scienta et potentia (suite)

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Par le hublot au sommet du dôme, Lya contemple le ciel obscur de Mars. Elle constate alors que dans cette immensité s’est caché le point lumineux que l’on nomme la Terre. La conjonction solaire la lui rendra invisible pendant plusieurs semaines. Tandis qu’elle donne des instructions à Schiva sur les dernières touches à porter au rapport attendu par Vox, elle ne peut s’empêcher de laisser dériver ses pensées vers cet astre, berceau de ses origines.

Plusieurs fois ses parents ont pu lui raconter à quoi ressemble le ciel de Terre, le bleu du jour, le rouge du soleil couchant, les étoiles tout aussi nombreuses mais moins brillantes qu’ici. De temps à autre des nuages et de la pluie et parfois même de la neige, petits flocons blancs et légers, froids comme la glace lui disaient-ils.

Les parents de Tal et ceux de Lya furent parmi les premiers colons. Ils étaient nés sur terre dans le début des années 2030. Ils n’ont aucun souvenir de leurs propres parents. Aussi loin que remonte leur mémoire, ils ont pu raconter à leurs enfants, l’unique lieu de leur jeunesse. Du sable, de la chaleur le jour et de la fraicheur la nuit. A part le sol et le ciel, rien de très différent de ce qu’on connait aujourd’hui sur mars. Les habitations étaient semblables, les installations aussi. Les mêmes générateurs construits par leurs soins avec l’aide des humanoïdes. Les mêmes collecteurs d’eau, les mêmes installations agricoles et les mêmes bâtiments d’administration et d’enseignement. Tous petits, ils allaient à l’école. Des larmes aux yeux ils racontaient la liberté de respirer l’air au dehors des dômes, la sensation du sable qui coulait sous leurs pieds nus et la musique du vent dans les hautes dunes aux alentours. Ils étaient ainsi une trentaine d’enfants du même âge. Un jour ils virent Vox. Il est venu à bord d’un engin volant, descendant du ciel dans la lumière du soleil de midi. Les humanoïdes les avaient fait mettre en rang et Vox les avait chacun embrassé sur les deux joues. Ce fut la seule fois, ils avaient à peine 10 ans. Mila, la mère de Lya, souvent avait répété à sa fille l’unique phrase prononcée par Vox ce jour-là : « heureux êtes-vous les élus du nouveau peuple ». Elle n’en avait pas saisis la signification sur le coup. Bien plus tard, à bord du vaisseau qui les emportait pour le grand voyage, elle vit alors se détacher dans le noir de l’espace, la sphère bleutée d’une terre dont ils ignoraient absolument tout. Pour la première fois ils purent imaginer que d’autres personnes semblables à eux-mêmes pouvaient habiter sur ce globe. Constituaient-elles alors « l’ancien peuple » ?

Ces parents avaient également pu leur raconter comment ils furent élevés uniquement par des humanoïdes. Ils apprirent d’eux tous ce qu’ils devaient savoir pour devenir les parfaits colons d’un nouveau monde. A ceux qui posaient des questions inutiles comme par exemple l’origine de leur existence, on répondait que peu importe de savoir d’où on vient car seul importe de savoir où l’on va. Entre eux se développait un langage à la mesure de leur savoir. L’enseignement fit d’eux très tôt des êtres autonomes. Les règles étaient inculquées et permettaient une vie collective harmonieuse. Quinze filles et quinze garçons aussi bruns que leurs yeux étaient bleus. Leur peau blanche était couverte d’habits uniformes qu’ils apprirent à confectionner avec les peaux et les laines des animaux qu’ils élevaient. Puis en grandissant, ils s’attirèrent. Alors les humanoïdes leur expliquèrent qu’eux-mêmes pourraient un jour créer des nouveaux êtres qui leur ressembleraient. Mais uniquement dans le nouveau monde. Certains comprirent plus tard aux changements physiologiques des premières grossesses et aux premières naissances sur Mars que probablement on avait dû leur administrer des substances empêchant ce phénomène sur Terre. D’autres, plus crédules, croyaient au pouvoir fécond de Mars ou en une force invisible bienfaitrice. Ils avaient cependant tous admis le lien entre le plaisir partagé par l’homme et la femme et l’avènement d’un nouvel être. A l’image de l’éducation reçue par les Humanoïdes, ils élevèrent leurs propres enfants.

Sur Terre, ils ne reçurent aucun enseignement superflu comme les arts ou la philosophie. Leur intelligence était avant tout calquée sur un mimétisme des gestes essentiels transmis par les humanoïdes. Verbaliser le beau, le bon ou au contraire le laid et le détestable était impossible. Les mots manquaient et seule une expression faciale pouvait laisser paraitre un quelconque sentiment.

