8. Jaspe

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Le jaspe aiderait de surmonter les difficultés connues et survenues pendant l'enfance.

°°°

Léana appuie sur le bouton de la tondeuse, jaugeant avec méfiance l’outil qui se met à vibrer. Derrière elle, appuyé sur le rebord de la baignoire, Kaïs la surveille d’un air provocateur. Insolente, elle lui lance un regard de défi et approche la tondeuse de ses belles boucles rousses. Elle compte lentement dans sa tête tout en fixant son meilleur ami. Les premières mèches tombent, voletant jusqu’au carrelage de la salle de bain. Mais ce n’est toujours pas suffisant. Elle se saisit des ciseaux, empoigne sa chevelure et s’apprête à couper sauvagement ses longueurs quand Kaïs lui attrape précipitamment l’avant-bras :

— C’est bon, face de tarte, lance-t-il, sévère. Lâche ça, tu m’énerves.

Elle rend les armes et s’assoit sur le tabouret devant le miroir. Précisément à l’endroit où Kaïs lui aurait ordonné de s’installer si elle lui en avait laissé le temps. Son regard planté dans celui du garçon, elle croise lentement les bras et ses lèvres se parent d’un sourire satisfait.

S'ensuit un concert de soupirs de frustration et d’insultes à voix basse. Sublimes mélodies qui agrandissent le sourire de Léana.

— Un jour, je t’arracherai la tête, tronche de lune.

Lorsque Léana sort de la salle de bain, elle se sent enfin libérée d’un poids. Ses longues boucles ont disparu, laissant place à une multitude de courtes mèches folles. La liberté. Enfin. Même si elle n’est que finement musclée, il est évident qu’avec une telle coiffure, on la prendra pour un garçon. Mais ça lui importe peu. Au contraire, elle est ravie. Dans ses habits trop larges, dans ses tenues que l’on dit « masculines », elle se sent plus authentique, plus elle-même.

Elle ignore la voix de l’Autre qui lui chuchote que ce genre d’habits ne la met pas en valeur, qu’elle fait gamine, qu’elle devrait troquer son sweat-shirt pour un top serré si elle veut plaire aux mecs. D’un coup de pied mental, elle envoie le spectre d’un adolescent longiligne à la chevelure noire et aux yeux sombres dans un placard au fond de son esprit. Fiche-moi la paix.

Quand elle redescend dans la cuisine, Iris la félicite pour son choix et complimente le travail de son petit-fils. Kaïs, lui, garde le silence. Mais le sourire qu’il réprime révèle la fierté qui l’anime. Pendant un instant, Léana hésite à lui proposer de devenir le coiffeur officiel de la famille. Puis elle se rappelle qu’elle est passée à deux doigts d’une boule à zéro et serre les lèvres pour empêcher cette mauvaise idée de sortir.

— Une tisane ça vous dit ? demande Iris en sortant trois tasses de l’armoire. Hashim est encore sur le Continent, il ne rentre pas avant vendredi. Je vous jure ! Parfois ces cours à l’Académie… Ah, il va me manquer de la menthe, grimace-t-elle devant son bocal de feuille séchées.

— Je vais t’en chercher, propose Léana.

Avant qu’Iris ne puisse décliner, elle ouvre la porte de la véranda et se précipite dans l’escalier extérieur. L’air frais de la nuit s’enroule autour d’elle, l’humidité ambiante se dépose sur sa peau alors qu’elle se fraie un chemin dans le jardin.

Les branchages des arbres filtrent la lumière des lampadaires qui éclairent la rue d’à côté mais c’est suffisant pour qu'elle arrive à se repérer dans cette jungle de plantes. Mouais. Elle manque quand même de s’étaler sur le sol à cause d'une racine qu’elle n'a pas vue.

Après quelques minutes de tâtonnement, elle finit par repérer le parterre de plantes aromatiques. Soudain, alors qu’elle essaye de déterminer si le végétal qu’elle a sous les yeux ressemble à du thym ou du romarin, elle entend des pas claquer sur le bitume. Une pluie légère se met à frapper les dalles, la lune illumine de son halo mystérieux les perles d’eau qui se mêlent à la pierre. Dame de givre, la brume enveloppe la nuit de son étreinte glacée.

Une respiration saccadée retentit.

