port comme une couronne de basalte. C’était par-là, bien sûr, que Śimrod était arrivé. Le cercle de pierres noires s’élevait désormais derrière lui, plus grand qu’une forteresse. Il n’était gardé par personne, si ce n’est les deux immenses sphinx qui se faisaient face au sol. Au plus fort des conflits qui ravageaient les Royaumes, avant l’avènement de Tintannya l’Unificatrice, ces statues transperçaient des faisceaux rouges sortant de leurs yeux tout ce qui arrivait par le portail sans y avoir été invité. Quelqu’un, il y a longtemps, les avait désactivés. Śimrod fit passer son cair au milieu sans la moindre peur, prenant son temps pour les observer par la baie. Chacun d’eux représentait un ædhel primitif, assis sur ses quatre pattes, un sourire énigmatique sur son visage cruel. Un mâle et une femelle. Leurs yeux de rubis taillés, gros comme la coupole d’un palais, les crocs de marbre blanc qui ourlaient délicatement leurs bouches fermées, la superbe crinière si bien sculptée qu’elle en paraissait vivante... Le Peuple ne construisait plus d’œuvres aussi majestueuses. Aujourd’hui, il ne faisait que se vautrer dans des orgies et célébrer la mémoire d’un passé glorieux, alors que tout tombait en ruines.

Les navires des visiteurs flottaient non loin, suspendus dans l’éther comme des constellations fantasmagoriques. Elles déployaient la diversité de l’architecture navale du Peuple et de ses inféodés : châteaux de verre délicat aux tours dentelés et aux arches élégantes pour les cír des princes ædhil, imposantes nefs de commerce sluagh, ou encore, noires forteresses délabrées abritant une horde orcneas. Śimrod les ignora toutes, gardant un visage impassible en manœuvrant Melaryon parmi les fanions et les oriflammes qui s’élevaient dans le ciel écarlate comme des cris de guerre. Ce ne fut qu’en apercevant la dernière, fort modeste parmi tous ces éléphants de mer, qu’il se laissa aller à un froncement de sourcil.

— Ardaxe, soupira-t-il en levant les yeux sur la bannière violette de l’Aleanseelith.

Le maître de la guilde était là, à Urdaban. Melaryon avait deviné juste, et il lui faudrait bien l’affronter.

— Tu veux que je lui envoie un message ? proposa Melaryon.

Śimrod grogna un « non » indistinct.

— Pas tout de suite. Je veux passer par la case « femelle en chaleur » d’abord.

— Change de tenue, alors, claqua Melaryon. On dirait un barde en exil !

— Ce n’est pas ce que je suis ?

— Tu es l’incarnation de Naeheicnë, quadruple vainqueur du barsaman, et ça veut dire quelque chose, ici, à Urdaban. Va te changer.


*


Pour une fois, Śimrod suivit les conseils de Melaryon. Il enfila la tunique neuve que lui amena Siwan — toujours sans le regarder — et enfila un plastron en cuir de daurilim qu’il sangla sur son torse, assorti d’un baudrier portant une courte lame, histoire de bien signifier sa condition de guerrier. Comme partout dans les Royaumes, les femelles urdabani étaient difficiles. Sauf qu’ici, en lieu et place d’ellith dédaigneuses, c’était à des gladiatrices qu’il aurait manne à partie. Des combattantes de métier appartenant à des guildes de « chasse », n’hésitant pas à attaquer les mâles trop insistants qui leur déplaisaient. Mais on les appelait aussi « Filles » ou « Servantes de Naeheicnë », et si elles reconnaissaient en Śimrod un digne représentant du saeldar, elles ne rechigneraient pas à une petite partie de bagatelle.

Les femelles en proie aux fièvres se regroupaient habituellement sur le parterre du temple de Narda, d’où elles observaient les mâles candidats à l’accouplement. Pourtant, la déesse n’avait que peu de succès à Urdaban, où on lui préférait des figures plus guerrières. Son temple ne servait que lieu de rendez-vous entre combattantes en chaleur et guerriers de passage, les affaires se concluant dans des alcôves sombres et les ténèbres des oratoires. Cela convenait parfaitement à Śimrod : il avait besoin de se défouler avec une femelle agressive et surtout, anonyme.

Le forum était bruyant, mais son arrivée fut saluée par un silence pesant. Sacrifiant à la coutume voulant que les mâles proposent et les femelles disposent, Śimrod abaissa sa capuche pour montrer son visage, avant de passer lentement devant les marches du temple. Quelques femelles attendaient entre les colonnes, les bras croisés sur leur poitrine dénudée et souvent scarifiée. Toutes avaient la crinière teinte en rouge ou en blanc, les deux couleurs du Père de la Destruction, et de violentes peintures de guerre sur le visage. Leur regard inquisiteur pesait plus lourd que celui des ellith au marché, lorsqu’on l’avait vendu pour le punir à ses débuts sur Æriban. Mais pas une ne réagit en le voyant.

Elles doivent trouver que ma peau est trop sombre, songea Śimrod en se dirigeant vers la fontaine au centre de la place.

Urdaban était une terrible fournaise, comme toute Cour consacrée au sældar de la guerre. Śimrod avait beau avoir grandi ici, il avait perdu l’habitude de cette chaleur. Il profita donc de la fontaine pour s’abreuver, et rinça sa longue chevelure nouvellement lisse : il avait demandé aux eyslyns de dénouer toutes les nattes qu’Evaïa lui avait tressées pendant leur nuit ensemble. Une ou deux entre chaque étreinte... les enlever avait pris du temps : il y en avait bien une vingtaine.

Śimrod grogna. Il fallait vraiment qu’il cesse de penser à cette maudite humaine. Et pour cela, il lui fallait une femelle ædhel, qui lui feulerait dessus et lui collerait quelques coups de griffe pendant le coït. Cela lui remettrait les idées en place. Mais aucune ne s’était proposée jusqu’ici. Pourtant, dans son souvenir, elles étaient plutôt promptes à se décider.

Bah, tant pis, se résigna-t-il.

Il restait les maisons de passe. Il avait toujours refusé de s’y abaisser, mais parfois, cela s’avérait un mal nécessaire. Il y aurait sûrement des humaines... qu’il pourrait besogner vigoureusement, histoire de leur en donner pour leurs mensonges.

Śimrod défit son plastron, ouvrit sa tunique et se passa un peu d’eau sur son poitrail dénudé, tout cela sous le regard brûlant des femelles qui le regardaient à l’ombre des colonnes. Śimrod osa leur jeter un regard plein de défi : leur nombre faillit le faire reculer de stupeur. La façon dont elles le regardaient...

Urdaban a bien changé, se dit-il en refermant rapidement les agrafes de sa tunique.

Il rabattit sa capuche sur son visage et quitta la place du temple de Narda, se dirigeant vers le quartier des plaisirs.

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