Chapitre 12: Hell is other
Le convoi s'étirait à travers la plaine, piétinant la neige sale, les sabots s'enfonçant dans des masses visqueuses teintées de rouge.
Le sol devenait, à mesure de leur avancée, puant le métal et la chair pourrie sous un soleil masqué par les flocons.
La route était tordue, sans arbres, sans couleurs. L'hiver s'installait lentement, cherchant à effacer ses horreurs d'un voile de néant blanc.
- Nous avons repris le chemin, mais il faudrait les repousser en dehors de ces terres, un peu plus loin... En tout cas, c'est ce que souhaiterait notre officier, expliqua Hector, lorsque son cheval écrasa un morceau blanc dans un craquement de brindille.
Shara ne disait rien. Elle marchait, légèrement en avant. Sa silhouette noire tranchait avec la masse des autres : trop mince, trop rigide. Le corbeau voletait parfois à côté d'elle.
Élise avançait quelques pas derrière. Elle avait froid. Les doigts engourdis. Elle n'avait pas lâché la main de Shara - pas encore - mais Shara ne la tenait plus.
Devant, Hector discutait à voix basse avec son apprenti. Il riait par éclats irréguliers, la tête toujours basse sous son chapeau. Il ne regardait jamais en arrière.
Vers midi, le vent tourna.
Des bannières apparurent sur la crête suivante : rouge et ocre, mangées par les trous, agitées par un vent qui ne voulait pas mourir.
Un camp.
Shara s'arrêta.
Son regard balaya le camp, les feux, les étendards, les silhouettes trop maigres autour des tentes. Elle ne dit rien, pas même quand le corbeau vint se poser sur son épaule, les plumes hérissées.
- C'est ici, annonça Hector d'un ton presque joyeux.
Il tendit un bras théâtral, comme s'il l'invitait à un bal grotesque.
- Allez-y, consœur. Faites briller votre art. Le carnage commence demain matin. La tente des blessés est un peu plus loin, vous avez de quoi faire jusqu'à ce soir, sourit-il en posant un pied à terre.
Élise sentit un frisson lui traverser la colonne.
Shara s'avança sans un mot, suivie par Élise.
La main d'Hector vint la saisir par le bras, sans animosité, simplement pour la retenir.
- Ce n'est pas un endroit pour les enfants, voyons. Allez, viens t'asseoir avec nous. Je suis sûr que ta grand-mère ne voudrait pas que tu voies ce genre de choses, argua le mage en s'asseyant sur un tabouret près d'un feu.
Élise chercha un regard de la part de Shara, mais la mégère était déjà rentrée sous la toile. Elle ne lui avait accordé ni regard, ni attention.
- Je ne suis pas sûre que je devrais... hésita Élise.
- Allez, viens. Tu dois avoir faim après toute cette marche, ajouta Hector en lui poussant un tabouret.
Un feu crépitait lentement près d'une tente en meilleur état que les autres. Une marmite retenue par trois piquets de métal fumait en son centre.
Élise accepta à contrecœur de s'asseoir, suivie de Fabius.
Le jeune garçon était couvert de vêtements d'une propreté immaculée : d'un rouge solaire éclatant, et d'un pantalon bariolé. Sa tenue ne lui permettait clairement pas de bouger librement, mais elle avait le mérite de le tenir au chaud, sous une montagne de tissus.
À sa ceinture pendait une gourde et une sacoche pleine de billes multicolores.
- Tu viens d'où, Élise ? demanda l'enfant, curieux.
- Eh bien... d'un village lointain. C'est pas important, ferma Élise, le regard fuyant.
- Moi, je viens de Forclée ! Et même que ma famille, c'est la plus forte de la ville, s'exclama Fabius en levant les bras.
Hector lui remplit une coupole de soupe avant de la lui tendre. Le liquide était un mélange de pommes de terre, de navets et de carottes terreuses.
Élise porta le breuvage à sa bouche. Le goût était fade, sans réelle saveur. Ça lui rappelait chez elle.
C'était presque rassurant, ce goût de rien. Comme une vieille couverture qui gratte. C'était comme être ignorée, mais pas en danger.
