Peur

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Il est un peu plus de 9h00 à New York. Gina regarde s’évanouir dans l’azur de ce matin d’été le supersonique qui emporte John vers cette lointaine contrée française. Le hall de l’aéroport grouille de monde comme chaque jour. Des femmes croisent des hommes. Des regards se croisent aussi. De l’indifférence généralement mais aussi parfois du désir. Le lien du regard où tout se joue dans ce monde où tout est jeu. Les chiens se reniflent, eux se regardent. Et quand l’alchimie opère, dans un coin, sur un banc, face aux autres ou seuls au monde, ça copule comme ça mange, boit, dort ou pisse. Gina n’aime pas ces chairs qui s'étalent. Gina n’est pas de ceux-là qui cherchent les regards. Gina est de ceux qui questionnent l'ordre établi, l’ordre voulu par ceux qui dictent. D’ailleurs, elle marche la tête haute, trop haute pour qu'aucun regard puisse croiser le sien. D’autres pourraient esquiver en marchant la tête basse, mais elle n’aime pas marcher la tête basse. Elle aime aussi faire savoir qu’elle ne veut pas. La plupart, la majorité même, n’imaginent même pas qu’il puisse en être autrement. Puisqu’on peut, on veut. À moins que ce soit le contraire. Gina cherche à faire entrer dans cette équation simpliste le verbe savoir. Et elle pose la question, le pourquoi. Pourquoi, suis-je seulement autorisée à me poser la question ? En ai-je le droit ? Pourquoi donc tous les autres font-ils comme tous les autres ? Et si je fais différemment ? Que cela fait-il de moi ?

Rapidement, Gina traverse le hall. Elle arrive au parking et saute dans un joli drone rouge et or. D'un geste nerveux, elle fouille ses poches et en sort la pile-contact. Prestement, elle glisse le disque sur le commutateur et dans un léger vrombissement, les quatre hélices se mettent en mouvement. Elle gagne lentement le premier couloir à cinquante mètres d’altitude et peste contre une circulation déjà trop dense. Survolant l’immensité New Yorkaise, elle se laisse porter, l’autopilotage actionné. Elle ne regarde pas les Bêtisés ou les dégénérés comme elle se plait aussi à les nommer, avachis dans leurs véhicules conduits par des humanoïdes dont on ne sait plus s’ils sont les maîtres ou les esclaves. Gina manœuvre à présent pour une sortie de chenal. Elle vire sur la droite entre deux imposants buildings pour gagner, au 70ème étage de l’un d’eux, sa place attitrée dans un parking desservant les cinquante bureaux de ce niveau. Sur la porte qui en reconnaissant Gina s’ouvre automatiquement, on peut lire “New York Paper” et en dessous “What is said is true, what is kept silent can also be true”[1] .Osée cette devise ! Chaque fois qu’elle passe devant, Gina se rappelle combien elle incarne le rapport qui la lie elle et ses amis aux quelques despotes qui prétendent maîtriser le genre humain

Toujours pressée, elle traverse les bureaux, saluant ses collaborateurs d’un geste de la tête, d’une interjection ou d’un signe de la main. Le New Paper est un bastion, un lieu de résistance. Ici, on travaille, on gagne un salaire, on marchande encore des compétences. Chacun sait qu’il est un peu suspect, différent et probablement un peu surveillé. D’ailleurs le simple fait de se vêtir les démarque et les rend identifiables. Les humanoïdes eux-mêmes les ont déjà affublés du qualificatif « habillés ».

Au New Paper, une poignée de journalistes a décidé de contrer l’évolution de l’espèce humaine qu’ils ont nommé la « bêtisation ». C’est à la fois une référence à un processus menant l’homme au statut de bête et une subtile allusion à la privation de la syllabe « alpha » au mot alphabétisation. Ils sont une cinquantaine à prôner une forme de décroissance dans ces quelques mètres carrés perdus au cœur de New York. Ils se considèrent comme des journalistes ayant une vocation particulière. Peu importe le nombre de lecteurs (proche de zéro en dehors d’eux même), seule la substance saine de la profession demeure. Collecter un maximum d’informations, enquêter, rédiger, classer et surtout imaginer pouvoir un jour diffuser. Le New Paper possède en plus une véritable source d’informations qui se concentre dans la chronique journalière de l’activité de Gamma. C’est dans l’observation de cette activité parallèle, totalement virtuelle mais directement reliée au réel que les activistes du New Paper décryptent les mécanismes qui régissent le monde. En scrutant les rouages de Gamma, ils ont, tel un livre ouvert devant les yeux, une lecture de ce que purent être jadis la nature des échanges humains.

