Chapitre 2.5

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L’atmosphère au palais ne fut plus la même les jours suivants. La souveraine évitait son conseiller et le conseiller s’agaçait du refus absolu de la reine à prendre un époux. Tous deux cherchaient une solution pour convaincre l’autre de revenir sur sa décision.

Les rares occasions où l’on voyait Sa Majesté Khiara, son regard sombre laissait paraître sa mauvaise humeur. Personne n’osait lui dire un mot de peur de se voir charger de corvées jusqu’à la fin de sa vie.

Dans le secret des murs de sa chambre, la jeune reine regrettait de n’avoir aucun ami pour partager ses pensées. Le regard perdu sur le balcon, la solitude lui pesait plus que jamais. Personne dans ce palais ne pouvait se douter de ce qu’elle éprouvait vraiment. Combien la situation était frustrante pour elle.

À dire vrai, il y avait bien quelqu’un. Mais jamais Khiara ne se tournerait vers elle pour exprimer sa détresse. Annabelle ne manquerait pas de tourner la situation à son avantage. Au diable cette vipère de servante qui n’éprouvait que de la haine à son égard ! Comme à l’habitude, Sa Majesté renvoya au fond d’elle tout son chagrin et ses pensées afin de ne laisser voir à quiconque ce qu’elle ressentait. Ainsi, pensait-elle, personne ne pourrait prendre le dessus.

On frappa brièvement à la porte de sa chambre. L’instant d’après, Annabelle entrait, un sceau d’eau brûlante à la main. Elle n’eut pas un mot pour la reine et se dirigea dans la salle de bain. Elle fit des allers et retours pendant un moment, ignorant volontairement Khiara qui fixait toujours le balcon d’un regard triste.

Lorsque la servante eut fini, elle prit soin de verrouiller la porte à clef, comme elle le faisait à chaque fois puis s’approcha.

« Je ne comprends pas pourquoi vous ne les avez toujours pas jetées puisqu’elles vous font tant de peine, lança-t-elle, les bras croisés. Vous devez aimer souffrir ou peut-être voulez-vous vous attirer ma pitié.

  • La souffrance est tout ce qui nous a toujours maintenue en vie, répondit la reine sans un regard, quant à ta pitié, Annabelle, nous n’en voudrions pas pour tout l’or du monde. Et nous ne nous attendons pas à ce que tu comprennes combien ces fleurs sont précieuses.
  • Alors qu’elles ne vous étaient même pas destinées ? se moqua la femme de chambre.
  • La plupart de ces fleurs sont rares, petite idiote. Et l’intention derrière est intacte, quand bien même ne nous étaient-elles pas destinées. Mais comment pourrais-tu comprendre cela, toi dont l’esprit est hanté par la cupidité ?
  • Puisque vous abordez le sujet, Majesté, votre petit secret est toujours aussi lourd à porter pour une pauvre petite idiote comme moi. Quelques pièces d’or m’aideraient sûrement à garder les lèvres closes. »

Un sourire diabolique naquit sur son visage. Elle se délectait d’avance de voir le trouble glisser dans les yeux de la reine. Son ego se nourrissait avidement de ces moments-là, mais cette fois-ci, le visage de Khiara affichait une froideur terrifiante. Elle ne l’avait jamais vue avec cette expression, et l’espace d’un instant, elle hésita. Puis elle se rappela qu’il lui fallait simplement la menacer pour la voir céder :

« Allez-vous encore tenter de vous rebelle vainement, Majesté ? Je suis votre seul atout, gardez cela en mémoire. Si je venais à parler, il y a peu de chance que vous gardiez votre couronne sur votre tête ou même votre tête sur vos épaules.

  • Tu devrais t’inquiéter pour la tienne. »

Les deux femmes se toisèrent ; à l’intérieur de chacun brûlait l’envie de voir l’autre disparaître. Sa Majesté s’avança près de sa servante qui eut un geste de recul avant de reprendre confiance et de lever légèrement le menton pour lui montrer qu’elle n’avait pas peur.

« Tu veux toujours plus, tu demandes toujours plus sans même te soucier des risques que tu prends, fit Khiara en fronçant les sourcils. Crois-tu réellement que la situation sera toujours celle-ci ? Les choses changeront un jour, et ce jour-là, nous verrons qui rira. »

La domestique ne broncha pas. C’était inhabituelle de ne pas la voir flancher après une menace. Elle sentit que la situation n’était plus en sa faveur. La reine lui avait-elle trouvé une remplaçante ? Elle en était persuadée. Il ne lui restait plus qu’un dernier recours. Elle remonta sans aucune pudeur sa robe en haut de sa cuisse pour saisir une dague cachée là.

