Vox
Tout est normal. La Vox Tower domine New York et en son dernier étage, le bureau du maître des lieux et d’une partie du monde est calme. Vox savoure ces premières heures de la journée. Un somptueux Romeo y Julieta Churchill à la bouche, il tire de longues bouffées satisfaisantes. L’odeur suave du cigare se répand dans la vaste pièce tandis que les yeux perdus dans l’immensité du ciel et de la ville, Vox contemple le ballet des avions, drones et autres engins voltigeant au gré des commandes de l’IA Suprême ou du désir des humains toujours plus avides de plaisirs immédiats. Vox vient de mettre fin à sa communication hebdomadaire avec Mars et il sourit à l’idée qu’un des colons puisse imaginer braver son autorité. Il sourit encore davantage devant la béate soumission du pauvre Tâl et de sa femme Lya. Quoique cette dernière ait un petit quelque chose indéfinissable qui pourrait presque l’agacer. Il rit à présent sans vergogne et sans crainte d’être surpris à la pensée qu’il tient ce petit monde dans l’illusion parfaite qu’il pourrait à tout moment détruire leur installation. Il est le maître incontesté d’au moins deux planètes de cet univers et son nom à jamais traversera l’histoire de l’une et l’autre.
La pièce est vaste, très vaste. Elle est par ailleurs étrangement dépouillée. En son centre, sur une superbe marqueterie couvrant entièrement le sol, trône un écran horizontal de trois mètres sur deux et soutenu d’un simple pied central en métal clair et froid. Sur l’écran, Gamma s’active. De multiples fenêtres indiquent l’activité en cours.
Tout est normal.
Un côté du bureau est totalement démuni de porte et fenêtre. C’est l’unique pan n’offrant de vue sur l’extérieur. Les murs sont en chêne clair et abritent plusieurs placards où sont dissimulés bouteilles rares de grands crus français, collections de cigares somptueux, thés et cafés raffinés et liqueurs multiples. Vox cultive le gout du luxe dans une atmosphère feutrée et discrète. La marqueterie est couverte d’un tapis persan démesuré. Dans le fond, un bureau du même bois que les murs mais très épuré avec un plateau en verre poli incrusté en ses quatre coins d’un rubis écarlate. Plusieurs écrans y sont impeccablement alignés. Un humble fauteuil fabriqué dans un cuir assez classique est glissé sous ce bureau. Enfin, le mobilier est complété par l’élément le plus disparate du lieu : un énorme trône dont Vox est particulièrement fier. Son père en 2034 a réussi à se le faire offrir par le gouvernement allemand qui en avait, en des temps déjà anciens, littéralement dépouillé son propriétaire, le roi des Bamoums du Cameroun. Aujourd’hui cela ne signifie plus grand-chose mais Vox aime s’asseoir sur ce qui fut le symbole du pouvoir.
Vox dépose son cigare sur un fin cendrier en cristal et, tiré de ses rêveries, se dirige vers une des trois portes du bureau. Celle-ci s’ouvre automatiquement en identifiant la svelte silhouette du maître. Vox cultive aussi son apparence et répugne à l’idée de vieillir. Il a développé pour garder son corps de vingt ans un laboratoire de recherches biologiques aux résultats assez spectaculaires. Il en résulte, qu’au fil des années, sans que le temps ne semble lui faire payer le prix de son passage, il acquiert au contraire une musculature honorable et très bien proportionnée. Là aussi les diverses découvertes et assistances de l’IA furent appréciées. Absolument pas avare et sans doute intéressé, Vox a souhaité faire bénéficier de cette richesse à la créature qui semble dormir dans le lit de la pièce où il vient de pénétrer. Lascive, elle ouvre un œil et dessine un sourire sur ses lèvres pour accueillir celui qui déjà lui caresse une jambe dénudée.
–Bonjour ma chérie, lui dit-il tendrement en remontant sa main au creux de la hanche.
– Bonjour. Quel temps fait-il ? répond-elle en s’étirant, découvrant ainsi dans le drap qui s’échappe un sein au galbe parfait, légèrement bronzé et délicieusement attirant.
– C’est un soleil radieux qui illumine ta ville mon amour et il me tarde de faire en ta compagnie un petit tour avec notre nouveau drone.