Fabius fit la grimace.
- Beurk, c'est dégoûtant.
Élise regarda son bol, perplexe, sans comprendre ce qui clochait.
- Je te faisais marcher, voyons. Je ne pensais pas que tu allais vraiment le manger. Recrache, recrache !
Hector riait. Il lui reprit doucement le bol des mains.
- Ta grand-mère t'a bien appris la politesse. C'est bien.
Elle laissa couler le liquide entre ses lèvres, confuse.
- Tiens. Prends plutôt ça.
Il lui tendit un morceau de pain fourré. L'odeur seule fit trembler ses narines.
Elle écarquilla les yeux. Le sel lui fit monter un filet de salive - elle n'avait jamais rien goûté d'aussi chaud, d'aussi bon.
Elle mordit. Ferma les yeux. Un gémissement léger lui échappa.
- Je ne m'en lasserai jamais, commenta Hector en croquant à pleines dents dans le sien.
- Héhé ! T'en es où dans l'école ? Moi je suis à l'histoire pré-cassure ! lança Fabius, tout en mâchonnant une bille colorée sortie de sa sacoche.
- Je... je ne sais pas, répondit Élise en grignotant la dernière bouchée.
- Je pourrais en ravoir, Monsieur Hector ?
- Bien sûr. Et appelle-moi juste Hector. On est amis maintenant, non ?
Il se tourna vers son apprenti.
- Fabius, ton bouquin, s'il te plaît.
L'enfant sortit un livre magnifique de son sac. La couverture était frappée du visage souriant d'un enfant trop parfait.
Hector tourna quelques pages, puis en désigna une.
- Tu as peut-être déjà vu ça quelque part ? demanda-t-il d'une voix mielleuse.
La page était couverte de paragraphes serrés, de symboles tordus, d'équations.
Élise dévisagea le tout comme un sort interdit.
- Je... je ne sais pas lire, murmura-t-elle.
Fabius éclata de rire.
- Oooh, le bébé !
Elle sentit son dos se raidir. Sa nuque chauffer. Ses doigts se refermèrent. Sa mâchoire aussi.
- Ça suffit, Fabius, coupa le sorcier d'un ton froid et autoritaire.
- Pardon...
Élise acquiesça, crispée. Hector regarda le reste de son pain avant de le lui tendre.
- Tiens, mange... Ta grand-mère a dû faire ce qu'elle pouvait, j'imagine.
- Merci... lâcha Élise.
Un silence lourd commença à s'installer.
Hector referma le livre d'une main avant de le rendre à son apprenti, le regard plongé sur Élise.
- Je pourrais t'apprendre.
- Vraiment ?! s'écria presque Élise, la bouche pleine et les yeux brillants.
- Oui, bien sûr. Ce n'est pas sorcier, tu verras, plaisanta Hector.
Une ombre, fine comme une lame, se planta derrière elle. Sévère et froide. Elle reconnaissait cette présence.
- Allez viens, on doit discuter entre filles, ordonna Shara, tachant son col de vêtement de sang clair et frais.
Le mage lui fit un petit signe amical de la main en la voyant s'éloigner.
Shara l'entraîna à la lisière du camp, à l'écart du feu, des regards, et du sourire d'Hector.
- Tu lui as dit quoi ? demanda-t-elle, les mains rouges, le souffle court.
- Rien de particulier. On parlait, c'est tout. Regarde, il m'a même donné son pain !
Élise sortit un quignon un peu mâché de sa poche, le tendit, fière.
- Tu en veux ?
Shara ne répondit pas. Elle fixait le pain. Puis le visage d'Élise. Puis le camp, plus loin.
Et enfin, elle détourna les yeux.
- Sale petite... grogna-t-elle.
Un silence.
- Tu fais que râler, tout le temps... murmura Élise, la voix sèche.
- J'essaie juste... de t'empêcher de crever.
- Ben lui, au moins, il est gentil.
Shara planta son regard dans le sien. Il y avait quelque chose dedans, cette fois : pas de colère. Juste une fatigue immense.
- C'est ça, le problème. Allez viens, on a du travail.
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