Peur (2)
Gina s’assoit face à de multiples écrans gigantesques. Chacun affiche des données complexes : indicateurs de prospérité, données énergétiques, maîtrise des réserves, gestion de stock, intensité des échanges, valeurs boursières, équilibres diplomatiques, risques climatiques, sismiques, volcaniques, incendies, épidémique et multiples autres indicateurs interagissant pour conférer au tout un équilibre parfait. Derrière elle, un écran encore plus grand : la réplique en temps réel de celui utilisé au cœur des instances stratégiques interagissant avec l’intelligence suprême. L’arme secrète du New Paper. Elle symbolise en quelque sorte le dernier contrepouvoir même si le New Paper ne peut pas interagir. En réalité, Gina ne peut qu’avoir accès à un savoir que seuls quelques initiés à travers le monde possèdent encore. Ils forment un conseil, représentant chacun une des cinq zones de la planète, et ont la possibilité d’interagir avec l’IA suprême. Cette IA contrôle tous les paramètres de Gamma et peut modifier certains critères pour influencer une tendance identifiée. Son rôle est d’informer de la situation, de proposer des mesures correctives et d’agir dès qu’elle en reçoit l’ordre. Le conseil, réuni trois fois par semaine, analyse les données inquiétantes, étudie les préconisations et lance des opérations. Chaque séance peut donner lieu à plusieurs centaines de mesures correctives. L’IA suprême définit les intérêts de chaque membre et élabore des plans d’action basés sur des consensus diplomatiques, permettant à chacun d’y trouver un avantage. Les prises de décisions sont donc rapides.
Au premier coup d’œil, Gina observe immédiatement une activité anormale. Le principal indicateur réside dans un nombre d’ordres générés par les humanoïdes modérateurs anormalement élevé. Ces humanoïdes, reliés à l’IA Suprême, contrôlent chacun un secteur d’activité. Interconnectés, l’intervention de l’un peut générer une réaction de l’autre, créant parfois des dérèglements qui produisent des alertes traitées en conseil. Gina est particulièrement attirée par une frénésie sur les marchés boursiers. Sur Gamma, le monde virtuel directement relié au réel, ces marchés sont dix fois plus actifs que furent leurs grands frères du début du siècle sur les places fortes du capitalisme. Ils sont toujours régulés selon l’ancestrale loi de l’offre et la demande mais la spéculation y est maîtresse. C’est dans ces marchés que les avatars de chaque être humain recherchent la principale richesse nécessaire à la subsistance de leur double en chair et en os. Bien entendu des échanges, services, industries, agriculture demeurent et sont entretenu par les humanoïdes rattachés aux hommes. Ceux-ci n’en ont d’ailleurs aucune conscience car aujourd’hui c’est l’IA suprême elle-même qui définit le statut de chaque humain en fonction des besoins identifiés sur la planète. La seule règle étant que le développement de Gamma soit proportionnel aux besoins des hommes. Plus ils seront nombreux et plus ce développement sera intense. Cette régulation repose surtout sur la gestion des stocks et la productivité des humanoïdes que l’IA suprême contrôle. Très réceptifs aux moindres variations, ces marchés sont généralement stabilisés par les mesures correctives proposées par l’IA Suprême. Gina consulte donc l’écran du conseil. Sur le journal des alertes, elle ne voit rien de particulier qui pourrait justifier une correction à la hauteur des mouvements identifiés. C’est assez rare, et dans la plupart des cas, cela est dû à une cause exogène à Gamma. Il n’y a pour ainsi dire plus aucune cause de ce type, hormis les perturbations naturelles. La dernière fois que Gina a observé un tel phénomène, c’était en 2063, l’année du magistral tsunami qui avait ravagé une bonne partie de l’Europe de l’ouest. L’IA Suprême est totalement impuissante face à ce type d’événement; elle a su apprendre à limiter les effets dévastateurs des incendies ravageurs du début du siècle en analysant une multitude de données permettant d’anticiper et prévenir ces catastrophes. En revanche, même si elle peut dans bien des cas avertir de l’imminence d’un danger, elle demeure parfois sans aucune solution et reste donc muette dans ses préconisations. Gina est tout à fait consciente de cette faiblesse. Aussitôt, elle consulte les différents rapports des détecteurs de phénomènes naturels sur l’ensemble du globe. Aucune anomalie significative n’apparaît. Pourtant, l’IA a su, sur la totalité de ces phénomènes, engranger suffisamment d’expériences pour détecter la moindre alerte. Il subsiste donc un élément que Gina ignore mais qui est susceptible d’avoir été identifié par l’IA et intégré de sorte à influer sur le comportement des avatars « traders ». De minute en minute, la situation s’amplifie. À présent, des indicateurs sur les marchés des changes deviennent très inquiétants. Gina scrute l’écran de contrôle de l’IA Suprême, mais aucune mesure particulière n’apparaît. Perplexe, elle ne peut qu’observer, impuissante. Elle s’attend à tout moment à voir sur le haut de l’écran la lumière rouge indiquant la convocation séance tenante d’un conseil d’urgence. Elle cherche fiévreusement dans tous les relevés un indice. Les rapports sismiques, volcaniques sont normaux. Les rapports météorologiques ne laissent rien apparaître non plus. Par acquis de conscience, elle consulte alors un rapport astronomique. Et là, enfin, une ligne rouge se distingue.
