Chapitre 10: Scar
Elles redescendirent sans échanger un mot.
Dans la salle commune, le même silence crasse persistait, épais comme la graisse collée aux murs. Les trois hommes étaient encore là. Ils ne buvaient plus. Ils regardaient. De travers.
Shara fit semblant de ne rien voir. Elle s'avança jusqu'au comptoir, toujours droite malgré l'épuisement, et tapota la table avec deux doigts.
— Vous faites à manger ?
Le tenancier haussa lentement les yeux.
— Si vous payez. Et si vous êtes pas difficiles.
Shara jeta une pièce cuivrée. L'homme la coinça du doigt, la mordit, puis la fit disparaître dans sa poche. Il disparut dans l'arrière-salle.
Élise s'assit à une table boiteuse, près du feu. Un maigre tison y brûlait, rougeâtre. L'odeur de vieille cendre lui rappela quelque chose, une soirée d'hiver chez elle, un souvenir flou.
Elle posa son lapin sur ses genoux et le serra contre elle.
Shara vint s'asseoir en face, le regard fixé sur son lapin.
— C'était ton manuel de quand tu étais à l'Académie ? Osa Élise.
Shara releva les yeux et lui écrasa légèrement le pied.
— Non et parle moins fort.
Un silence.
— Alors quoi ?
Elle se tut. Ses yeux s'étaient fixés sur la flamme. Pas pour y lire quoi que ce soit, mais comme si elle attendait qu'elle meure.
Un bruit de vaisselle. Une assiette glissa sur le bois. Deux morceaux de pommes de terre flottant dans un potage marron et visqueux, de la bouillie grisâtre fumant dans un bol ébréché.
— Ajoutez moi une bière s'il vous plaît, demanda Shara en repoussant légèrement son assiette avec une pointe de dégoût.
Le tavernier haussa les épaules en passant derrière le comptoir
Élise hésita, puis mangea lentement.
Après n'avoir mangé que des produits crus et sans assaisonnement plus rien ne l'a dégoutait, le goût n'était clairement pas bon, mais la bouché était plus que nourrissante et ses papilles gustatives étaient tellement amoindries que ça lui importait peu au final.
Shara ne toucha presque pas à la sienne.
— Tu veux apprendre à lire ou pas ?
Élise cligna des yeux, c'était bien la première fois qu'elle lui demandait son avis.
— Hein ?
Shara n'attendit pas sa réponse pour ressortir le livre de cuisine.
— Tient, choisit un truc que tu voudrais manger.
Elise posa sa cuillère, confuse, avant de regarder de nouveau Shara, attendant une pique un piège de sa part, mais rien.
Elle feuilleta plusieurs pages avant de s'arrêter sur un poisson souriait bêtement dans une assiette en faïence.
— ça, j'aimerais bien mangé ça.
Shara tourna le livre pour lire.
— Regarde. Là, en haut. Trois mots.
Elle tapa du doigt.
— Soupe des mers.
La chope de bière qu'apporta le tavernier éclaboussa presque le livre, sauvée in extremis par Shara.
— Espèce de sauvage grogna Shara en portant le breuvage à ses lèvres en fixant l'homme au comptoir
— Tu en as déjà mangé ? demanda la jeune fille en se goinfrant sans manière.
— Non, j'ai jamais mis les pieds sur la côte.
— Tu pourrais m'apprendre à la faire un jour ?
— Tu m'as pris pour ta mère ? coupa Shara
— Grand-mère. Corrigea Elise sans même la regarder.
Shara finit sa bière en guise de réponse.
— Finit ton assiette. Après, on trouvera de quoi te laver. Tu pues.
— Toi aussi. Renchérit Elise en enfournant un morceau dans sa bouche.
La lueur vacillante de la lanterne dansait sur les marches de pierre du sous-sol. L'air y était plus froid, plus humide encore que dans la salle commune.
Shara avait négocié une cuvette d'eau chaude sans un mot.
Un grincement de loquet plus tard, elles pénétrèrent dans une arrière-salle obscure, encaissée entre deux tonneaux de bière éventée et un tas de bois moisi.
Au centre trônait un vieux baquet cerclé de fer, à moitié fendu.
Un seau fumant reposait à côté.
Des toiles d'araignées filaient la charpente, et la poussière flottait lentement, comme dérangée par une présence étrangère.
L'odeur de renfermé mêlée au moisi embaumait la pièce.
— Voilà la baignoire, grogna Shara.
Élise fronça le nez.
— Tu veux que je me lave là-dedans ? On dirait une auge à cochons.
— Tu pues comme un cochon. Sois cohérente.
Shara s'installa dans un coin, les bras croisés.
Élise hésita. Puis, lentement, elle retira ses habits trempés, crasseux — c'était presque devenu sa seconde peau.
Ses bras étaient couverts d'ecchymoses, de griffures, de croûtes sales. Ses pieds ressemblaient à des tubercules fraîchement arrachés à la terre.
Elle grimaça en se glissant dans l'eau, comme choquée par sa propre crasse. Sa chair s'irisa — autant à cause de la chaleur que de la gêne.
— Et maintenant ? Je me lave comment ?
