Cogito ergo sum
Saint Hilaire de Claret, une communauté monacale implantée au creux des Alpes françaises, bordée d’une dense forêt et traversée par un cours d’eau parfaitement canalisé depuis les désastreuses inondations de 2035. Une trentaine de moines vivent ici. Régulièrement, ils ouvrent les portes de l’abbaye à des pèlerins, des passants en quête de sens, quelques rares rescapés d’une espèce humaine sur le déclin. Lieu de déconnexion ou de reconnexion, de plus en plus nombreux sont ceux qui, depuis le traité de Garnier, délaissent pour un temps leur vie d’urbains pour s’offrir la retraite du genre humain. C’est la proposition phare de cette abbaye. Dans une période où la plus grande partie de l’humanité semble avoir oublié jusqu’à l’essence même de sa raison d’être, ces moines, tels des sémaphores se dressent au cœur du vide. Les résistants des quatre coins du monde y séjournent, loin des humanoïdes et de leurs semblables dégénérés, pour s’accrocher aux racines de leurs existences et se persuader que résister aux sirènes de l’oisiveté reste encore le meilleur choix et la véritable source d’épanouissement.
John est de ceux-ci. Il vient des États-Unis, de sa mégapole New York, pour deux mois d’exclusion volontaire et dans la perspective d’un travail à approfondir avec le frère Anatole. Il a fait sa connaissance quatre ans auparavant lors du fameux rassemblement de Garnier et ensemble ils œuvrent à présent autour de la question de la condition humaine ! C’est la première fois qu’il se rend dans ce monastère. Moins de cinq heures séparent son centre de recherche en histoire des humanités et ce havre de paix. Pourtant, plus de mille ans d’architecture se laissent contempler ici, et plus de deux mille ans d’histoire se transmettent incessamment au sein de ces antiques bâtisses. C’est à chaque fois l’œuvre d’hommes inspirés d’une reconnaissance divine qui justifie ce déploiement d’ingénieries sans âge et cette transmission d’une foi à toute épreuve.
Comment aisément conscientiser qu’on puisse en un lieu précis, s’étonner d'avoir franchi 6000 km en cinq heures et s’émerveiller devant 1000 ans d’histoire ? Devant le fronton de l’abbatiale, dos au portail, portant son regard au-delà de la plaine sombrant dans le couchant du soleil, John, qui n’a encore aperçu l’ombre d’un moine, déjà se projette dans une métaphysique à laquelle il aspire tant. Un simple bagage déposé à ses pieds témoigne du dépouillement souhaité pour les deux mois à venir. Il médite déjà et se prend à penser qu’il sera peut-être plus dur de partir que d'arriver.
Signes d’une évidente présence, petit à petit les bâtiments, massifs édifices en pierres sans âge ou récentes structures en verre, s’éclairent un à un. Ils forment un complexe harmonieux et savamment pensé. Devant John, sur trois niveaux s’échelonnent de multiples terrasses verdoyantes où, dans la lumière du soir tombant, se laissent deviner des cultures variées. Demain, il aura sans doute loisir d’admirer les technologies permettant un tel déploiement de richesses agronomiques. Là où il se tient, il domine le domaine. Lorsque son regard plonge vers le niveau le moins élevé, il entend davantage qu’il ne peut à présent le voir le léger chant d’un ruisseau courant entre les cailloux. C’est l’été et les sources se tarissent progressivement. Il lui tarde également de découvrir comment ici se gèrent les ressources.