Eruption solaire : de type inconnu
Puissance : non mesurable
Danger potentiel : inestimable
Il n’en faut pas plus pour créer dans Gamma un désordre inhabituel. Gamma a horreur de l’imprévu.
Gina est perplexe. Jamais elle n’eût à faire face à une telle alerte. Quel crédit doit-elle y accorder ? A vrai dire elle ne sait rien des effets potentiels d’une éruption solaire. Pourtant les répercutions qu’elle constate sur Gamma l’inquiètent. Elle décide de se rendre dans le bureau voisin. Elle y retrouve Tom. La tête baissé sur un clavier, il frappe frénétiquement sur les touches. Il ne l’entend pas arriver et sursaute donc lorsqu’elle prend la parole :
–Tom que sais-tu des éruptions solaires ?
–hein ? répond-il mi- étonné, mi- agacé d’être ainsi tiré de son labeur par une question aussi déconcertante que saugrenue
–bin rien ou presque.
–c’est-à-dire ? Elle se tord les mains, masquant difficilement sa nervosité et le ton employé sort définitivement Tom de l’article qu’il est en train de rédiger.
–c’est quoi ton problème au juste ? Tu sembles bien préoccupée ?
Il la dévisage à présent avec une attention particulière. Gagné par cette inquiétude palpable chez Gina, il daigne lui transmettre le peu d’information qu’il possède sur le phénomène qui la tarabuste tant.
–une éruption solaire, c’est plutôt assez fréquent, lâche-t-il avec une pointe de condescendance. C’est une activité gazeuse de plus ou moins grande intensité que l’on observe sur notre étoile. C’est aussi ce qui donne ces étranges lumières sur les pôles qu’on appelle aurores boréales.
–ok mais c’est grave ? reprit Gina
–pas que je sache. Aucun événement planétaire connu ne peut s’expliquer par une éruption solaire.
–d’accord, alors comment expliques-tu que ce soit le seul élément identifié qui puisse justifier qu’à l’heure actuelle une crise majeure semble se préparer dans Gamma ?
–hein ? Mais de quoi parles-tu, s’inquiète Tom ?
Gina lui explique alors ce qu’elle vient d’observer. Tandis qu’elle avance dans son récit, Tom comprend que l’événement pourrait être bien plus sérieux qu’il l’aurait pensé de prime abord. Ce n’est pas tant le phénomène naturel que l’importance que l’IA lui accorde qui le préoccupe. Comment se fait-il que des avatars puissent s’activer de façon aussi anarchique à cause d’une information aussi rare. L’IA développerait-elle une réaction inattendue similaire à la peur ? Cette réflexion laisse Tom songeur. Assisterait-on en direct à une manifestation si souvent redoutée par ces penseurs qui détractaient l’IA ? Penseurs au nombre desquels il prétend être comme tous ceux qui travaillent autour de lui. Car c’est bien parce qu’ils décident de ne pas confier leur destin à une machine qu’ils gardent cette faculté, si rare chez leurs semblables, de penser. Ce qu’ils redoutent le plus au monde semble pourtant bien se produire. A mesure que l’humanité se réifie, la chose s’humanise.
–c’est stupéfiant ! S’exclame-t-il bouleversé, rends toi compte que nous observons l’heure d’un nouvel avènement ! Il faut absolument que nous rendions compte immédiatement de ce qui se passe ici.
–mais Tom ! l’éruption solaire ! On en fait quoi ?
–Au diable ton éruption solaire ! Tu vois bien que c’est un épiphénomène. C’est au mieux l’équivalent de la première pensée, de la première question, du premier ressentiment. Face à l’inconnu, la machine a peur et agit de façon totalement irraisonnée ! C’est ça l’information du siècle !