Mila un jour raconta à sa fille un élément troublant du temps où ils étaient encore sur terre. Alors que garçons et filles se découvraient, elle avait souvenir d’une règle très précise édictée par les humanoïdes. Il ne pouvait y avoir de relations spéciales autres que celles entre un seul garçon et une seule fille. Arrivera le moment où ils devront se choisir et former un couple pour la vie sans convoiter la fille ou le garçon d’un ou d’une autre. Dans le groupe Mila avait remarqué que deux garçons avaient une réticence à aller vers les filles. Elle-même avait tenté de s’unir à l’un d’eux mais il la repoussa. Un soir, elle entendit des gémissements provenir du dôme voisin. Curieuse, elle se leva et secrètement osa regarder par le hublot. Elle vit alors les deux jeunes hommes se livrer aux mêmes jeux que font filles et garçons ensemble. Dès le lendemain elle décida d’en parler à un humanoïde. Le soir sur la place du village, sous le soleil couchant gisaient les deux hommes sans vie, la gorge tranchée. Ce fut la découverte de la mort, de la tristesse et de la peur. Jamais le sujet ne fut abordé entre eux mais Mila dit une phrase à sa fille qui à jamais la marqua : « ce qui se sait mais qui ne se dit est plus fort que tout ».

Avec du recul, Lya méditait cette phrase dans un tout autre contexte pour être assez persuadée que finalement ce qui est tu par celui qui sait fait de lui le plus fort. Mila lui avait expliqué qu’à peine embarquée dans le vaisseau qui les conduisait vers Mars, ils eurent accès à la vérité. Au premier jour, alors que derrière eux la terre s’éloignait inexorablement, ils furent rassemblés devant un immense écran par les quatre humanoïdes qui partageaient leur périple. Un des robots leur précisa qu’on nommerait désormais l’ordinateur qui le reliait, l’Ombilic. Ils aperçurent alors la même animation qui inaugure chaque intervention de Vox. Celui-ci se détacha au centre de l’écran et de la voix qu’on lui connait bien, annonça le but du voyage. Il s’agissait du discours inaugural, celui qui figeait les règles du nouveau monde. Ils apprirent ainsi qu’ils voyageaient avec diverses espèces animales et que plusieurs autres vaisseaux constituaient une caravane de l’espace qu’il nommait l’odyssée de l’Arche. Du matériel, des vivres diverses mais aussi des fermes et des élevages, cinq tankers de cinq mille mètres cubes d’eau chacun, des terres parmi les plus riches du globe en une quantité remarquable, des véhicules, des engins pour toutes sortes d’opérations et un navire spécial accueillant en ses flancs près de cinq cents humanoïdes aux multiples spécialités. En tout ce sont cinquante véhicules dont les plus importants faisaient plusieurs centaines de mètres qui se dirigeaient vers Mars. Là-bas une base déjà bien élaborée par des humanoïdes éclaireurs les attendait. Puis Vox les initia. Il leur révéla qu’ils faisaient partie d’un programme avant même d’être conçus. Ils étaient le produit de recherches poussées en biologie pour leur assurer aux uns et aux autres une apparence très semblable tout en ayant une résistance très importante à toute sorte de virus. Ils étaient nés de femmes sélectionnées à qui on avait inoculé des cellules fécondées et minutieusement triées. Puis dès leur premier souffle ils furent confiés à des humanoïdes spécialement programmés pour les éduquer dans la perspective du voyage qu’ils entreprenaient à présent. D’autres villages semblables étaient ainsi cachés aux quatre coins du globe. Progressivement plusieurs missions semblables à celles qu’ils effectuaient les rejoindraient pour peupler les colonies martiennes. Si tout va bien en quelques décennies ils seraient ainsi plusieurs centaines, puis milliers à peupler cette nouvelle terre. Enfin Vox leur ouvrit les yeux sur le monde qu’ils quittaient. Il les invita durant les trois mois que prendrait leur périple à consulter la mémoire de l’humanité qu’il mettait à leur disposition. Il leur précisait en même temps qu’une vie ne suffirait pas à tout voir et tout entendre. Le discours de Vox s’acheva avec la phrase suivante : « je vous donne toute la connaissance et toute la science, je vous donne le pouvoir sur le nouveau monde mais je vous exhorte à n’obéir qu’à moi le créateur de ce nouveau monde. Quod aedificare potui, destruere possum. C’est ma Loi suprême et elle vous lie à moi ».

C’est ainsi que depuis près de quarante ans de colonisation martienne, les habitants de cette planète sont plus savants que la totalité des hommes de leur terre natale mais dépendent cependant d’une seule chose : la volonté de leur maître. Face à ce pouvoir que vaut alors le savoir ? La seule chose qu’ils ne savaient pas était ce que Vox taisait : le bouton est-il une réalité ou une croyance ?

Lya comme tous ses semblables, des heures durant a tourné et retourné dans son esprit cette incertitude, ce doute absolu et existentiel. S’ils savaient, alors ils seraient les maîtres et pourraient mener leur projet ultime ; le retour sur Terre.

