cogito ergo sum(4)
De ses périples, John avait surtout constitué un réseau. Avec son groupe d’amis, il s’était donné pour mission de cartographier les espaces d’indépendance et d’élaborer un programme de résistance pacifique. Ce dernier reposait sur la conviction que Gamma était intrinsèquement inoffensive. Si la finalité de ses concepteurs fut détournée par quelques esprits cupides, il fallait bien admettre qu’aucune pression ne fut jamais exercée pour mener l’humanité vers ce qu’elle devenait. Elle n’était au final que la victime de sa propre bêtise. John en élaborant sa théorie du grand remplacement qui le mena vers celle de l’effacement, était arrivé à la démonstration par l’évidente observation de ses congénères que l’homme, loin d’être un être social était avant tout un être oisif pourvu que sa subsistance fut assurée. La socialisation n’était rien d’autre qu’une construction nécessaire pour obtenir collectivement à la fois cette subsistance et la jouissance de l’oisiveté qui l’accompagnait. Bien souvent cela dût se faire au prix de la domination afin qu’il puisse y avoir de toute part les servants au service des servis. L’asservissement ultime fût sans doute le travail dès lors qu’aucun sens direct ne lui était relié. L’humanoïde ayant remplacé le servant, John et ses amis eurent l’intuition que contre toute évidence, l’homme pouvait rester le maître, à commencer par celui de sa destiné. Restait seulement à vaincre l’influence de Gamma et à prouver aux hommes et femmes de ce monde qu’il y avait davantage de jouissances dans un monde socialisé. Que le plaisir partagé était décuplé. Et ceci quel qu’en fut le prix à payer. Car à l’asservissement il convenait d’opposer le plaisir. Et si la condition humaine devait quelque chose à l’oisiveté, sans doute en devait-elle plus au plaisir. Il s’agissait pour John de démontrer que l’une était la condition de l’anéantissement de l’autre. Et que sans une de ces composantes, l’homme n’était déjà plus tout à fait l’homme. La socialisation et ses risques devient ainsi l’essence même de l’humanité.
En 2096, une figure de la résistance, Louise H a convié à Paris tous les représentants de ces espaces où Gamma n’avait pas encore de prise. Un formidable élan fut enclenché et avec Gina et ses amis du New Paper, John devint un des activistes les plus fervents du programme de reconquête du genre humain. Récemment ils avaient invité à New York un jeune homme, Govind, appartenant aux Bishnoïs, peuple du nord de l’Inde. Sa vision toute particulière du monde et du vivant faisait de lui une ressource précieuse dans la compréhension des moteurs spirituels qui régissaient le rapport à l’autre. John avait acquis la certitude que l’homme était autrefois un être doué d’un sens métaphysique qu’il considérait comme source de toutes vérités. Il s’avérait que c’est aussi ce sens commun qui était probablement le plus mal partagé. C’est celui qui au final régissait la dimension sociale et s’élevait tel un étendard qu’il convenait d’imposer tant il faisait loi. Etrangement John avait relevé que la Vérité suprême s’incarnait généralement dans un Être supérieur nommé Dieu, Allah, Jehova ou Vishnou ou même Jambheshwar pour son ami Govind. Mais quelques théories sociales comme le Marxisme ou le Nazisme surent se substituer aux figures tutélaires et divines. Il s’agissait pour chacun de la Référence expliquant l’inexplicable et justifiant l’injustifiable. C’est ainsi qu’au nom de Dieu pour les uns et d’Allah ou Jehowa pour les autres les hommes s’entretuaient alors qu’une étude approfondie des mythes fondateurs à laquelle John commençait à se livrer démontrait qu’il existait bien plus de points de convergences que de divergences. Comprendre cette démarche essentielle à l’homme qui consiste avant tout à donner un sens à son existence est pour John la garantie de se prémunir d’une répétition de l’erreur historique qui divisa l’espèce. Mais c’est aussi vérifier l’intuition qui l’habite et qui émerge du plus profond de son être ; la meilleure arme contre l’oisiveté n’est-elle pas au cœur même de l’intelligence métaphysique ?
