Vox(3)

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 Aujourd’hui c’est au 57ème étage que Vox se rend. Il s’agit d’un des espaces consacrés à la littérature et plus particulièrement à la philosophie. Il lui importe de structurer une dimension essentielle de son expérience martienne. Son grand père fut le premier à imaginer envoyer une mission habitée sur cet astre. Mais c’est lui qui a eu la gloire toute personnelle d’entreprendre le premier voyage et l’installation d’une civilisation sur la planète rouge. Son ambition est de pouvoir reproduire avec les colons un rapport qu’il qualifie de divin. Inspiré des écritures bibliques dont il a découvert un voile auprès de sa chère femme, il souhaite créer un lien spécifique où il aurait ni plus ni moins le rôle d’un dieu adoré. Il aspire donc à ce qu’il soit obéit en tout et aimé pour ce qu’il donne. Mais un doute s’immisce et il réprime avec peine un rictus de contrariété à l’idée même que c’est lui le Dieu qui douterait des humains. Son plan pourrait-il contenir une faille. Sa relation, comme dans la genèse, repose sur l’interdit. Les règles sont édictées et très claires et consistent en particulier à rendre compte. Les connexions interplanétaires, qu’il appelle volontiers les prières, doivent être basées sur la confiance absolue. Les colons ne font l’objet d’aucune surveillance particulière et doivent respecter un ordre de marche calculé. En revanche si une trahison devait se révéler et qu’aucune rémission ne puisse être possible alors Vox actionnerait le bouton destructeur, pilier de leur alliance. Ce que les colons ne savent pas et qui constitue donc tout le pouvoir de Vox, c’est que ce bouton n’existe que dans le discours. Le dessein de Dieu réside dans le Verbe.

Vox, depuis la veille au soir et sa dernière discussion avec Tâl et Lya ne parvient pas à se débarrasser de l’idée que sa puissance créatrice pourrait se heurter à une dimension humaine qu’il n’a jamais tenté d’anéantir : l’envie de savoir ; savoir pour pouvoir ; pouvoir pour exister.

Il interpelle une humanoïde. Ces robots sont d’une ressemblance sidérante avec les hommes jusque dans les moindres détails biologiques bien que tout ceci soit purement artificiel. S’ils ont une bouche, ils ne mangent pas quoiqu’ils puissent imiter la fonction, s’ils sont sexués, ils ne se reproduisent pas même si là aussi ils peuvent simuler l’acte sexuel. Ni leurs cheveux, ni leurs ongles ou poils ne poussent. Leurs yeux ne voient pas, une multitude de caméras imperceptibles sur l’ensemble du corps leur donne une vision à 360° . De même sont-ils équipés de différents capteurs sensoriels dont les messages sont analysés dans des processeurs plus ou moins puissants selon les tâches dévolues à chacun d’entre eux. Un détail important est à souligner. Ils sont vêtus de combinaison de couleur variable selon leur fonction. Il s’agit ainsi de bien distinguer leurs facultés programmées et surtout de ne pas les confondre avec des humains. Toute relation sexuelle mettrait par exemple en danger de mort la personne qui s’y aventurerait. Enfin ils ont tous une apparence physiologique de vingt ans et bien entendu ne vieillissent pas. Ils meurent parfois d’une surtension, d’une négligence ou tout simplement d’un virus. Quelques épidémies sont mémorables comme celle ayant décimé une grande partie des humanoïdes éboueurs, provocant sur le territoire d’expansion du virus une autre épidémie, tout à fait biologique celle-là et exterminant une grande quantité d’humain. L’IA Suprême étant de plus en plus performante avec l’expérience, sait à présent détecter et corriger toute sorte d’anomalie dans les systèmes informatiques.

– Cherche moi, s’il te plait les quelques ouvrages suivants et portes-les dans le lectorium. Vox s’adresse poliment aux humanoïdes qui paraît-il sont assez sensibles à ces intentions et décuplent leur facultés face aux marques de respect à leur égard. Il transmet aussitôt par un phénomène télépathique induit par une puce numérique implantée dans une région très précise de son cerveau la liste des œuvres requêtées.

– Je vais vous chercher « les méditations métaphysiques » de Descartes, « craintes et tremblement » de Kierkegaard, « ainsi parlait Zarathoustra » de Nietszche et « de la certitude » de Wittgenstein. Je vous apporte les ouvrages dans le lectorium. Ayant prononcé ces mots d’une voix des plus naturelles, l’humanoïde disparaît rapidement à la recherche des livres.

Vox se dirige vers le lectorium, petite pièce en bois de sental qui répand son suave et apaisant parfum. Les tons rougeâtres de l’essence contrastent avec les dorures d’un liseret appliqué à mi-hauteur des murs. S’y incrustent à intervalles réguliers des lumignons diffusant une douce et chaleureuse lumière. Au centre de la pièce ronde se dresse un vaste pupître, ancien ambon en granite sculpté, récupéré dans une cathédrale majestueuse au cœur de la Bretagne française.