Se détachant de cette pensée qui nourrit les illusions de tous les colons, elle ordonne à Schiva d’extraire de la base de données récoltées durant leur dernière expédition les analyses détaillées du sol de la partie Est de la planète. En quelque minute apparaît sur l’écran la confirmation d’un gisement d’eau dont l’étendue est telle qu’elle suppose une réserve naturelle de plusieurs dizaines d’années pour plusieurs milliers de personnes. Cette poche présente cependant l’inconvénient d’être assez profondément enfouie mais le début de l’extraction devrait être réalisable dans un délai de quelques mois.

A l’instant Tâl réapparait avec un large sourire.

–La panne est réparée et nous pourrons dès demain préparer notre prochaine excursion. Nous devons visiter Arsia et sa station de forage. Nous vérifierons que les travaux d’installation du complexe d’extraction et de transformation des gisements de titane sont bien avancés.

–C’est assez stupéfiant de constater combien la recherche est exponentielle. Grâce à l’approvisionnement régulier d’humanoïdes nous avons pu décupler nos forces et accélérer la prospection. Dans moins d’un an nous pourrons nous-mêmes produire des robots performants et viser l’autonomie en moins de 10 ans.

Tâl s’approche de l’espace de contrôle. Il s’agit d’une pièce équipée sur ses murs de plusieurs écrans lui permettant une communication avec les différentes agglomérations coloniales. En plus de Genesis, on compte Olympus, Arsia, Pavonis et Elysium. Tal et Lya sont les présidents de l’ensemble des agglomérations elles-mêmes dirigées par des chefs désignés par Vox. Au centre de la pièce, suspendus au plafond descend un large panneau constitué de 5 autres écrans. Ces derniers sont directement reliés à la terre. Vox a souhaité associer à son projet de colonisation martienne, les quatre autres conseillers de Gamma. C’est ainsi que Tâl et Lya ont régulièrement des échanges avec chacun d’eux pour se tenir informer de l’activité globale de la terre. Dans dix minutes, soit environ à six heures chez lui, ils ont rendez-vous avec Yang Lee, le conseiller de l’espace Asie.

–Je me demande toujours, reprend Tâl, si Vox imagine nous laisser cette autonomie dont tu parles. J’admets que son projet est une véritable réussite d’un point de vue technologique et logistique mais je me pose sans cesse la question de son intérêt dans tout ça?

–Peut-être ne faut-il pas chercher plus loin qu’une mégalomanie phénoménale.

–Admettons. Tu avoueras tout de même que du point de vue de Vox, mettre autant d’énergie dans un tel projet avec l’unique satisfaction d’en avoir le contrôle absolue est un peu réducteur.

–C’est pour ça que j’opte résolument pour une problématique psychiatrique.

–Ok, mais fais attention à ce que tu dis car je vais me mettre en connexion avec Yang Lee.

–J’aime bien Yang Lee. Il a une perception respectueuse de l’environnement, du genre humain et du vivant en général. Si j’étais terrienne je rendrai hommage à cet homme qui a su infléchir le conseil pour entrer dans Gamma un programme écologique évitant la dérive annoncé dans les années 20. C’est fou d’imaginer que les hommes pouvaient faire fi d’une réalité qui se dessinait sous leurs yeux et les conduisait inexorablement à leur perte. Qu’ils viennent respirer l’air de Mars et vivre avec l’angoisse permanente du risque d’une panne dans un générateur d’oxygène ! Finalement on doit sans doute à Yang Lee le droit de rêver qu’un jour on pourra aussi respirer librement l’air de nos ancêtres.

–Oui mais en attendant je te prie de garder tes rêves pour toi car si Yang Lee surprend notre conversation, il est très probable que cela restera à jamais que de folles chimères.

Tout en prononçant ces paroles, Tâl appui sur le contacteur de l’ordinateur dédié à l’espace Asie.

Sur l’écran noir un message apparaît alors : « connexion impossible »

–C’est étrange.

–Que se passe-t-il ?

–Yang Lee ne semble pas être présent. Ce n’est pas dans ses habitudes. Il a toujours été d’une ponctualité parfaite.

–Attend un peu, ce n’est peut-être qu’un petit souci technique.

–De notre côté tout est ok en tout cas.

Le temps passe alors dans le dôme des présidents. Dix, vingt puis trente minutes sans que l’écran ne laisse apparaître la moindre image. Une certaine inquiétude commence à gagner le couple.

–Que dis le protocole dans ce cas-là ?

–A priori il convient d’actionner le dispositif d’alerte susceptible d’interpeler les quatre autres conseillers. Ils pourront alors nous informer sur la situation.

–Ok alors fais-le vite.

Tâl appui sur une touche spécifique de la console devant laquelle il se tient. Les autres écrans du centre de la pièce s’allument simultanément et chacun affiche le même message : « connexion impossible ».

Et quand arrive l’heure de la nouvelle connexion avec Vox, sur l’écran de l’Ombilic lui-même s’inscrit le fatidique message : « connexion impossible »

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