Chapitre 3: Fire in the Darkness

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La forêt les avait avalées.
Ni adieu, ni retour.

Le sol, spongieux, recrachait à chaque pas un mélange de feuilles pourries, de vermine écrasée, et de silence humide. Le ciel avait disparu depuis longtemps, noyé sous des cimes décharnées, et le chemin - s'il y en avait un - s'était dissous dans la mousse et la pluie.

Leur voyage ressemblait plus à une mauvaise randonnée qu'à un véritable enseignement par un professeur, songea Élise en sentant ses orteils fusionner avec la semelle de ses chaussures.
Shara avançait sans ralentir. Elle était infatigable, et ça la bluffait d'une certaine manière. Élise peinait à suivre, le baluchon bringuebalant sur son dos, les pieds gorgés d'eau formant un mélange macéré de chair et de boue, le cœur trop lourd pour oser se plaindre.

Elles n'avaient pas échangé un mot depuis des heures.

Le bâton de Shara claquait contre les pierres, précis, sec. Elle s'arrêtait parfois pour cueillir une pousse, gratter une écorce, inspecter une fiente. Élise la regardait faire sans comprendre, s'accroupissait quand on lui disait, notait mentalement des gestes dont elle ignorait le sens.

La forêt commençait à se draper d'un voile de ténèbres, l'eau continuait de couler sur les feuilles et l'air humide du bois devenait irrespirable.
Son corbeau volait d'arbre en arbre, ouvrant la voie pour Shara et sa partenaire, poussant quelques croassements par endroits, marquant parfois la présence de baies ou de champignons aux allures fétides.

Alors qu'Élise s'accroupissait pour saisir les trompettes rabougries, la main de Shara se plaqua violemment contre sa bouche, frappant son nez au passage. Elle la tira en arrière, la bloqua contre elle d'un seul bras, l'écrasant contre un tronc moussu.

- Ne bouge surtout pas, souffla Shara à voix basse.

Elle tenait déjà quelque chose dans l'autre main.

Un tube de fer.

En une fraction de seconde, Shara jaillit de sa cachette, l'arme au poing.
Elle tira.

Son arme s'illumina d'une lueur blanchâtre et spectacle tandit que la balle qu'elle venait de tirer qui avait touché sa cible retourna à l'intérieur du pistolet à la même vitesse dont elle était partie, la détonation se joua à l'envers avant d'être de nouveau tirer.

Le claquement du pistolet résonna entre les troncs.
Élise plaqua ses mains sur ses oreilles, sonnée.

Shara avançait, pas à pas, le bras tendu, le regard vissé sur une cible invisible, le canon fumant.

Ce n'est que lorsqu'elle vit le chevreuil effondrer - une balle logée entre les deux yeux - qu'elle s'arrêta.
Elle resta figée un instant, l'arme encore levée.
Puis seulement elle souffla, comme si elle retenait ce souffle depuis des heures.

Elle tordit le cou de l'animal d'un geste net.

Puis, sans un mot, elle jeta au pied d'Élise la tête encore tiède du chevreuil décapité.

- Notre repas de ce soir, annonça Shara en frottant ses doigts l'un contre l'autre couvert de sang.

EIles dressèrent un maigre camp à quelques mètres du lieu de la mise à mort, sous un surplomb rocheux couvert de mousse. Le bois était humide, les brindilles détrempées refusaient de s'enflammer sous les étincelles arrachées à deux silex. Shara pestait entre ses dents, ponctuant ses jurons de coups secs et précis.

Élise resta figée, debout, les bras pendants, avant d'oser un geste. Elle tendit les mains, paumes vers l'avant, dans un réflexe maladroit.

- Je peux... Je peux t'aider ? hasarda-t-elle en avançant d'un pas, mains levées vers le bois.

Shara leva les yeux. Son regard s'assombrit aussitôt. Elle claqua ces doigts sèchement, puis, sans dire un mot, lui jeta un long couteau, suivi du corps encore tiède du chevreuil.

- Plutôt que de me fixer comme une potiche, va donc éviscérer cette saloperie, grogna-t-elle. Le feu c'est pas pour toi. Tu fais. Tu coupes bien droit, de la gorge à l'anus. T'écartes doucement les boyaux, tu les retires un par un. Tu fais gaffe à la vessie et à la vésicule, si tu les perces, ça foutra tout en l'air à moins que tu ais envie de manger un lapin à la pisse et à la merde. Ensuite, tu retournes la peau - c'est comme peler une orange, sauf que ça saigne et que ça pue.

- Je suis pas une potiche, marmonna-t-elle dans sa barbe en s'agenouillant.

Mais Shara ne répondit pas.

Le couteau glissa dans la chair molle du ventre, et un gargouillis nauséeux monta dans l'air saturé d'humidité. Élise eut un haut-le-cœur, mais elle ne voulait pas lui donner raison.

Ses gestes trahissaient un manque d'expérience, certes - mais aussi une grande attention au détail. Chaque muscle était dégagé, coupé avec un soin appliqué.

Shara l'observait sans mot dire, son regard intense mais sans animosité. Et bien qu'elle ne veuille pas l'admettre, Élise s'en était très bien sortie.

Le feu jaillit enfin du cercle de pierre, dans des craquements étouffés. La pluie, miraculeusement, s'était tue, offrant un répit aux deux âmes trempées jusqu'aux os.

Des bulles apparaissaient déjà à la surface de la casserole cabossée. Shara tendit un bol en bois ; Élise y déposa les morceaux de viande. Ses doigts, couverts de sang et de muqueuses, s'essuyèrent à sa cuisse dans un geste discret.

Shara examina les morceaux, puis les plongea dans son potage, un bouillon de légumes oubliés.

Elles restèrent là, l'une en face de l'autre, comme deux inconnues autour du feu primordial.

- Mange. Il en reste, si t'as encore faim, lança Shara en lui tendant un bol.

Élise ne répondit pas. Elle mâcha lentement. Le goût était amer, acide, trop cuit dehors, cru dedans. Mais c'était chaud. Et vivant. Elle n'avait rien mangé depuis la veille, elle s'en contenterait.

Elle s'apprêtait à souffler un mot - un merci peut-être - mais Shara avait déjà tourné le dos, occupée à surveiller les ténèbres, fermant la conversation.

La voix de la mégère, basse, presque soufflée, finit pourtant par briser le silence :

- Tu t'es bien débrouillée. Maintenant dors. Demain sera sûrement pire qu'aujourd'hui.

Élise retint un sourire, et serra contre elle son lapin en peluche à moitié décharné.

Ce soir, son ventre était plein. Et son cœur, un peu plus léger.

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