D’une profonde inspiration, il s’emplit lentement d’un air aux effluves de spiritualité, de nature apaisante et de calme réparateur teinté toutefois d’une certaine mélancolie. Est-ce l’instant présent, ce qu'il donne à voir ou ce qu’il camoufle et, se faisant se révèle si brutalement qui le submerge ? Inexplicablement, une larme surprend John lorsqu’il la sent doucement couler sur sa joue. Dans le silence qui l’entoure, de l’intérieur de l’abbatiale s’élève un chant : “Salve Regina” entonne une voix seule - “mater misericordiae...” poursuit un chœur d’hommes. Silencieusement, John se glisse dans l’embrasure de la lourde porte laissée entrouverte. “Vita, dulcedo et spes nostra, salve. Ad te clamamus, exsules filii Evae. Ad te suspiramus, gementes et flentes in hac lacrimarum valle”. Et sur ses joues, les larmes se succèdent. Par-delà la nef, dans un chœur dépouillé, debout et tournés vers la statue d’une humble vierge qui leur tend les bras, trente moines de noir vêtus et encapuchonnés s’inclinent lentement et d’un ample geste se signent solennellement. Puis sans bruit et sans regard pour le visiteur, ils s’évanouissent par une porte latérale dans le cloître les menant à leurs cellules. Une courte nuit de sommeil les y attend.
Seul l’un d’entre eux se détache du groupe et descend la nef d’un pas décidé. Arrivé à la hauteur de John, dans un parfait anglais et un large sourire il s’adresse à son hôte :
–Hello John ? Puis, observant les yeux encore rougis de l’Américain– tu me sembles être à bon port et je te souhaite autant de larmes que nécessaire. Puissent-elles abreuver ta soif et arroser ton cœur. Qu’elles soient de peine, de bonheur, de contemplation et même de rage, elles ne sont pas vaines si elles fertilisent ta réflexion, ta méditation et ta prière.
–Bonjour Anatole, répond John dans un large sourire effaçant ses larmes, j’accueille tes paroles avec beaucoup de respect et d’humilité, même si je dois t’avouer qu’elles sont bien étranges pour un homme de ma condition.
– Qu’importe la condition, tu es un homme et c’est cela qui compte.
Puis, posant une main sur l’épaule de John, il l’invite de l’autre à se diriger vers la sortie où il l’accompagne.
– Je vais te montrer ta chambre et sans vouloir t’offenser, je te laisserai prendre seul possession des lieux car il se fait tard et notre sommeil est précieux. Demain je te ferai visiter et sans tarder nous nous attablerons à notre tâche.. Je vais tout de suite te mettre à l’aise avec une de nos règles fondamentales que nous imposons à nos visiteurs. Donne-moi, je te prie, tout sorte de dispositif de communication que tu pourrais avoir. Je te les restituerai à ton départ.
Sans hésitation et avec même une sorte de satisfaction, John s’exécute. Le voici donc à cinq heures mais à des années-lumière de sa ville, de ses amis, de ses collègues. Uniquement connecté aux hommes de chair et à lui-même. Pourquoi cela n’est-il donc point plus vertigineux ? Pourquoi cela semble-t-il rassurant ?
–Entre. Comme tu vois, ce n’est pas très grand et assez spartiate. Pour autant, l’essentiel est là, au-dessus de ta tête.
La chambre est en fait une petite pièce sphérique d’une dizaine de mètres carrés. Toute la paroi est en verre sans aucune armature, telle une bulle. Jusqu’aux deux tiers de sa hauteur, des volets permettent à loisir de laisser entrer la lumière ou de préserver son intimité. Le tiers restant, qui culmine en son point le plus haut à près de trois mètres du sol, en est quant à lui totalement dépourvu, de sorte qu’au plus profond de la nuit, vous contemplez la voûte céleste et que votre réveil se fait naturellement avec le soleil. Au milieu trône un lit de petite taille. À sa droite, un bureau pourvu d’une bible et, au grand étonnement de John, d’un bloc de papier et de crayons divers. À gauche du lit, une petite penderie et, derrière un paravent en fibres de lin, un petit cabinet de toilette avec douche et lavabo. Nouvelle surprise pour John à la vue de ce qu'il se rappelle être un savon. Il en utilisait dans son enfance avant qu’il ne soit progressivement banni dans les années 40 au profit des douches aux solutions intégrées jugées plus hygiéniques.