Léana se relève et se dirige vers le portillon qui donne sur la rue. Un hurlement explose dans l’obscurité. Elle sursaute. Bordel. À travers le brouillard qui s’est levé, elle distingue une silhouette s’écrouler sur le bitume. Le visage tourné vers le ciel couvert, l’inconnu clame sa tristesse pendant que les gouttes de l’averse s’écrasent dans ses boucles, roulant sur son front jusqu’à s’associer à celles qui naissent dans son regard. Puis d’autres sanglots se mêlent au clapotis de la pluie qui continue de tomber, sourde à sa douleur.

Qu'est-ce qui la pousse à s'approcher ? La curiosité ou la douleur dans ces pleurs qui fait écho à la sienne ? Elle n’en a aucune idée. Elle a conscience que ses mains tremblent et que les battements de son cœur s’accélèrent à chaque pas qu’elle fait vers l’inconnu. Sa peau se hérisse lorsqu’une odeur métallique infiltre ses narines. Du sang afflue le long de l’épaule gauche de l’adolescent. Il s’échoue contre les ecchymoses de ses avant-bras, glisse sur les plaies de ses doigts avant de rejoindre les flots qui s’abîment dans les égouts.

Et, lorsque l’inconnu tourne son visage tuméfié vers elle, Léana se crispe.

Micah.

Elle s’accroupit à sa hauteur. La cendre de ses yeux évite le cobalt de ceux du garçon pour se poser sur les entailles de ses joues et de son front. Même si elles ont l’air superficielles, il est évident que Micah a passé un sale quart d’heure.

Qu’est-ce qu’il t’est arrivé ? Elle aimerait lui poser cette question. Mais aucun mot ne sort de sa bouche. Ses lèvres tremblent, ses mains restent posées sur ses genoux. Pourquoi s’est-elle approchée si elle est incapable de lui apporter de l’aide ? Qu’est-ce qu’elle fait là, agenouillée sur le sol, à le regarder dans le blanc des yeux ? Pourquoi voit-elle sa propre souffrance dans son regard ?

Elle sursaute presque lorsque Micah finit par briser le silence imposé par le fracas de la pluie :

— J’essaye un nouveau maquillage pour Halloween, grimace-t-il en cachant de sa main la plaie sur son épaule. J’imagine que j’en ai un peu trop fait.

Elle lui sourit d’un air gêné. Il est à peu près aussi nul qu’elle question mensonge. Elle lui aurait fait remarquer si elle n’avait pas senti du mouvement dans son dos. Aussi rapidement que lui permet sa musculature affaiblie, Léana se relève et scanne la nuit d’un regard inquiet. Puis une voix familière se met à gronder :

— Restez pas plantés là, bande d’idiots. Vous voulez attraper la mort, bordel ? siffle sèchement Kaïs, les mains dans les poches.

— Kaïs ? Mais …

— Combien de temps il te faut pour aller chercher trois feuilles à la con, face de lune ? continue-t-il en haussant un sourcil interrogateur. Et toi, tronche de givre, qu’est-ce que tu ...

Kaïs s’interrompt subitement. Léana le regarde étudier chaque plaie visible sur la peau de Micah. Puis la mâchoire du blond se tend. Ses pupilles pourpres se plantent dans celles de Léana. Comme s’il essayait de déterminer si les gouttes qui coulent sur ses joues sont des larmes d’impuissance ou des larmes de pluie. Elle baisse la tête en s’essuyant discrètement le visage pendant que son meilleur ami se penche vers Micah :

— Elle peut marcher, la reine des neiges ? lance Kaïs, en tendant une main au brun. Dépêche, j’ai pas toute la vie.

Léana entend Micah soupirer discrètement et un petit sourire compatissant nait sur ses lèvres. Elle observe les traits creusés de fatigue de l’intéressé pendant qu'il hésite devant la main impatiente de Kaïs. Puis le regard de Micah se plante dans celui de Kaïs. Spectatrice d’un échange silencieux entre les deux lycéens, Léana expire profondément lorsque Micah se redresse, aidé par le blond qui ne le lâche pas une seconde.

— Tu sais que je m’appelle Micah, Kaïs.

— M’en fous. Avance, bordel.

Grommelant dans sa barbe, Kaïs passe le bras gauche de Micah sur ses épaules et le soutient avec une autre main sur sa taille. Compte tenu de sa carrure, son meilleur ami pourrait facilement jeter sans cérémonie l’adolescent sur son épaule. Mais il se retient probablement ; Micah a été assez malmené pour la soirée.

Léana ouvre le portillon du jardin tandis que Kaïs lui jette un regard en biais, resserrant sa prise sur la taille du brun. Elle baisse les yeux vers le sol lorsqu’il passe devant elle en sifflant :

— Vous êtes des putains de boulets. Je vous jure.

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