Shara se frotta le menton, le regard dans le vide, avant de le plonger dans celui d'Élise, une mèche de cheveux roux tombant devant l'un de ses yeux.
Pour la première fois, Shara ne semblait pas en colère ou agacée par la fougue de la jeune fille - simplement pensive. Pensive comme on essaierait de résoudre une équation.
Elle ramassa le catalyseur tordu par la puissance du sort, avant de dire :

- T'es une quiche en pratique, mais c'est peut-être parce que t'en as trop dans le ciboulot. Suis-moi, on va dessiner.

La forêt s'était tue.
Un grand rocher trônait au beau milieu de la clairière. Le vent semblait s'être calmé, comme si la forêt leur offrait enfin un répit. Un silence.
Shara posa son sac sans un mot, sortant une craie faite de fange et de cendre. Elle se mit à graver frénétiquement une forme géométrique complexe en spirale, imbriquée de symboles ésotériques et mystérieux. Tout semblait pourtant harmonieux dans ce chaos de lignes et de traits.

Son corbeau resta en retrait, silencieux, comme s'il savait qu'ici, on ne criait pas.
Le visage de Shara paraissait moins rude, plus concentré, presque apaisé par la satisfaction d'étendre son savoir sur une grande fresque murale.

Quand elle eut fini, après plusieurs minutes, elle se retourna vers Élise, un regard empli de malice, jouant avec sa craie.

- À ton tour, gamine. Redessine-moi ça.

- Je suis punie ? C'est parce que j'ai cassé ton catalyseur, c'est ça ? grogna Élise.

Shara posa une main sur sa hanche, avec un sourire hautain.

- Non. Tu ne comprends pas ce que tu fais, quand tu lances un sort. Tu ressens, mais tu ne comprends pas. Tu agites tes bras comme un poulet trop gras qui essaierait de voler.

Elle tapota de nouveau son schéma.

- Ça, c'est la magie. La vraie. La pure. La cérébrale. Allez, vas-y, gamine. J'ai hâte de voir tes talents d'artiste, lança Shara d'un ton mesquin en lui tendant la craie.

Élise grogna, persuadée que Shara avait décidé de se débarrasser d'elle à l'usure, de la bombarder de choses inutiles pour qu'elle se lasse de la magie.

Shara s'assit dans l'herbe, son corbeau se posant sur son épaule, croassant doucement tandis qu'elle lui caressait le gosier.

Pour la première fois depuis le début de leur voyage, Shara laissa faire Élise en silence, sans correction ni réprimande. Elle observait simplement, curieuse du raisonnement encore brut d'une jeune mage inexpérimentée.

Élise s'accroupit à contrecœur, la craie moite entre ses doigts.
Elle traça une spirale trop étroite, puis tenta de l'effacer du revers de la main.

- On n'efface pas, dit Shara. Tu gardes ce que tu fais.

Sa voix était ferme, sans colère.

- Vieille bique, marmonna Élise.

Elle reprit, les sourcils froncés, traçant des lignes tremblantes, parfois trop droits, parfois penchées.
Elle n'y prenait aucun plaisir.
Elle sentait le regard de Shara dans son dos - qu'elle imaginait méprisant, peut-être même moqueur.

Alors elle termina la glyphe d'un geste sec, impatient, bâclant la dernière courbe.

- Bien. Passons à la correction, dit Shara en se redressant, reprenant la craie des mains d'Élise.

Elle observa le dessin, pensive. Ce n'était ni précis, ni appliqué - mais ça avait le mérite d'exister. Maladroit, oui. Mais honnête.

- Ce que tu viens de tracer, c'est ce qu'on appelle un géosort. C'est la forme mathématique - la structure mentale - du sort Ignis. Chaque courbe représente un flux d'éther.

Elle redessina une spirale.

- Ta première, là, elle est trop courte. Résultat : ton sort partira n'importe où, sans direction. L'angle ici ? Il détermine la puissance. Et si tu dessines dans le mauvais ordre, tu fous tout en l'air.

Elle marqua une pause, puis, avec un demi-sourire :

- C'est comme une recette. Tu peux pas cuire un animal que t'as pas encore tué. Bah là, c'est pareil.

- Et alors ? Qu'est-ce que ça m'apporte de savoir tout ça ? grogna Élise.

La craie s'arrêta net. Shara tourna lentement la tête.

- Écoute-moi bien, gamine. Soit tu la boucles et t'écoutes, soit je te colle un coup de pied au cul.

Elle pencha légèrement la jambe.

- Et pour être honnête... elle commence sérieusement à me démanger.

Élise détourna les yeux, croisa les bras.

- Tu pourrais juste... me le dire autrement, parfois.

Sa voix était rauque.

- Non. Tu fais pas d'effort pour apprendre, je n'en ferai pas pour être tendre.

- C'est bancal. Recommence.

Le soleil déclinait, étirant des ombres longues sur la clairière. Élise blanchissait chaque parcelle de ce foutu rocher, les doigts couverts de poussière, les bras tremblants.

Quelque chose céda.

Elle s'arrêta net, au bord des larmes. Sa voix vrillée de rage :

- Et toi, hein ?! Ça fait des heures que je dessine ce truc débile et t'as jamais rien montré ! Jamais ! Pas un sort, pas une étincelle ! Juste des critiques ! Peut-être que t'es pas une vraie mage ! Tu sais rien faire à part m'engueuler, voilà !

Shara ne dit rien.
Son visage se ferma. Une chape de silence tomba sur la forêt.

Elle sortit son pistolet, lentement. Le leva. Le pointa droit sur le front d'Élise.

Un geste net, mécanique. Sans émotion.

Le canon scintillait à la lumière rouge du couchant.

Le cœur d'Élise s'arrêta net. Son souffle resta coincé dans sa gorge. Elle ne bougea pas. Son regard croisa celui de Shara - et ce n'était plus une mégère. C'était une menace.

La détonation claqua.
Le corbeau s'envola en croassant.