« Qu’est-ce que… bégaya Khiara en peinant à croire ce qu’elle voyait, Annabelle ? Qu’est-ce que tu fais ?

  • Vous n’avez plus besoin de moi, n’est-ce pas ? Alors je prends les devants. Vous allez m’accompagner jusqu’au vieux conseiller, et je lui dirai tout.
  • Et si nous refusons ?
  • Je vous tue, et… je lui dirai tout.
  • Annabelle, nous pouvons peut-être…
  • Parler ? Non, j’en ai assez de faire des courbettes devant vous. Vous croyez que vous êtes meilleure que moi, mais nous verrons qui ils acclameront une fois la vérité révélée. »

Elle pointa sa lame vers Khiara puis lui fit signe d’avancer vers la porte. Le souffle coupé, le cœur pulsant comme jamais dans sa cage thoracique, la souveraine cogitait à toute vitesse pour trouver comment s’en sortir. Et elle ne vit qu’une issue…

Lorsqu’elle arriva à sa hauteur, elle se jeta sur sa servante pour essayer de s’emparer de l’arme. Une lutte acharnée commença. Annabelle voulut crier pour alerter les gardes, mais une main se plaqua sur sa bouche tandis qu’un pied se glissait derrière les siens. Elle tomba lourdement, s’accrochant à sa dague autant qu’à sa vie. S’en emparer signifiait inévitablement devoir mettre fin à l’existence de l’autre, les deux femmes le savaient. Tirant les cheveux de Sa Majesté, Annabelle redoubla d’efforts pour se redresser, l’arme toujours dans sa main. Lorsqu’elle réussit enfin, elle resserra sa prise autour du manche de l’arme et l’abattit sur Khiara. Mais celle-ci vit le coup venir et n’hésita pas une seconde à l’attraper par la lame.

« Annabelle, stop ! Cela suffit ! Es-tu devenue folle ? fit-elle en ignorant la vive douleur et le sang qui coulait de ses paumes.

  • Vous avez peur, n’est-ce pas ? Laissez-moi vous dire que c’est trop tard ! Il est temps que mon service prenne fin, vous ne croyez pas ? »

Le visage de la servante se mua en un rictus de satisfaction : elle allait prendre un immense plaisir à voir la reine souffrir. Elle s’imaginait déjà vénérée ; on lui donnerait le titre d’héroïne de la nation pour avoir sauvé le royaume de cette abominable garce qu’était Khiara.

« Gardes ! À l’aide ! Gardes ! » cria-t-elle tout à coup en guettant la porte.

Dans le couloir, des pas lourds claquèrent en rythme avec le tintement des armures jusque devant la chambre royale. De violents coups se firent entendre sur la porte. Ils essayaient de l’enfoncer.

« Vous êtes finie ! » s’esclaffa Annabelle en s’attendant à voir apparaître les gardes d’un instant à l’autre.

Mais Khiara n’avait pas dit son dernier mot. Elle tira d’un coup sec sur la dague qui échappa des mains de la domestique et la retourna contre elle. Son visage si fier se crispa sous la douleur qui saisissait sa poitrine, puis laissa place à la peur. Ses mains tentèrent vainement de retenir le liquide rouge qui s’échappait de son corps, puis sa tête tourna lentement vers Sa Majesté, essayant d’articuler des mots incompréhensibles. Elle bascula finalement en arrière comme si elle n’était plus retenue par quoi que ce soit.

Ignorant le feu qui brûlait ses deux paumes, Khiara alla déverrouiller la porte afin que ses gardes puissent la rejoindre, puis se laissa tomber contre le mur. Les mains tremblantes, le cœur frappant violemment son thorax, elle peinait à reprendre ses esprits.

« Majesté, vous êtes blessée ? Que s’est-il passé ? » l’interrogea un garde en s’accroupissant près d’elle.

Les yeux clos, elle inspira profondément pour se calmer et dévoila que sa femme de chambre avait tenté de la tuer, montrant ses mains sanguinolentes comme preuve de son agression. L’un des gardes s’approcha d’Annabelle qui gisait inerte au milieu de la pièce et déclara qu’elle était morte.

« Était-elle seule ? s’enquit l’autre.

  • Oui, répondit la reine.
  • Par chance, vous avez pu vous défendre » fit-il avec soulagement.

Un instant après, Zorian entrait précipitamment dans la chambre. Son visage livide témoignait de son inquiétude. Il ne put retenir quelques larmes en voyant sa jeune protégée couverte de sang et recroquevillée sur elle-même. Malgré son âge, il n’hésita pas à poser un genou à terre afin de l’examiner de plus près.