– Ce sera parfait, frère Anatole, et je ne sais comment te remercier. Je dois cependant te confesser que je ne saurai utiliser ces ustensiles mis à ma disposition sur ce bureau.
– Peu de visiteurs de ton âge sont en mesure aujourd’hui de tracer le moindre signe, mais tu verras, l’apprentissage peut être rapide dès lors que la nécessité l’exige. Commence par recopier quelques lignes de cette bible et je te promets une grande satisfaction à retrouver ces gestes que nos parents abandonnèrent et qui pourtant ont cultivé des centaines d’années de communication entre les hommes.
Frère Anatole jette un œil sur une montre qu’il porte au poignet.
– John, il est à présent 21h30 et il fait nuit. Avec mes frères, nous nous levons à 5h00 pour les Vigiles. Rien ne t’oblige à nous rejoindre dans la liturgie des heures, mais je vais devoir t’abandonner. Si tu as faim, la pièce contiguë à ta chambre, que tu peux gagner par cette porte en face de nous, donne sur un couloir qui dessert une salle à manger où tu trouveras tout ce dont tu as besoin. Je tiens à t’informer que nous accueillons sept autres personnes. Leurs chambres sont dans le prolongement de la tienne. D’un côté, chacune donne sur le chemin qui nous a amenés jusqu’ici et de l’autre sur le même couloir qui permet de se rendre dans la salle à manger mais aussi dans bien d’autres pièces que tu pourras visiter à ta guise quand bon te semblera. Je te souhaite une très bonne nuit et que ton âme repose en paix dans les mains de Dieu.
–Merci beaucoup, frère Anatole.
À peine le moine eut-il franchi la porte que John, fourbu, s’allonge sur le petit lit. Les yeux fixés sur les étoiles, il savoure soudain la quiétude de l’endroit.
C’est la faim qui le tire de sa méditation. Il sort de sa chambre et pénètre dans un couloir circulaire. Sur l’extérieur de la courbe, il compte une vingtaine de cellules identiques à la sienne. Certaines ont les volets baissés, là où d’autres laissent entrevoir des aménagements en tout point identiques à sa propre chambre. À l'intérieur du cercle, quatre salles cubiques. Le verre est abandonné au profit d'un bois chaleureux. Seuls les plafonds conservent une forme sphérique et transparente.
Une pièce plus vaste fait manifestement office de salle à manger avec une grande table centrale parée de deux immenses bancs. Communiquant avec cette salle, John repère dans le fond ce qui semble être une cuisine. Une autre porte sur la gauche du réfectoire est fermée. John s’y dirige pour découvrir une pièce beaucoup plus petite invitant à l’étude. Sur l’ensemble des murs court une bibliothèque. La collection n’a rien d’extraordinaire, mais une telle concentration d'ouvrages devient pourtant rare. Au centre, une vaste table équipée de tout un nécessaire d’écriture. Persuadé de revenir par ici dans un avenir proche, John retourne dans la salle à manger pour faire face à une dernière porte sur laquelle, au-dessous d’un crucifix, on peut lire “silentium et orationem”. Sans mystère, derrière cette cloison se trouve un oratoire. John y pénètre doucement. Une suave odeur d'encens enveloppe un lieu éclairé d’une légère lueur permanente. Quelques rangées de chaises font face à un petit autel en bois clair et sur un côté se dresse une armoire massive. Derrière l’autel, sur le mur, est fixé le tabernacle sur lequel brille une petite ampoule rouge. John connaît la signification de ce symbole, mais rien de plus.
De nouveau dans la grande pièce, il avise quelques fruits et un fromage. Cela fera l’affaire pour cette nuit. Rassasié, il décide de regagner son espace privé. Il ne revient pourtant pas sur ses pas et préfère continuer à arpenter la coursive, espérant peut-être découvrir un aspect inattendu. Rien de tel cependant, si ce n’est que John observe çà et là quelques lumières diffuses s’échapper de l’une ou l’autre des cellules occultées.

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