Au comble de l’excitation Tom entrevoit à présent la dimension cataclysmique qui s’annonce et debout, marchant nerveusement d’un bout à l’autre de son bureau en d’incessants allers-retours, il entreprend d’expliquer à Gina ce qu’il risque de se passer
– Les marchés déraillent et les ordres vont s’enchainer sans qu’aucune mesure corrective ne soit cohérente. Le fragile équilibre permettant les consensus décisionnels vont progressivement s’effriter. Chaque membre du conseil va comprendre ce qu’il va perdre et leur réaction méfiante va amplifier le phénomène en paralysant le système d’ordonnance. En effet, les membres du conseil puisent leur propre richesse dans l’activité de Gamma. Le produit de la spéculation leur revient en priorité car chacun à leur niveau représente le haut de la chaîne de commandement. Ainsi tels d’ultra milliardaires, ils ont un pouvoir quasi absolu sur la partie du monde qui les concerne. Les accords de Clipperton leur permettent de conserver un équilibre dans les échanges respectifs qu’ils établissent entre eux et ainsi leur fortune est comparable. Mais si un déséquilibre survient alors les accords deviennent caducs et chacun des membres va devoir jouer une partie d’échec avec ses partenaires qui soudain se mutent en adversaires potentiels. Les rivalités pourraient alors reprendre le dessus et le chaos s’installer. Aucun ne souhaite cette alternative, c’est pourquoi la prudence risque d’exiger l’attentisme face au phénomène qui se joue dans Gamma. L’IA va donc être abandonnée à elle-même, amplifiant ses peurs et ses réactions incohérentes. Les avatars risquent de développer progressivement un instinct de survie, leur loi devenant alors celle du plus fort. Chaque transmission aux humanoïdes se traduira sur notre monde par une action désordonnée.
Tom au bout de cette longue tirade se laissa lourdement choir sur son fauteuil comme abattu par sa clairvoyance.
Gina pour sa part est davantage préoccupée par la cause que par la conséquence du désordre. Elle retourne devant l’écran maître et ce qu’elle anticipait s’est produit. Une lumière écarlate clignote dans le coin supérieur droit. Le conseil est donc averti du problème et doit probablement se réunir en urgence à l’heure actuelle. L’IA suprême a tendance à rapidement actionner l’alarme. On peut donc supposer que les effets catastrophiques prédits par Tom ne soient pas encore sensibles. A supposer bien entendu qu’il voit juste dans ce qui se passe. Cette hypothèse que l’IA développe une forme de ressenti lui semble farfelue. Pourtant sa réaction face à l’inconnu se traduit par des symptômes en tout point semblables à ceux générés par un stress important. Gina en prenant conscience de la possible évolution de l’IA ne peut s’empêcher de sourire en mesurant que le sentiment de peur prêté à la machine est peut être un de ceux les moins connus de l’espèce humaine. Nous évoluons en 2101 dans un monde parfaitement contrôlé où la seule crainte que peut éprouver le genre humain est celle de s’ennuyer. Mais là encore, l’IA veille. Un simple scan de l’humanoïde Care détectera le moindre symptôme dépressif et ordonnera une injection de dopamine via la pompe sous cutanée que chaque humain se voit attribué à l’âge de 15 ans, comme la pompe insuline ou la pompe morphine ou toutes autres substances garantissant une sérénité totale et une longévité certaine.
Gina, d’une pression sur l’écran demande à consulter de nouveau les informations relatives à l’éruption solaire. Elle remarque que les indicateurs de gravité n’évoluent pas et demeurent sur l’indication : inestimable. Elle ne se souvient pas avoir vu un tel adjectif dans un quelconque rapport de l’IA. Elle consulte les propriétés de l’algorithme créé dans le département astronomie et note qu’il a été conçu en 2032. Le New Paper est sans doute un des derniers endroits dits civilisés où on peut encore trouver des sauvegardes d’anciennes applications très en vogues au début du siècle. Elle déniche dans l’applithèque ce qu’on appelait à l’époque un dictionnaire. Elle veut s’assurer qu’il n’ait pu y avoir dans cette première moitié du siècle une double signification du terme inestimable. Après quelques secondes, sur un écran allumé pour l’occasion, elle voit apparaître avec un certain effroi le résultat de sa recherche
INESTIMABLE :
1- Dont on ne peut pas faire l’estimation
2- Qu’on ne saurait trop estimer.
Gina comprend alors que l’IA ne peut interpréter l’un ou l’autre des sens. Car si elle se réfère à la première définition, celle que Gina connaît, elle attendrait patiemment que des données précises lui parviennent pour que le problème devienne estimable. Mais si elle retient le deuxième sens que Gina découvre stupéfaite, elle peut comprendre que la gravité dépasse tout ce qu’elle pourrait estimer et dans ce cas plus rien n’est prévisible.
