cogito ergo sum (3)
John ne sait jamais répondre à la question que sans cesse il se pose : la bêtise est-elle la condition sine qua non de la béatification ? A moins que ce ne soit au contraire une pleine mesure de sa condition et sa capacité à la comprendre pour l’orienter vers ce qu’on pourrait collectivement nommer comme bon qui soit source de bonheur ? Oui mais alors, qu’est-ce que le bon ? Que serait ce bon commun qui donne sens à la société universelle. Et si plusieurs définitions devaient émerger, quel serait l’ultime lien qui ferait que tout homme se reconnaisse comme partie de l’humanité ?
Ses pensées oscillent entre le savoir des bibliothèques et les croyances des oratoires. Dans ce hiatus il vient chercher des réponses avec son ami Anatole. Ses réponses.
John fait partie des quelques humains dispersés dans le monde qui ont refusé l’abêtissement. Il ne s’explique pas comment à un moment précis de son histoire il a pu faire un choix. Il a en mémoire une rencontre essentielle avec un vieux monsieur qui un jour, alors que John n’avait pas encore 20 ans, lui raconta l’histoire de sa vie. C’était encore fréquent à cette époque que des ancêtres tentent désespérément de transmettre aux plus jeunes déjà sous l’emprise des humanoïdes ce que fut leur existence et leur histoire. Pourquoi John ce jour-là prêta-t-il son oreille aux propos de cet ancien ? Il ne sait le dire. Mais ce fut la révélation. Des mots jamais entendus comme liberté, choix, renoncement, bonheur, plaisir se succédèrent dans la bouche de l’homme. John ne comprenait pas mais voyait dans les yeux du vieil homme l’éclat de la passion encore intacte. Il entendait dans le son de sa voix la vibration de l’exaltation et lorsqu’il lui montra des livres remplis d’images et de mots insignifiants, John eut une attirance. Un voile venait de s’écarter, une brèche s’entrouvrir et plus jamais elle ne se refermerait.
John comprit ce jour-là qu’un monde étrange existait et qu’il lui fallait l’explorer. D’un sourire et d’un quelconque borborygme, il signifia son acquiescement et son désir d’en savoir davantage. Heureux d’avoir découvert chez un jeune homme une once de curiosité, le vieux remit à John un cadeau inestimable : un livre de photographies intitulé le « XXème siècle en images ». John le feuilleta tant et tant de fois que les pages finirent par se détacher. Aucun humanoïde n’y apparaissait. Tout y était étrange et pourtant si réel. Ce qui le subjuguait le plus était de voir des hommes et des femmes vêtues de somptueux habits. Il essayait aussi de comprendre comment des milliers d’entre eux semblaient porter une telle attention pour un seul. Qu’est ce qui pouvait les forcer à dresser dans un même élan le bras droit vers le ciel tout en semblant porter une dévotion à un petit être pourtant bien ridicule avec cette brosse sous le nez ? Et puis qu’était-ce ces drôles d’engins terrifiants flanqués d’un long cylindre métalliques qu’un seul chétif individu paraissait défier au milieu d’une immense place ? Que faisait cet homme chauve, assis au pied d’un mur coloré de multiples signes indéchiffrables ? Il tenait contre son corps une longue et belle pièce de bois sur laquelle il semblait frotter une sorte de bâton. Des hommes, des femmes le regardaient. Les uns pleuraient, les autres riaient. Qui pouvait à la fois faire rire ou pleurer ? Puis John eut peur devant ces visages décharnés qui de leurs grands yeux le regardait derrière ces fils tordus qui les séparaient. Parfois nus et effroyablement maigres sur certains clichés, ils étaient habillés d’une même tenue rayée sur d’autres. Qui étaient-ils ? Qu’était-ce cette expression qui lui était inconnue. La même que celle qui se lisait dans les yeux de cette petite fille qu’on voyait ensevelie jusqu’au cou dans une eau boueuse. John décida dès lors de comprendre et ce fut la plus grande décision de sa vie. Le vieil homme lui présenta d’autres personnes qui comme lui maniaient les mots avec une habilité qui forçait son admiration. Il voulut lui aussi parler ainsi. Alors un autre vieillard lui présenta sa petite fille. Elle s’appelait Gina. Il l’avait dans le plus grand secret dissimulée et, durant les quinze premières années de sa vie, lui avait appris tout ce qu’il savait. Ils étaient quelques-uns à avoir fait de même et aujourd’hui un petit groupe s’était constitué. Ils avaient créé un ilot de résistance. Gina était en fait la petite fille d’un des concepteurs de Gamma. Ce dernier l’avait initiée aux mystères de ce monde virtuel. Elle en avait une connaissance plus fine que ceux qui aujourd’hui exerçaient un pouvoir de décision sur cette intelligence. En secret avec son groupe et l’aide de son grand père, elle avait recréé un système de contrôle de Gamma mais ils ne pouvaient que constater ce qui s’y jouait sans aucunement y interagir au risque de trahir leur existence.