— Avec ça.
Shara lui lança un morceau de savon gras, poisseux, couleur suif.
Fait de graisse et de cendre, il collait aux doigts.
Élise s'y attela, maladroitement, perturbée par le regard inquisiteur de Shara dans son dos.
Le savon lui glissa entre les mains. Elle n'arrivait pas à faire mousser quoi que ce soit. L'eau se teinta peu à peu d'un gris trouble.
Shara ouvrit un œil.
— Lave-toi les cheveux. On dirait de la laine de mouton pleine de boue.
Voyant que la gamine n'y arrivait pas, elle se redressa et lui reprit le savon sans douceur.
Le geste n'avait rien de tendre, mais au moins, il dégageait la terre incrustée dans son cuir chevelu.
Une couleur pâle revint aux cheveux d'Élise.
Silence.
Élise se rhabilla, à contrecœur, dans les vêtements humides tirés de son sac. Le tissu lui collait à la peau, râpeux.
Quand Shara s'immergea à son tour dans le baquet, Élise détourna d'abord les yeux... avant d'y revenir malgré elle.
Les cicatrices striaient sa peau, profondes, nettes, anciennes mais toujours vives.
Ses vêtements masquaient mal sa maigreur. Sa peau vibrait presque sur ses côtes, tendue comme un tambour.
— Qu'est-ce que tu regardes ? tonna la mégère, sans tourner la tête, en frottant sa peau pâle et rugueuse.
— Comment tu t'es fait ça ? osa Élise.
Shara s'interrompit, baissant les yeux sur son propre corps, puis sortit du baquet en silence.
Dégoulinante, elle s'enroula dans un linge rêche.
— Arrête de poser des questions dont tu voudrais pas entendre la réponse.
Une pause. Elle frotta ses cheveux pour les sécher, les yeux dans le vide.
— Ces cicatrices, je les ai parce que le monde de la magie ne veut pas de moi.
Elle lui saisit les mains, sans douceur, et montra du doigt les extrémités noircies.
— Et ça, c'est les tiennes. Les premières. Tâche de pas en avoir d'autres. La magie, ça blesse autant celui qui la porte que ceux qui la subissent. Les mages, ça fait pas de vieux os. Ou alors, ça vieillit très mal.
Élise baissa les yeux. Ses doigts ne lui faisaient plus mal. Elle ne les sentait presque plus. Comme morts.
— Pourtant t'es encore là, non ? souffla-t-elle.
Shara émit un petit ricanement sec, presque un souffle.
— Moi, c'est différent. Tu sais à peine cramer une brindille et t'as failli mourir déjà deux fois. Alors écoute-moi bien : je veux plus jamais te voir lancer un sort sans que je t'y autorise. Compris ?
— J'ai pas peur, murmura Élise.
Shara resta un moment silencieuse, tirant sur ses vêtements rêches, le regard fuyant.
— C'est pas la peur, le vrai problème... C'est ce que tu fais quand t'en as plus.
Elle rabattit sa capuche, ouvrit la porte, et lâcha dans un souffle :
— Allez. On dégage.
La chambre était tiède, moite, saturée de l'odeur du savon rance et des vêtements trempés.
Shara s'était assise dos au mur, une jambe repliée contre elle. Sa silhouette fine, presque squelettique, se découpait dans l'ombre projetée par la chandelle vacillante.
Élise, de l'autre côté du lit, serrait son lapin contre elle, les cheveux encore humides, la peau rougie par les frottements.
Un moment de silence passa.
— C'était comment, l'Académie de magie ? demanda Élise en jouant avec les oreilles de son lapin, allongée sur le lit.
Pas de réponse. Juste un soupir, long, traînant. Shara ouvrit la fenêtre, comme si elle cherchait quelque chose dans le ciel ou à s'échapper un instant de cette gamine trop collante.
Les nuages commençaient à pleurer, le vent frais fit frissonner la mégère, tandis que la lune fendait de sa lumière le lit en deux.
— T'as pas plus intelligent comme question ? lança-t-elle enfin.
— Je veux juste savoir..., dit-elle en se raidissant.
— Savoir quoi ? Ce que t'imagines ? Ce que tu fantasmes ? Tu veux savoir ce que ça m'a fait ? Regarde-moi. C'est suffisant, non ? coupa Shara, agacée.
Elle marqua une pause. Sa voix grésilla.
— Académie par-ci, Académie par-là... L'Académie, je l'emmerde, d'accord ? J'dois aucune explication à une gamine que j'ai recueillie.
Élise baissa les yeux, grattant la couture de sa peluche.
— Je posais juste une question...
Le corbeau se posa doucement sur l'épaule de Shara, l'eau coulant le long de ses plumes. Elle ne bougea pas. Puis, en se tournant à demi :
— T'en poses trop... Et pas les bonnes.
— Moi, si j'y vais, je ferai mieux que toi, marmonna-t-elle en serrant son lapin contre sa poitrine.
Shara ne répondit pas. Elle serra les dents.
Un silence.
— Y'a des choses qu'on n'a pas envie de raconter. Éteint la chandelle. On partira tôt.
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