« Il faut soigner cela, dit-il en posant les yeux sur ses mains. Est-ce là vos seules blessures ?

  • Oui.
  • Je vais faire appeler une femme de chambre pour vous aider à retirer ces vêtements, et elle s’occupera de panser ces vilaines plaies. »

Il regretta son entêtement à refuser la venue d’un médecin au palais, bien qu’il lui en avait vanté les bénéfices, Sa Majesté n'avait pas daigné accepter - pourquoi s'y résoudre, puisqu'elle n'était jamais malade ? Et pourtant, un médecin aurait été fort utile aujourd’hui.

« Sélène, nous voulons Sélène, pas une autre ! indiqua la blessée.

  • Majesté, vous ne devez pas vous rendre compte de ce que vous dites…
  • Nous voulons Sélène, insista-t-elle. Si quelqu’un a pu corrompre Annabelle, les autres aussi. Sélène est arrivée il y a peu et craint trop pour la vie de son père pour tenter quoi que ce soit contre nous.
  • Vous pensez qu’Annabelle a été payée pour s’en prendre à vous ?
  • Pas vous ?
  • C’est très probable. Très bien, je vais la faire mander. »

Il se tourna vers un garde et dès qu’il eut donné ses directives, reporta son attention sur la reine. Une fois encore, quelqu’un avait failli la lui prendre, de la même façon qu’on lui avait pris son ami Drasyl.

Lorsque Sélène arriva, elle découvrit avec stupeur le corps sans vie d’Annabelle au milieu de la chambre. On ne lui avait rien dit de la situation pour ne pas alarmer le palais. Elle remarqua soudain Khiara et porta une main horrifiée à sa bouche en voyant l’état dans lequel elle se trouvait. Zorian glissa une main dans son dos pour l’inciter à avancer vers celle-ci et d’une voix calme, il l’éclaira sur la situation.

« Veillez prendre soin de notre précieuse souveraine, jeune fille », ajouta-t-il sur un ton grave à la fin de son explication.

Sélène aida la jeune femme à se relever et l’emmena dans une chambre voisine. Elle la fit asseoir sur le lit puis examina ses mains. La chair avait été tranché nette, cisaillée à plusieurs endroits. Les blessures étaient profondes. Elle n’avait jamais été confrontée à ce genre de plaie, mais elle savait quoi faire. Elle retourna dans la chambre du drame pour demander à Zorian ce dont elle avait besoin.

Elle revint avec de quoi faire des bandages, et le vieux conseiller lui avait également demandé de l’aider à changer de tenue. Elle ne pouvait décemment pas rester avec tout ce sang sur elle ! Khiara n’avait pas bougé, fixant ses mains du regard, muette. Avec toute la douceur dont elle est capable, Sélène attrapa le poignet de Sa Majesté :

« Faites-moi voir, je vais m’occuper de cela. »

Son corps était encore tendu, prêt à se défendre, mais elle se laissa faire. Elle observa tous les faits et gestes de sa soigneuse qui se montrait très délicate. Après avoir nettoyé les plaies, elle les banda. Quand elle eut fini, les mains de la reine semblait avoir été momifiées tant elle les avait entourées de bandes de tissu. Au moins, elles ne saignaient plus.

« Je crains que ce ne soit pas très esthétique » commenta Sélène d’un air gêné.

Elle croisa le regard de la souveraine sans parvenir à déterminer ce qui traversait ses prunelles. Était-ce de la peur ? Ou autre chose ? Dans le doute, elle posa sa main sur les siennes et lui assura qu’elle pouvait lui faire confiance : jamais elle ne s’en prendrait à elle. Mais Khiara n’eut aucune réaction.

« Majesté, hésita-t-elle, si vous voulez pleurer, cela restera entre nous, je vous le promets. Après ce que vous venez de vivre, il serait normal que vous cédiez à vos émotions. Moi, à votre place…

  • Sélène, la stoppa la reine, nous ne voulons pas pleurer. Nous nous demandons si nous pouvons te faire confiance.
  • Vous pouvez. Jamais je ne vous ferai du mal. »

Khiara la jaugea du regard et ajouta :

« Tant que tu es ici, tu auras toujours le destin de ton père entre tes mains. Si tu nous trahissais-

  • Pardonnez-moi de vous interrompre, Votre Majesté, mais il est inutile de me menacer, fit-elle d’une voix douce, je ne suis pas comme Annabelle et je ne m’en prendrai pas à vous.
  • Ce n’est pas cela que nous craignons » soupira-t-elle en baissant la tête.

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