Chapitre 9: Notebook

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LouveCombe n'était pas un village.
C'était le ventre creux de la vallée.
Les maisons étaient érigées comme des pointes, peinant à tenir droit dans la boue. Elles semblaient pousser hors de terre comme des dents pourries, tordues et mal formées. Chaque ruelle sentait la suie froide, la laine humide, et ce rance propre aux lieux qui n'ont jamais vraiment séché.
Le bruit de la charrette attira quelques regards depuis les porches. Aucun sourire. Juste des yeux sans nom, incrustés dans des ombres sans visage.

Shara descendit la première. Ses bottes s'enfoncèrent dans la boue collante avec un bruit obscène.
Élise sauta à son tour, un peu raide. Son souffle formait de petites volutes dans l'air sale.
- Ne traînez pas trop ici, vous faites tache, lâcha le paysan sans un autre regard, avant de claquer les rênes.
- Merci, marmonna Shara.
La charrette s'éloigna dans un grincement, happée par la brume du hameau.

Shara se pencha vers Élise en la poussant légèrement vers l'avant.
- Baisse les yeux, ferme-la, et ne fais pas de vagues.
- Ça t'a bien arrangé que je l'ouvre, tout à l'heure.
Shara grogna avant d'avancer vers la taverne en face d'elle.
- Fais ce que tu veux, mais n'attire pas d'ennuis. Et si tu le fais... débrouille-toi seule.

L'enseigne pendait de travers : une planche gravée d'un mot effacé, à peine lisible - Taverne de Veridi.
La porte grinça. Une clochette agonisante tinta faiblement.

L'intérieur était tiède. Trop tiède.
L'air sentait l'orge macéré, le cuir mouillé, la graisse de viande, et ce silence pesant des endroits où l'on préfère ne pas poser de questions.
Trois hommes buvaient, le dos voûté. Une femme ronflait sur la banquette du fond.
Derrière le comptoir, un vieux tenancier au crâne flétri leva à peine les yeux.
- Une chambre pour deux. Pas chère, lança Shara.
Il la dévisagea longuement, puis hocha la tête sans un mot.
Une clef, lourde, glissa sur le bois taché du comptoir.
- C'est à l'étage. Porte du fond.

Shara tendit la main pour prendre la clef. Ses doigts tremblaient à peine. Elle les serra pour qu'Élise ne le voie pas.
La gamine ne disait rien. Elle regardait tout.

La clé couina dans la serrure, la porte grinça comme si on la torturait avant qu'elle ne révèle son contenu.
La chambre était petite. Un lit large, creux, fait de paille qu'on avait mise dans un tissu rongé par la saleté ; une fenêtre trouble, un broc d'eau glacée.
Rien d'autre.

Shara posa son sac, sans un mot.
Retira sa cape. S'assit.
Elle ne savait pas si elle devait parler.

- Qu'est-ce qu'on fait là ? osa Élise en s'asseyant sur le bord du lit.
- On se repose, lâcha Shara en s'allongeant.
- Je veux dire... pourquoi on s'arrête ici ?
- Pour se reposer, réaffirma la mégère en fermant les yeux.
- Tu veux pas me le dire ?

Shara fouilla dans son sac avant de balancer un petit carnet à la couverture tachée de graisse entre les mains d'Élise.
- Tiens, grommela-t-elle.

Élise le rattrapa de justesse, reconnaissant aussitôt le livre de recettes de sa mère.
- C'est pas un livre de sorts...
- Non. C'est pour les cervelles creuses qui ne savent pas lire. Y a des images. Tu peux gribouiller dessus, ou faire ce que tu veux. Tant que tu la fermes pendant deux heures.
Shara lui lança un dernier regard avant de se tourner et de s'allonger.
- Ça te semble dans tes cordes ?

Le livre avait toujours trôné sur une étagère de la cuisine. Élise ne se souvenait pas avoir jamais vu sa mère l'ouvrir. C'était un bibelot, une relique familiale plus qu'un manuel.
La couverture représentait un chaudron fumant en relief, sur un fond rouge passé par le soleil. Trois mots en lettres grasses en composaient le titre - illisibles désormais.

Elle l'ouvrit. Les pages étaient rigides, presque neuves. La rainure résistait : ce livre n'avait sans doute jamais été lu. Ils n'en avaient pas eu le temps.
Des pâtés en croûte aux visages souriants. Des ragoûts dessinés à l'aquarelle. Du poisson fumé au fusain. Élise tourna les pages lentement, une à une, les yeux brillants.

La salive lui monta à la bouche.
Elle aurait aimé manger ces plats avec ses parents. Même les cuisiner avec sa mère.

Un vertige la prit. Comme si quelque chose en elle reprenait forme - une posture d'enfant, moins celle d'une bête traquée.
Un nœud se forma dans sa gorge.

Elle sortit son lapin en peluche et le fixa longuement dans les yeux.
- Parle-moi... murmura-t-elle, en essuyant une larme.

Son ventre se contracta soudain. Elle avait faim. Pas la faim des petits creux - celle qui tord l'estomac, celle qui rend le monde flou. Elle avait perdu plusieurs tours de taille depuis leur départ. Déjà qu'elle était fine, ses côtes saillaient maintenant sous sa peau tendue.

Elle se souvenait : Shara gardait toujours un vieux quignon de pain rassis au fond de son sac. Elle casserait peut-être ses dents dessus, mais au moins, ce serait avec le ventre plein.

Elle jeta un œil à la vieille. Elle dormait. En tout cas, elle en avait l'air.
Élise s'approcha à pas de loup.
Le sac était juste là, entrouvert.

Elle tendit la main, lentement, effleurant l'intérieur du bout des doigts. Des fioles tintèrent doucement. Puis elle toucha un objet rigide, couvert de cuir.
Un carnet.

Ce n'était pas ce qu'elle cherchait. Mais sa curiosité l'emporta.

Le livre était usé jusqu'à l'os.
Le papier avait la texture d'une peau ridée, malmenée par les années. La couverture était élimée, la tranche à demi déchirée. Quand elle l'ouvrit, une odeur d'encre sèche et de vieux cuir lui monta au nez.

Les pages étaient recouvertes de textes denses, incompréhensibles. Des paragraphes tassés, noyés dans l'encre.

Mais ce n'était pas le pire.
Partout, entre les lignes, dans les marges, parfois même par-dessus le texte, s'empilaient des dizaines de corrections. Des notes griffonnées à la hâte. Des formules raturées. Des mots rayés puis remplacés. L'encre elle-même semblait avoir combattu.

Ce livre avait été lacéré. Assassiné à la plume.

Aux yeux d'Élise, c'était un manuel de magie. Théorique. Dense. Et surtout... vivant.

Elle reconnut un tracé. Une forme familière.

Ignis.
Le géosort qu'elle avait tenté.

Une partie de l'incantation avait été réécrite, superposée à l'original. Une correction précise, presque élégante. Rien à voir avec les griffures baroques des autres pages.

Mais ce qui la frappa le plus, ce furent les nombreuses pages manquantes, arrachées net. Comme si leur contenu avait été effacé du monde.

- Ça te dérange pas de fouiller dans mes affaires ?
Elle sursauta.
Shara la fixait.
Depuis combien de temps ?

La vieille tendit la main et reprit le carnet d'un geste sec. Pas de colère. Juste une lassitude glacée.

- Qu'est-ce que c'est ? demanda Élise, confuse.
- Rien que tu puisses digérer.

Elle se leva lentement, les articulations craquant.
- Allez. On va manger quelque chose.

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