Tous les Jamais
— Tu ne le vois pas, n’est-ce pas ?
Ses lèvres se tordirent dans cette grimace qui lui allait si bien. Un sourire qui n'en était pas un, au creux de joues effacées, blanches comme un linceul. Comme s'il savait quelque chose de plus. Ou de moins. Mais il savait quelque chose et en avait la certitude la plus effrayante qui soit. Ses paupières aveugles s'ouvrant et se fermant, semblables à des écoutilles, il fixait le loin, qui n'avait jamais été plus proche que maintenant.
— À t'écouter parler, je ne l'ai jamais vu, me plaignais-je faussement, joueur.
Sa voix se fit sifflement quand ses mots prirent parole à nouveau :
— Ce n'est pas le voir qui est important.
— Alors quoi ? répondis-je aussitôt.
— Alors rien. Tais-toi et comme ça je pourrai me taire.
Nous restions un moment sans plus rien dire. Un moment représentant un montant unquantifiable de temps. Ce temps, je le prenais pour l'étouffer sous mon étreinte. En écarter l'existence. La seule chose que je désirais c'était ce millier d'autres fois. J'avais vécu si peu de temps et j'étais mort un millier de fois dans ma tête. Je ne voulais pas mourir. Je voulais seulement me réveiller un matin et ne plus dormir. Ne plus me lever si ce n'est que pour mieux tomber. Ou alors tout simplement ne plus penser. Parce qu'à trop penser, j'ai presque pensé que...
— Je t'ai dit de te taire.
Ma bouche n'avait été plus fermée qu'en ce moment.
— Je suis peut-être aveugle, continua-t-il, mais j'ai encore mes deux oreilles, et j'aimerais bien les garder.
J'aurais pu dire quelque chose. Peut-être bien. Encore que ce n'aurait pas été élégant. Ce n'aurait pas été beau, ni grandiose, ni affligeant, ni terrifiant, ni étonnant ni quoi que ce soit. Il fallait pourtant que ça le soit, parce que sinon...
Sinon quoi ?
Cette question, je la tuais comme toutes les autres. La dernière chose dont j'avais besoin, c'était plus de questions, sinon d'une mort lente, puisqu'elle faisait déjà grincer ma porte depuis la naissance de mon esprit.
— TAIS-TOI ! s’élança-t-il, se retournant brusquement dans ma direction.
Un amas d'articulations et d'os, tendu comme une corde de piano ; les phalanges de roche serrée s'abattirent avec rage, perturbant les courbes du vent. Il n'avait pas cherché à m'atteindre, et l'aurait pu d'une volonté certaine. Mais si ses doigts se refermèrent sur la brise, son esprit agrippa le mien.
À jamais emporté dans tous les jamais et les adieux. Les au revoir et les à peine rencontrés. Les peines partagées et celles qui se laissent dévorer. La faim sans fin et la fin des autres. Les autres qui n'existent que pour ne pas exister. L'existence de ceux qui meurent avant de vivre, et ceux qui vivent trop jusqu'à en mourir. Ceux qu'on perd avant d'avoir trouvés, et ceux qu'on trouvent seulement après. Les après, ceux qui sont avant l'avant, mais jamais longtemps, le temps qui passe pour ne plus se laisser passer autour, l'homme qui tourne autour de tous les pots pour trouver celui dans lequel se noyer, les mots étouffés qui remontent à la surface et la surface d'une eau plus trouble que les yeux qui voient encore, encore que ce n'est que mort, et qu'alors il n'y a plus rien. Rien de tout ce que le rien avait à offrir, et tout ce que le tout offre pour voir flétrir, dépérir, moisir, vomir, occire...
Rien du tout.
Par la fenêtre de la chambre filtrait une agréable lueur carmin.
Je me suis réveillé et je dormais toujours. Comme tous les autres jours. Et comme toutes les autres fois, j'avais cette marque sur mon bras, que je serrais encore, encore un peu plus fort.
C'est là qu'il m'avait attrapé la première fois, lorsqu'il ne pouvait attraper que moi.
C'est là que ça brûlait le plus. Là et autre part.
Et quand je regardais le noir, il me contemplait des yeux. Ces yeux d'un blanc laiteux.
Ses lèvres ne bougeaient plus. Elles ne bougeaient pas puisqu'elles n'avaient jamais bougé.
— Tais-toi.
Il criait dans un murmure.
J'aimerais bien, crois-moi. J'aimerais bien...
J'écartais les rideaux une dernière fois.
La prochaine fois, referme tes doigts sur moi.
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