Chapitre 8: LouveCombe
Le matin n'était pas revenu.
Ou alors, il s'était perdu en route, englué dans les vapeurs froides qui rampaient entre les arbres.
Shara n'avait pas dormi.
Assise contre un tronc noueux, les genoux recouverts de mousse, elle fixait les pierres fragmentées encore fumantes, les paupières lourdes, le regard creux.
Sous la cape trempée, Élise respirait faiblement, collée contre elle comme un poids sur sa poitrine.
Le silence n'était plus le même.
Avant, il était complice. Maintenant, il était cassé. Un silence sans refuge.
Shara baissa les yeux sur les mains de la gamine.
La peau brûlée, les doigts engourdis, encore souillés de sang coagulé. La chair noircie aux extrémités, livide dans le creux de ses paumes.
Elle la serra quelques instants, priant pour qu'elle ne soit pas morte entre ses bras. Un filet de sang coulait de son nez.
Elle avait vidé toute sa réserve d'éther d'un seul coup. Sa volonté avait été si féroce que son corps avait puisé dans l'os, dans la moelle, jusque dans les nerfs.
Certains en seraient morts. D'autres, déformés à vie par une telle décharge à cet âge.
La répétition de sorts interrompus, ratés, mal canalisés, avait sans doute creusé des cicatrices invisibles dans son cerveau.
Le géosort s'était gravé dans sa chair comme au fer rouge.
Shara se força à détacher ses bras. Lentement. Comme on arrache un pansement à vif.
Elle se redressa, laissant la cape sur les épaules de la fille, puis, sans un mot, commença à rassembler ses affaires.
L'oiseau tourna la tête vers elle, inquiet.
Cette fille... elle était plus terrifiante qu'une simple apprentie.
Elle n'avait pas abandonné.
- Élise. Tenta Shara
La gamine se retourna, surprise.
Le prénom glissa dans l'air comme une chose étrangère.
Ça sonnait bizarre, entre ses lèvres.
Un battement.
Shara ouvrit la bouche... puis la referma. Le regard ailleurs.
- Prends ton sac. On y va.
Elles marchèrent sans bruit.
Le vent s'était levé. Un vent d'entre-saison, ni chaud ni froid, chargé de la promesse d'un autre monde derrière chaque arbre.
Et puis, enfin, la forêt recula.
Là-bas, entre les troncs qui s'espacent, une clarté étrange filtrait - grise, pâle, presque laide.
Le début d'un chemin commençait à fébrilement se dessiner, une planche couverte de crasse tentait vainement d'indiquer la direction aux pauvres âmes.
Shara essuya la pancarte avec sa manche - LouveCombe.
- On y est, murmura Élise.
Shara ne répondit pas.
Elle fixait les doigts de la gamine, crispés, tremblants, elle subissait le contrecoup.
Les pas de chevaux tirant une charrette , faible, fatigué, grinçant furent leur premier signe de vie depuis des semaines ou des mois, c'était difficile à estimer.
- Hé vous deux, vous venez pas d'ici ? invectiva une voix sale et nonchalante.
Le paysan stoppa sa calèche en arrivant à leur niveau, attendant une réponse.
- Nous sommes de passage, répondit simplement Shara, méfiante.
Elle se redressa imperceptiblement, le regard aux aguets.
Elle préférait éviter qu'on lui pose trop de questions.
Il se tourna vers Élise, visiblement peu convaincu.
- Qu'est-ce que vous faisiez toutes les deux dans la forêt ? C'est dangereux ce genre d'endroit, surtout pour les enfants de ton âge. Vous empestez le chien mouillé.
Élise hésita une seconde.
Elle sentit le regard de Shara. Une tension sourde.
- On cueillait les champignons avec ma grand-mère, sourit-elle, faussement naïve.
Shara se retourna vers elle, visiblement touchée dans son ego.
- Grand-mère ?
Le mot sembla lui râper la langue.
Mais Élise regardait le paysan avec de grands yeux humides, imperturbable.
- On s'est perdu en chemin, je suis tombée dans une pente et Mamie est venue me chercher. J'étais couverte de boue partout.
Shara soupira, un bref roulement dans la gorge, puis attrapa la joue d'Élise entre deux doigts.
- Qu'est-ce que je ne ferais pas pour ma petite-fille, grinça-t-elle en pinçant légèrement. Juste assez pour qu'Élise sente la douleur.
Le vieux les dévisagea un instant, haussa les épaules.
- Montez, j'vous dépose à LouveCombe. C'est pas loin.
Shara monta la première, sans un mot.
Élise la suivit, le sourire encore pendu aux lèvres.
Le bois grinça sous leur poids.
La charrette se remit en route, oscillant doucement entre les ornières.
Pendant un moment, seul le cliquetis des harnais rompit le silence.
Shara ferma les yeux. Longuement.
Respira. Lentement.
Elle se tenait droite, figée, le corps raide sous ses loques.
L'oiseau, perché à l'arrière, émit un croassement bref, presque moqueur.
- Vous êtes une véreuse, pas vrai ? lança le paysan en regardant l'accoutrement trop grand de Shara, ses manches effilochées, son air de sorcière tombée du chariot.
- C'est quoi une véreuse, Mamie ? chantonna Élise en balançant une jambe dans le vide.
- Oh non, je suis une vieille mage à la retraite. À mon âge, on ne fait plus de sorts. On fait de la confiture pour ses petits-enfants, répondit Shara avec un sourire grinçant.
- Et votre chapeau alors ?
- Mon quoi ? fit Shara, feignant de ne pas entendre. Son masque glissa un instant - les nerfs affleuraient.
- Votre chapeau, répéta le paysan, un peu plus fort.
- Excusez-la, elle est un peu dure de la feuille. Elle yoyote un peu parfois, improvisa Élise.
Le paysan haussa les épaules, haussa les yeux.
- Bah, laissez tomber.
Il s'adressa à Élise :
- C'est moche de vieillir, hein ? Je te souhaite pas ça, ma petite.
Élise ricana, en regardant Shara contenir sa frustration, murmurant tout bas, pour elle seule:
- Je vais les étrangler.
Le calme retomba.
- J'aimerais beaucoup devenir une mage, plus tard, dit Élise en regardant le ciel, presque rêveuse.
Sa voix était sincère, plus basse, comme perdue dans le vent.
Shara tourna légèrement la tête vers elle.
- Une vraie mage, hein ? Pas une pyromane, j'espère.
Le paysan éclata d'un rire sec.
- Une mage ? Faut éviter de toucher à la magie, ma petite. T'as vu l'état de ta grand-mère ? C'est déjà un miracle qu'elle soit encore en un seul morceau, ta mamie.
- Ah bon ? Et pourquoi ça ? demanda Élise, l'air naïf, mais les yeux bien ouverts.
Le paysan la regarda, puis jeta un coup d'œil à Shara. Un silence.
- Elle croit encore aux contes de fées, votre gosse ?
Shara ne répondit pas tout de suite.
Une feuille morte glissa sur la joue d'Élise, accrochée à ses cils.
Puis elle esquissa un sourire sec.
- Oh, vous savez, elle apprendra. Tôt ou tard. Dit Shara avec un sourire aigre.
Le silence retomba, seulement troublé par le pas des chevaux sur la boue.
Au loin, les premières toitures apparurent, mangées de mousse et d'ombre.
LouveCombe.
Une cheminée cracha une fumée pâle. Un chien aboya sans conviction.
Les battements d'ailes du corbeau s'envolèrent dans les airs, comme une masse noire dans le ciel.
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