Chapitre 11: Hector
Le matin arriva sans promesse.
Les premiers flocons de l'hiver tombaient en silence, paresseux, comme s'ils hésitaient à recouvrir un monde déjà trop fatigué.
LouveCombe s'était recroquevillée sur elle-même, pareille à une bête blessée mourant de froid. Les cheminées fumaient à peine. Plus personne ne semblait vouloir allumer le jour.
Shara réveilla Élise d'un léger coup de pied dans la botte.
- Debout. On s'en va.
Elles n'allèrent pas bien loin.
À la sortie du hameau, juste avant la vieille barrière de bois pourri, un groupe les attendait.
Deux hommes en armure incomplète se tenaient là, masses informes de fer rouillé, les épaules souillées de boue et de sang noir séché.
Derrière eux, deux cavaliers montaient des chevaux maigres, à la robe terne et balafrée.
L'un des cavaliers prit la parole :
- C'est vous, la mage arrivée cette nuit ?
Son apparence suintait l'opulence déchue.
Gants en cuir craquelé, toge brodée d'arabesques d'un jaune sale, trouée, souillée de terre. Sa cape semblait taillée dans la peau d'un bœuf ancien, raide comme du cuir bouilli.
Mais surtout, il arborait un chapeau grotesque : une vaste coupole noire affaissée sur elle-même, suspendue par une cordelette, masquant presque entièrement son visage.
Shara s'immobilisa. Pas un regard pour Élise.
- Non.
Les deux soldats avancèrent, bottes ferrées claquant dans la neige sale. Ils lui barrèrent la route.
- Je suis à la retraite, corrigea Shara.
L'air s'alourdit.
- Pourquoi tant de hâte, consœur ? Vous avez la mort aux trousses ?
Son regard était glacé, mais un sourire effleura ses lèvres - moqueur, ou simplement chaleureux.
Il mit pied à terre.
Un pas dans la boue, puis l'autre. Sa démarche était lente, bancale. Il passa devant Shara, sans la frôler, puis plia les genoux pour se mettre à hauteur d'Élise.
Il écarta un pan de son chapeau, découvrant son visage : rongé d'anciennes traces d'acné, les yeux marron foncé, fixes comme ceux d'un rapace. Une barbe mal taillée lui mangeait le bas du visage.
- Bonjour ma grande. Comment tu t'appelles ? dit-il, sourire un trop large aux lèvres.
- C'est ma petite-fille, coupa Shara en posant la main sur l'épaule de la fillette.
Le mage releva la tête. Son expression changea.
- Vraiment ? C'est amusant, elle ne vous ressemble pas du tout.
- J'ai pris beaucoup de mon père, c'est pour ça. Je m'appelle Élise. Et toi, c'est quoi ton nom ? répondit-elle, bravache.
- Aaaaaaahhhh...Voilà une enfant bien vive et plus loquace, j'aime mieux ça. Moi, c'est Hector. Et là-bas, sur l'autre cheval, c'est Fabius, mon apprenti, un brave gamin comme toi. Je suis sûr que vous entendriez bien.
Il lui serra la main. Ses yeux glissèrent aussitôt sur ses doigts noircis.
Fabius, un garçon d'à peine sept ans, lui fit un petit signe amical, le regard brillant et l'allure moins pouilleux que son mentor.
- Qu'est-ce que vous nous voulez ? Cracha Shara en repoussant doucement les gardes.
- De l'aide. On a des blessés. Et de l'or.
Il marqua une pause, son regard s'attardant sur les cheveux emmêlés de Shara.
- Pas de couvre-chef ? Vous savez ce qu'on dit... Les véreuses aussi sortent sans rien sur la tête. Moi même j'y ai cru un instant...On ne sait plus à qui se fier, n'est-ce pas ? Se gaussa Hector
Silence. Puis Shara s'avança d'un pas.
- Quelle sorte de blessés ?
- Ceux que l'acier ouvre, et que la magie empire.
Il haussa les épaules.
- Vous devez connaître les escarmouches entre familles... D'ailleurs, vous êtes affiliée à laquelle ?
Shara le fixa.
-J'ai servi la maison Zaec pendant quarante ans et trop de poussière. On m'a mis en sommeil pour bons et loyaux services et tout le tralala.
Hector se frotta le menton, les yeux dans le vide.
- Zaec... Zaec... ça ne me dit rien.
- Ça vient du Nord.
- Du Nord ? Tient donc on croise tant de vieilles lignées oubliées, ces temps-ci... Je m'en souviendrais. Je suppose que nos deux familles peuvent s'entendre. Je leur enverrai un contrat.
Il tendit une bourse. Les pièces tintèrent.
- Le capitaine veut partir avant midi. On vous emmènera sur place. Si vous acceptez.
- Et si je refuse ?
- Si vous refusez...
Le mage marqua une pause, en faisant semblant de réfléchir puis il sourit, les yeux mi-clos en baissant légèrement son bras et se tourna vers les deux gardes.
- Et bien, j'imagine qu'une mage sans couvre-chef, accompagnée d'une apprentie aux doigts brûlés, ferait tâche pour votre noble maison. Vous savez, Harcadius, c'est petit... Et les rumeurs, ça galope plus vite qu'un cheval maigre.
Shara hésita. Elle tourna la tête vers Élise.
Puis prit la bourse, la serrant entre ses doigts.
- Je ne me battrai pas. Et elle non plus. Je suis trop vieille pour ça, sans parler des retombées politiques que cela pourrait avoir.
- Naturellement. Je ne suis pas un monstre, ajouta-t-il en souriant.
- J'ai besoin d'un coin pour dormir. Et d'un feu pour soigner.
- On vous installera à l'arrière, près des herbes. Et des lames.
Le convoi partait vers l'est. Une expédition.
Une guerre qu'on ne nommait pas encore.
Élise n'avait rien dit. Pas tout de suite.
Elle jeta un regard en biais vers le garçon sur le cheval. Il avait l'air gentil. Mais ça ne voulait plus dire grand-chose.
Elle suivit Shara en silence, le cœur serré.
Puis, sans un mot, sa main chercha celle de Shara dans le froid.
La mégère ne la repoussa pas.
Pas cette fois.
Un pressentiment vague.
Quelque chose, à nouveau, changeait.Et cette fois, ce n'était pas elle qui décidait.
Annotations