L’humanoïde entre silencieusement et pose les livres sur une table en pierre devant laquelle se tient Vox. Il saisit tout d’abord l’essai de Descartes « méditations métaphysiques ». Il s’y plonge et grâce à une faculté augmentée par une petite modification neurologique effectuée à l’âge de dix ans, il achève sa lecture en moins de cinq minutes. Le doute est potentiellement ce qui permet d’éprouver la vérité comprend-il. Tout est propice au doute y compris ce qui semble le plus réel comme le monde qui nous entoure. Vox transpose cette conception à la pensée des colons martiens.

–S’ils doivent douter de ma propre existence ou simplement de ma capacité à les anéantir d’une simple pression sur un bouton, cela ne peut-il les amener à concevoir leur propre existence comme une nécessité de s’affranchir de ma réalité ? Alors peut être oseront-ils braver l’autorité, forts de la nouvelle certitude que le simple fait de penser les fait exister. Et s’ils pensent, ils voudront tôt ou tard s’émanciper pour encore mieux exister et concevoir leur monde tel qu’ils le veulent. Ils pensent donc ils existent, ils sauront qu’ils pensent et ils pourront exister.

Vox comprend soudain que ce qu’il pressentait comme une faille pourrait bien questionner la totalité d’un projet, ce qui l’anéantirait lui-même. Fébrile, il souhaite pousser son questionnement et saisit à présent l’œuvre de Nietzsche. Ce qu’il y lit le traumatise littéralement. Il entrevoit la possibilité que l’homme puisse remettre en question l’existence d’un créateur pour éprouver sa propre force créatrice.

Ces deux lectures suffisent. Effondré, Vox ne souhaite pas aller plus loin. Il comprend que quelque part dans sa galaxie, des hommes qu’il croyait dévoués, loyaux et fidèles ouvrent une brèche en posant une simple question. La défiance est permise et progressivement elle permettra de braver l’interdit. Aucune explosion, destruction, anéantissement n’interviendra si ce n’est celle de la certitude qu’ils avaient placé en lui. Mars lui échappera.

Il trouve cependant la force de se relever et regagner son bureau. Il est à présent près de midi. Dans la chambre, à côté sa femme s’est rendormie. Cette femme qui elle aussi lui pose une soudaine question. « Apprends-moi à lire ». Et si le dernier genre humain ; le Beatus Homo n’était pas si béat que ça ? Si à l’occasion d’un accident, d’un imprévu il se mettait à questionner son existence ? S’en est trop pour Vox. Il arpente fiévreusement la pièce ; Tel un animal pris au piège il regarde au-delà de la paroi vitré ces beatus qui s’animent. Certains mangent, d’autres boivent. Beaucoup s’accouplent. D’autres encore jouent sur des écrans. Des jeux primaires où la satisfaction réside dans la capacité à reproduire un cri, un son ou un geste. Ils ne se parlent pas car ils ne conceptualisent plus. De simples onomatopées expriment les besoins essentiels. Beaucoup d’expressions passent dans les regards. Ils vivent ensemble car l’homme a su rester grégaire mais ils vivent surtout les uns auprès des autres. Aucune animosité ne les nourrit car rien n’est convoité chez l’autre.

Vox sait que dans ce monde, y compris à New York subsistent des rebelles, des éduqués qui tranchent singulièrement avec ces rejetons de l’humanité. Il a pour eux une certaine tendresse mais il veille de loin à leurs activités. Pourtant il n’a guère de souci à se faire tant l’évolution de l’ignorance fut rapide et a priori irréversible. Sans que ni son père, ni a fortiori son grand père n’aient nourri un tel dessein, l’IA a simplement siphonné l’intelligence humaine en rendant inutile tout acte d’apprentissage. L’humanoïde pallie à tout et dans cet Eden réinventé, l’homme est bienheureux. Tant qu’il en sera ainsi, Vox dont le savoir est immense règnera. Et des Vox, il en existe au moins cinq sur cette planète qui conjuguent leur science pour se partager le pouvoir.

Il regarde et regarde encore, mesure l’immensité de son royaume, contemple la nudité de ses sujets et soudain la trouve obscène. Il se prend à imaginer un chaos, une succession d’accidents, d’incendies majeurs et de drones enchevêtrés. Ils voient des hommes et des femmes effarés, ensanglantés, démembrés, broyés ou brûlés. Il entend des plaintes, des cris et des hurlements. Il lit sur les visages la peur qu’il ne connaissait plus et les larmes qu’il n’avait jamais vues. De cette apocalypse surgirait peut être alors un monde nouveau semblable à celui qu’il a entreposé dans vingt-huit mille mètres carrés d’une tour. Eden, déluge, tour, apocalypse…et si le monde devait se recréer.

Il frémit.

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