John à leur contact avait très vite appris. A parler, lire et compter d’abord. Puis on lui avait progressivement ouvert les yeux sur chacune des photographies de son livre. Il comprit les richesses des civilisations d’antan. Il découvrit les mots faim, froid, guerre, maladie et catastrophe. Il vit avec effroi la cupidité, la haine et le meurtre. Il pleura d’émotion sur des poèmes et s’émerveilla devant le beau et l’idée qu’on pouvait s’en faire. C’est ainsi qu’il se plongea sans réserve dans la philosophie, les textes religieux et les grands mythes fondateurs. Puis un matin, de son propre chef il déclara au groupe que désormais il consacrerait son existence à étudier l’intelligence humaine en récoltant un maximum d’informations sur les cultures, civilisations, découvertes, sciences, spiritualités, philosophie à travers les sources en leur possession et au plus loin qu’il pourrait remonter dans l’histoire. Il en ferait une analyse, des recoupements, élaborerait des théories et tenterait d’expliquer comment aujourd’hui, l’espèce humaine est à l’aube d’une nouvelle ère qui pourrait la conduire à son extinction.
Son travail le mena à la découverte des différentes parties du monde. Il s’attarda plus particulièrement auprès des civilisations dites ancestrales. Il apprit auprès d’elles une multitude de techniques et savoir-faire ainsi que des modes de vie basés sur des principes simples et efficaces. Il comprit les notions de commerce par le troc et celles de socialisation en observant les règles et coutumes. Mais il lui fallut admettre que ces peuples étaient tous en danger. Le programme de Gamma s’étendait partout jusqu’aux confins de certains déserts et l’abêtisement auquel il échappa contaminait la quasi-totalité de ceux qui furent ses semblables. Le paradoxe de cet abêtissement mondial tenait dans l’idée que jamais, s’il devait se référer à ses recherches, l’homme ne fut plus égal, semblable et pacifique. Sûr de sa subsistance, il nourrissait vis-à-vis de son alter ego qu’un intérêt furtif dans l’acte sexuel. Pour le reste l’humanoïde palliait. La barrière de la langue s’effaçait au profit d’un mutisme universel. L’acte sexuel était consenti d’un simple regard et tout autre échange devenait superflu. Il lui restait quelques désirs toutefois qui pouvaient le mouvoir d’un point à un autre. La quête d’une sensation de chaud ou de froid qui pouvait le conduire vers le soleil, la neige ou la pluie, le plaisir de marcher sur du sable ou dans l’eau, de gouter des saveurs qu’on ne trouvait qu’en un lieu précis ou respirer des odeurs mystérieusement satisfaisantes. Alors l’homme se faisait véhiculer librement au gré de ses envies et aussi loin que nécessaire.

Annotations
Versions