– Quelle bonne idée. Puis songeuse elle ajoute. J’ai fait un drôle de rêve cette nuit. J’étais dans ta bibliothèque et les livres se sont tous ouverts d’un coup. Avec des voix venues de nulle part ils me racontaient tous ensemble les mystères qu’ils renfermaient. J’étais subjuguée par ce qui se dévoilait. Elle s’arrête comme encore suspendue au souvenir de ce songe.
Vox fronce les sourcils et brusquement ôte sa main qui s’approchait innocemment du sein découvert et d’un bond saute du bord du lit où il s’était assis.
– Quel drôle de rêve en effet ! lui lance-t-il avec sévérité
– Apprends-moi à lire.
– Pourquoi faire ? Tu as tout ce que tu veux. Tu es ma femme, ce qui est à moi est à toi. Tu veux des histoires ? je te raconterai toutes les histoires que tu veux. Laisse-moi t’apprendre ce que tu dois savoir mais crois-moi, le bonheur puise sa source dans l’insouciance. Et qui ne sait rien ne se soucie de rien.
Il arpente l'immense chambre, s'arrête face à la psyché aux bords nacrés et, tout en se mirrant avec complaisance, ajoute:
–Il y a encore quelques années et peut être même encore aujourd’hui sur quelques endroits de cette terre, des hommes faisaient référence à un livre en particulier. On le nommait la Bible. C’était une sorte de conte qui donnait une idée de l’origine du monde. Prit comme tel, ce livre était finalement une très belle légende. J’ai pris du plaisir à le parcourir et j’en garde de véritables enseignements. Le malheur voulut que beaucoup d’humains pendant très longtemps crurent que le conte était la vérité. Dans ce livre, au tout début on découvrait l’histoire de l’origine de l’homme et de la femme. Ils furent créés par un dieu qui les installa au milieu d’un magnifique jardin appelé l’Eden. Dans ce jardin, il y avait un arbre avec de beaux fruits. Dieu leur défendit de manger juste un seul de ces fruits mais pour le reste ils pouvaient faire ce qu’ils voulaient. Pourtant ils désobéirent et le dieu les punit eux et toute leur descendance, toute l’humanité. Et sais-tu ce qu’ils apprirent en premier et qui leur fit honte ?
– Non, dit la femme de Vox captivée et impatiente.
– Qu’ils étaient nus comme des vers éclata de rire Vox.
– Et alors ? en quoi cela était-il mal ?
– Ma chérie, nous vivons nus car nous n’avons pas à croire que cela est mal. Et tous les gens qui nous entourent vivent nus car ils n’imaginent même pas que cela pourrait être mal. Pourquoi ? parce qu’ils ne le savent pas, parce qu’ils ne l’ont pas lu ou qu’on ne leur a pas dit.
– C’est inimaginable. Mais alors, dit la femme de plus en plus soucieuse, tu m’as dit qu’il y a quelques années et peut être même encore sur cette terre des gens croient à cette histoire. Ils ne vivent pas nus ?
– Non. Et dans cette ville, je sais aussi que des gens ne sont pas nus.
– Ha ?
Est-ce instinctivement que la femme réajuste le drap sur sa poitrine ? Elle tourne alors le dos à Vox et lui dit d’un ton froid et ferme.
–j’aime beaucoup cette histoire et j’aimerais vraiment pouvoir la lire un jour.
Vexé, Vox sort de la chambre pour retourner vers son bureau.
– Je n’aurais pas dû, se dit-il. La moindre ouverture vers une parcelle de connaissance attise la curiosité et quoi de pire que la curiosité pour ébranler des certitudes ? Laissons-là comme les autres ignorer l’essentiel pour ne jouir que du présent, des plaisirs sensuels offerts à satiété. Pourquoi cherche-t-elle plus ? Il s’approche de la grande baie offrant à son regard New York dominée
– Que veut-elle de plus que la volupté des caresses et des coïts, la sensualité des mets raffinés, l’émerveillement des choses de la nature ? Elle possède tout et n’a même pas à vouloir pour avoir.
Nu, face au vide, il contemple cette ville qui s’éveille. Mêlés aux humanoïdes affairés, hommes et femmes se laissent mener dans des drones silencieux. Il admire leur beauté, leur silhouette équilibrée, leur peau halée. Des muscles saillants, des seins et des fesses fermes, des mentons et des torses imberbes. Des yeux bleus et des cheveux bruns. Ailleurs dans le monde, les cheveux pourraient être blonds ou roux mais ici il les a souhaités bruns et depuis quelques dizaines d’années maintenant, il a poussé à son paroxysme son programme de sélection artificielle.

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