cogito ergo sum (2)

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Allongé sur son lit, sans prendre la peine d’entrer dans son drap, vêtu d’un simple caleçon, John, dans la moiteur estivale, plonge de nouveau son regard dans la profondeur céleste. Dans cet instant qui précède le sommeil, il laisse s’évader ses pensées. La veille, il a eu une longue discussion avec son amie Gina. Celle-ci a du mal à comprendre sa décision. Quelle rationalité peut-il y avoir à s’exiler dans un lieu perdu dans l’espace et dans le temps ? Pourquoi le frère Anatole ne viendrait-il pas lui-même à New York ?

–Tu rentres juste d’une expédition et te voilà de nouveau reparti. On a aussi besoin de toi ici. Tes recherches sont précieuses pour nous aider à comprendre comment orienter notre action.

L’agacement qui pointait dans le son de sa voix trahissait sans doute davantage qu’elle l’eût souhaité l'attachement qui la lie à cet homme.

–Je sais bien, mais toi, sais-tu au juste de quoi il est question ?

–Tu m’as dit l’autre jour que tu devais résoudre des questions que tu qualifiais d’existentielles. Admets que c’est un peu vaste pour en tirer quelconques conclusions.

Gina lui avait brusquement tourné le dos comme pour manifester davantage sa réprobation face à ce nouveau départ.

–C'est bien cela, mais je ne peux en dire plus pour l’instant. Sache seulement que des enseignements que je tirerai de cette recherche nous pourrons fonder solidement notre programme. Et John marqua un temps. Me fais-tu confiance ?

–Voilà bien un terme désuet que je n'ai pas entendu depuis belle lurette, s’amusa Gina. Si l’idée est de t'estimer pour ce que tu es, de passer de bons moments avec toi ou même simplement d'échanger, alors oui, je te fais confiance.

– Gina, sais-tu ce qu’est la morale.

– Comme tu y vas aujourd’hui avec tes grands mots, soupira-t-elle. J’ai bien une idée mais il faut avouer que là aussi le terme est désuet. Qui peut bien se soucier de morale dans notre monde.

–Mais nous justement. Et nous devons nous assurer que notre action est moralement acceptable.

– Tu en doutes ? Sais-tu que tu laisses entendre que tu pourrais trahir notre confiance à tous.

Le souffle dans lequel furent prononcées ces dernières paroles pesa lourdement entre les deux amis.

– Où veux-tu en venir ? reprit-elle après un instant de silence.

Mais John se tut, les yeux baissés, assis sur le bord de sa chaise dans son petit bureau du New Paper. Peu de temps avant, Gina venait de lui demander quelques renseignements sur ce qu'il savait de la prochaine mission vers Mars. Il lui a alors fait part de ses questionnements. Ils constituaient avec quelques amis au cœur de New York un petit groupe d’une espèce en voie de disparition : l’homme-érudit. Sur Mars, un point perdu dans l’espace, d’autres hommes, a priori eux aussi assez érudits , survivaient en obéissant à la volonté de celui qui se faisait passer pour un des derniers érudits, l’incarnation même du Savoir Absolu. Dans quelques coins perdus du globe terrestre, quelques autres érudits, ceux dont le savoir est millénaire, persistent à vivre tels qu’ils ont toujours vécu. Et au milieu de ces érudits, tous les autres, les abêtisés et leurs humanoïdes, la multitude. Comment imaginer que l’ordre établi, installé depuis à présent plusieurs décennies, pourrait s’inverser. Le progrès semblait inexorablement mener à une évolution de l’espèce humaine dont eux-mêmes seraient peut être les derniers vestiges de ce qu’elle fut encore cent ans en arrière.

– Sommes-nous des hommes uniquement par le simple fait de penser que nous le sommes ou bien le sommes-nous par une simple caractérisation biologique. Autrement dit qu’est-ce que l’homme ? souffla John pour rompre le silence pesant qui s’est installé entre eux. J’ai décidé de nommer ma recherche “cogito ergo sum”.

– Cogi quoi ? Gina, perplexe, ne put que reprendre les deux premières syllabes de cet inintelligible langage.