Et si John est ce soir-là, allongé sur un lit d’une cellule monacale, c’est pour répondre à deux doutes majeurs dans son entreprise. Est-il juste et légitime de vouloir inverser une évolution somme toute choisie ? La béatification de la bêtisation ne vaut-elle pas plus que l’exigence et le sacrifice souvent mortifère du savoir, de la socialisation et du sens de l’existence ? Et lorsque cette question sera résolue et à supposer qu’elle aboutisse à la prédominance de l’être social sur l’être bêtisé, comment simplement inverser ce processus tant les forces semblent inégales ? Que faire face à l’inertie de la bêtise ? Ce sont les questions qu’il compte aborder avec son ami Anatole. A deux reprises, en 2096 lors de la fameuse invitation de Louise H puis une année plus tard sur son invitation à New York, les deux hommes purent échanger sur la dimension spirituelle de l’homme. Anatole lui avait expliqué la démarche chrétienne, celle qui s’enracinait dans le message de Jésus Christ. Un passage l’avait particulièrement marqué. Alors qu’ils devisaient ensemble sur ce qui conduisait à tout âge de l’histoire de l’humanité à s’entretuer au nom d’un dieu, Anatole lui donna sa perception de la Vérité.
–Vois-tu John, lui dit-il, quelques passages clés des évangiles doivent nous faire comprendre quelle est notre condition au regard d’un possible Créateur. Dès son prologue, Jean annonce que le Verbe, la Parole est fondatrice. « Au commencement était le Verbe » et donc que le dessein de Dieu était révélé à tous ceux qui chercherait à entendre, écouter et comprendre. Il dit plus loin que la Vérité est venue par Jésus Christ. Jésus dira « Je suis la Vérité, le Chemin de la Vie ». J’ai acquis la conviction que l’homme qui prétend détenir la Vérité, qui n’est rien d’autre que sa vérité, prétend s’ériger à l’égal du Christ et de Dieu lui-même. Nul homme sur cette terre ne détient la Vérité mais tous sont invités à la découvrir tout au long de leur chemin de vie. C’est pourquoi il n’est pas possible d’invoquer un quelconque Dieu pour asseoir ses certitudes en affirmant que sa vérité serait celle du divin. Il s’agirait là du plus grand des pêchés, celui de l’orgueil et de la vanité. Et pourtant c’est ce pêché-là qui a conduit aux destinés de notre monde. En revanche sacrifier ses convictions sur l’autel du doute me semble un chemin ô combien plus exigeant mais ô combien plus vrai. Rien n’est absolument certain et tous doit être sans cesse interrogé à la lumière de notre foi. Une croyance qui serait une certitude ne serait déjà plus une croyance. Au centre des évangiles est révélé le visage du Christ dans un texte superbe intitulé les béatitudes : « heureux les pauvres, heureux ceux qui ont faim, heureux ceux qui pleurent, heureux ceux qui sont haïs à cause du fils de l’homme », autrement dit heureux ceux qui cherchent et qui doutent mais « malheur aux riches, à ceux qui sont repus, à ceux qui rient » car ce sont ceux qui semblent tout posséder et qui ne cherchent rien. Ceux-là ne connaîtront pas la joie de donner un sens à leur existence. « Il a déployé la force de son bras, il a dispersé les hommes au cœur superbe, il a renversé les potentats de leurs trônes et élevé les humbles, il a comblé de bien les affamés et renvoyé les riches les mains vides ».
En se remémorant cet échange, John savoure déjà les longues conversations à venir. Il est de la plus grande importance que lui et tous ceux qui sont appelés à réfléchir sur la condition de l’homme puissent inscrire dans la constitution universelle du genre humain qui doit bientôt être ratifiée, l’essence même de sa dimension mystique. Et quant à cette mission de redonner de l’intelligence humaine à ceux qui aujourd’hui en paraissent dénués, John comprend que la béatification sainte des évangiles est infiniment plus gratifiante mais exigeante que la béatification consécutive à la bétisation.
Alors qu’il s’apprête à quitter du regard l'immensité céleste qui accompagne la profondeur de ses pensées, cette dernière prend une formidable couleur verte et des ondulations fantasmagoriques. Des aurores boréales gigantesques emplissent tout l'espace, se reflétant fantastiquement sur le flanc des montagnes illuminées et verdâtres. Tout à fait éveillé, John, les yeux écarquillés, contemple, debout sur son lit, ce spectacle naturel inédit. Inexplicablement, tous les volets et portes du monastère s’ouvrent en même temps. Il n’y a alors qu’une poignée de secondes supplémentaires pour que John puisse apercevoir dans cette nuit éclairée la silhouette blanche et furtive d’un avion allant s'écraser dans une formidable boule de feu sur la paroi rocheuse de la montagne d’en face .
Il ne le sait pas mais ce sont peut-être là les trois cent cinquante premières victimes.

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