L’apparente anarchie qui se met en place dans Gamma laisse craindre que l’IA ait également pris en considération la seconde définition, suffisamment en tout cas pour générer un doute et donc le désordre.
Un tremblement incontrôlable s’empare alors de Gina. Elle sent monter en elle une chaleur incompréhensible alors que perlent sur son front, ses aisselles et son dos des gouttes de sueurs traduisant ce sentiment paradoxale qu’elle pensait à jamais disparu : la peur. La vraie peur, de chair et de sang. Celle qui s’impose et invite le corps aux réflexes de survie, la fuite, l’agressivité ou alors le repli, l’effacement et la soumission. Gina ignore ce sentiment. Gamma est si parfaite que ses modélisations assurent aux humains terrestres une sécurité sans faille. Les équilibres géopolitiques sont stables depuis plusieurs décennies, les épidémies sont éradiquées à jamais, les maladies ont des remèdes, les hommes ne convoitent pas le bien d’autrui, la planète abonde de ressources régénérées depuis qu’un vaste programme de sauvegarde écologique contrôlé par l’IA suprême s’est mis en place en 2038. Aucune raison d’avoir peur. Tout est tellement contrôlé et régenté qu’il n’est même pas besoin d’avoir peur pour les autres puisqu’a priori l’autre ne fait pas plus l’objet d’attention qu’il n’est menaçant pour soi-même. Gamma est l’assurance totalitaire.
Et même si Gina et ses amis ont souhaité lutter contre cet ordre établi, force lui est fait de constater qu’elle a peur.
Péniblement elle retourne auprès de Tom. Ce dernier s’affaire toujours sur son clavier. Sentant toutefois sa présence il lève les yeux vers elle :
–Gina ? Que se passe-t-il ? Qu’as-tu ? Epouvanté devant la face transformée de sa collègue devenue soudainement livide, il se précipite sur une chaise et intime à Gina l’ordre de s’asseoir. Il lui propose aussitôt un grand verre d’eau et quelque chose à manger. Gina refuse.
– Tom. Nous sommes en danger et je crois que j’ai peur, lui glisse-telle dans un souffle.
– En danger ? De quoi ? Tom ne comprend pas bien ce que lui suggère Gina.
–Ecoute, lui dit-il avec une pointe de fermeté, cela fait des années que nous luttons, que nous sommes peut être les seuls, ici, dans cette ville et qu’une poignée de quelques milliers d’individus dans ce monde à imaginer que l’IA est le synonyme de notre décadence. Nous avons fait face depuis notre plus tendre enfance. Nous avons refusé l’évidence et cru en nos parents qui nous décrivaient un autre monde, celui de leurs propres parents, de nos ancêtres dont la plupart de nos contemporains ignorent jusqu’à la simple existence car le programme voulu par Vox et son père a été jusqu’à annihiler la simple envie ou le simple besoin de savoir. Ce qui fut écoles, universités, musées, bibliothèques mais aussi médias ont disparus ou sont désertés. Non pas qu’ils aient été brûlés, détruits ou interdits mais simplement parce qu’ils sont devenus inutiles.
Tom crie presque et Gina stupéfaite continu cependant à l’écouter attentivement.
– Nous avons rassemblé dans ces bureaux les quelques humains de cette ville qui ont eu la chance d’avoir une transmission de savoir. Nous sommes sur la planète quelques ’uns à œuvrer depuis la conférence de l’Opéra Garnier il y a quatre ans pour essayer d’imaginer un retour à l’ère de l’intelligence humaine. Mais un seul écart de notre part et Vox ordonnera notre destruction. Tu as la possibilité de suivre de près l’activité de Gamma et du conseil grâce à ta connaissance du système. Nous consignions ici depuis plusieurs dizaines d’années nos manifestes, nos envies d’un autre monde. Nous le conceptualisons dans le plus grand secret pour le jour « Où » si ce jour devait advenir. Et là, tu me dis sans sourciller, le visage translucide et la voix tremblante que tu as peur ! Mais comme je t’envie, j’aimerais avoir peur et savoir que j’existe par le simple fait que je puisse avoir mal, être malade, craindre mon voisin ou une bombe ennemie mais tout en jouissant du sentiment le plus merveilleux, celui de se sentir libre. Des fois vois-tu, finit-il par lui dire doucement, j’envie les ignorants, leur quiétude ou leur innocence mais aujourd’hui j’ai la conviction que nous sommes dans le vrai. Le chaos s’annonce et sur les ruines de Gamma nous reconstruirons.
– Comme tu as raison ! Gina les yeux noyés lui sourit maintenant.
– Que se passe-t-il sur Gamma ?

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