– J'ai fait de très grandes découvertes ces derniers temps. Mes recherches m’ont amené dans des sphères que nul d’entre nous n’a encore explorées. Je ne peux pas t’expliquer, ce serait trop long. Je te demande juste de me faire confiance. Je vais partir deux mois et à mon retour, on verra.

Et c'est ainsi qu’à présent , dans cette petite cellule à des milliers de kilomètres de Gina, John ne pense plus qu’à la bibliothèque d'une part et à l’oratoire de l’autre. Ses recherches sur l’identité humaine l’ont conduit à collecter de multiples données sur l’intelligence de ses semblables. Il considère que c’est dans les années quarante que s’est produit le déclin de l’espèce au profit de l’émergence de l’intelligence artificielle. Si celle-ci connu un essor fulgurant vingt ans plus tôt, c’est pourtant bien sous l’impulsion d’un programme nommé Gamma sorti d’un cerveau humain que s’opéra inexorablement ce que John théorisa sous le terme du grand remplacement. Il reprenait ainsi un concept sulfureux du début du XXIème siècle où la seule préoccupation d’une partie de la population terrestre était de s’évertuer à démontrer qu’elle valait mieux que l’autre partie dont le but aurait consisté à venir leur voler leurs biens matériels, territoriaux, culturels et religieux et donc substituer leur mode de vie au leur. Cette théorie, accompagnée d’une révolution spectaculaire des modes de communications et d’informations grandement basés sur ce qu’il convenait d’appeler le fake news conduisit l’humanité à sa principale révolution depuis quelques centaines d’années. Ainsi les années trente furent-elles celles du chaos, des exterminations, des spoliations et éradications. En parallèle Gamma se développait. Formidable monde virtuel en connexion direct avec le réel. Une Intelligence Suprême pilotait toute l’activité humaine favorisant l’émergence du plus vieux rêve : l’affranchissement de la valeur travail. L’artificiel connu dès lors un développement proportionnellement inverse au déclin du réel. Au grand remplacement s’ajoutait une autre théorie, le grand effacement. Sous le contrôle d’une poignée d’hommes, l’intelligence Suprême s’appliqua à détourner l’humanité des questions existentielles en lui donnant en permanence toutes les jouissances nécessaires à son épanouissement. Et progressivement, parce qu’il devenait superflu d’essayer de comprendre pourquoi tout se passait à merveille pour lui, l’homme cessa de s’informer, de cultiver son savoir et sa science pour s’enfoncer dans le dernier concept que John explora d’un point de vue philosophique : l’oisiveté. En moins de deux générations le mal fut fait par le simple fait de l’inutilité de la transmission. L’intelligence Suprême veillait et ordonnait à une armée d’humanoïdes de pallier l’ignorance humaine. Ce sont eux qui remplacèrent. Aujourd’hui, ils nourrissent, bercent, cuisinent. Ils conduisent, divertissent et amusent. Pour éviter le moindre stress, l’intelligence Suprême proposa des orientations de gestion environnementale extrêmement favorables. Elle ordonna des programmes énergétiques dits propres et en grande partie basés sur la puissance solaire. Elle planifia des répartitions équitables de la richesse alimentaire, développa des ressources agricoles dans des zones improbables et contrôla les moindres accidents naturels pour anticiper et palier au plus vite les risques de séismes, incendies, inondations…Elle procéda enfin à un contrôle stricte des risques sanitaires, déployant des règles nutritionnelles, des contrôles de santé réguliers, des processus protecteurs. Ainsi disparurent les accidents de la circulation, les conduites mortifères comme le tabagisme, l’alcoolisme ou la consommation de drogues. Se vidèrent tout aussi naturellement les hôpitaux ou les prisons, les écoles et universités mais aussi tous les lieux de divertissements culturels devenus intellectuellement inaccessibles. Les bâtiments et équipement demeurèrent, soigneusement entretenus par les humanoïdes qui en devinrent les gardiens aussi futiles qu’inutiles. Fut un temps où la paix sociale s’achetait par du pain et des jeux. Le XXIème siècle fut celui où la paix sociale elle-même n’eût plus de signification puisque la machine, pure création humaine, entreprit la destruction de l’essence même de l’homme, sa sociabilité.

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