Le New Paper est par ailleurs un haut lieu de la résistance partagé avec Paris. En 2096, lors de l’assemblée constituante du nouveau genre humain initiée par Louise H, Gina et ses amis furent des piliers du programme de résistance. Ils doivent largement cette distinction à la lecture qu’ils ont de Gamma.

Gina allonge le pas et entre presque en courant dans le bureau du rédacteur en chef.

–Salut Tom, je sais, je suis super en retard.

–Je sais aussi.Tu jetteras quand même un œil rapide aux écrans de contrôle. Sans avoir ton expérience, je sens que quelque chose bouge dans le Magma.

Gina sourit. Il ne peut pas s’empêcher de nommer ainsi ce monde virtuel qu'est Gamma. Si elle en est aujourd’hui une des grandes expertes, c’est simplement qu’elle en est aussi en quelque sorte une héritière. Elle n’est autre que la petite-fille de Bill Hansen.

Bill Hansen révolutionna le concept de Métavers en 2030 en affirmant qu’il est illusoire d’imaginer un univers où le réel et le virtuel ne feraient plus qu’un. Il apporta ainsi une explication au cuisant et coûteux échec de Zuckerberg dans les années 2020. L’ambition de deux univers interagissant sans réelle distinction entre eux fut, selon Hansen, l'origine même de sa propre perte. L’humanité ne peut pas se dédoubler. Ce célèbre psychosociologue conceptualisa l’impossible schizophrénie sociétale. Il formula des théories expliquant que de puissants mécanismes ancestraux façonnaient une identité humaine en agissant dans une forme de subconscient collectif, rendant inconcevable l'hypothèse d'un monde double. En extrapolant, il émit une autre hypothèse. Il fit le pari qu’une reprise des travaux de Zuckerberg qui modifierait l’ambition de départ en considérant que le Métavers devait être une véritable distinction du réel tout en permettant sa représentation dans un rôle qui lui est propre, pourrait alors devenir un véritable laboratoire des échanges en tout genre de l'humanité. Économiques bien sûr, mais aussi sociologiques, psychologiques, diplomatiques… De là, toute une représentation de l’humanité pouvait être repensée dès lors qu’on pouvait imaginer en avoir une sorte de brouillon.

En parallèle, les recherches scientifiques de l’époque se tournèrent vers l’intelligence artificielle. La science des humanoïdes se développa conjointement, et les avancées spectaculaires en robotique ajoutèrent une nouvelle dimension à la théorie de Bill Hansen. Gamma, un Métavers en forte expansion, était initialement réservé aux initiés. L'idée de transposer la théorie du monde virtuel dans le monde réel en utilisant des humanoïdes marqua une étape cruciale dans le progrès de l’humanité. Chaque avatar de Gamma est désormais relié à son humanoïde sur Terre. Au fil des années, le processus s'est démocratisé, permettant à chaque citoyen de créer son avatar sur Gamma à un coût de plus en plus abordable. De l’épicier au chirurgien, en passant par le taxi ou le boulanger, tous furent progressivement remplacés. Les savoirs humains étaient transmis à des programmes d’intelligence artificielle de plus en plus puissants, qui à leur tour les transféraient d’avatar en avatar. Ainsi, Gamma développait un super savoir grâce à une logique de vases communicants. Tandis qu’un monde plongeait dans l’oisiveté et l’ignorance, un autre s’enrichissait indéfiniment.

En 2101, Gamma régit ainsi quasiment toute la surface du globe.

[1] Ce qui est dit est vrai, ce qui est tu peut aussi être vrai

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