Chapitre 1

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Le plafond de l’ascenseur clignota une fois, comme un nerf électrique à vif, puis la cabine se figea dans un soupir métallique.

Sofia leva les yeux du dossier qu’elle relisait depuis dix minutes, un pincement de frustration lui traversant la colonne.

Évidemment.

Son premier jour chez Bradford & Co commençait par un ascenseur bloqué.

Elle tapa doucement sur le bouton d’appel, inspira, retint une injure en espagnol qui grattait derrière ses dents… puis tourna la tête vers l’autre passager.

Il n’avait pas bronché.

Un homme d’une trentaine d’années, silhouette longiligne mais sportive, costume sombre parfaitement taillé. L’une de ses mèches brunes retombait près de son front, lui donnant un air faussement détendu. Et pourtant, quelque chose dans sa posture — une épaule appuyée contre la paroi, bras croisés — respirait la maîtrise.

Mais ce furent ses yeux, d’un bleu clair presque coupant, qui la happèrent.

— Pas fan des ascenseurs ? demanda-t-il, voix basse, posée.

Sofia redressa sa silhouette, ramena une boucle brune derrière son oreille pour occuper ses doigts. Son regard, chaud et profond, vint se planter dans le sien avec un calme étudié.

— Je suis fan des ascenseurs qui fonctionnent, répondit-elle.

Un coin de sa bouche se releva. Amusé. Sans insolence.

— Touché.

Un silence glissa entre eux, dense mais pas hostile. Le genre de silence où chaque respiration paraît plus audible que la précédente.

Elle remit le dossier dans son sac, sa main frôlant le cuir usé. Les yeux bleus suivirent le mouvement, pas pour la déshabiller, non.

Pour l’analyser. Comme un joueur d’échecs qui observe la première pièce qu’on avance.

— Vous travaillez ici ? lança-t-elle pour briser ce face-à-face silencieux.
— D’une certaine manière, oui.

Une réponse volontairement floue.

Une esquive propre.

— Vous faites partie du personnel ou vous êtes de passage ?
— Je suis rarement de passage quelque part.

Elle arqua un sourcil. Donc : oui, un spécialiste du mystère.

— Premier jour ? demanda-t-il finalement.
— Ça se voit tant que ça ?
— Un peu.

Il désigna son sac du menton.

— Et la façon dont vous avez relu ce dossier quatre fois depuis le rez-de-chaussée… classique du premier jour.

Elle sentit la chaleur monter à ses joues. Pas de gêne : elle détestait être lue aussi vite.

— Vous avez l’habitude d’observer les gens ?
— Réflexe, répondit-il en haussant légèrement les épaules.

Ses mains, grandes et nerveuses, jouaient distraitement avec sa montre en acier. Elle nota l’objet : minimaliste, luxueux, discret.

La cabine trembla. Sofia se cramponna instinctivement à la barre latérale. Lui ne bougea pas d’un millimètre.

— Vous n’aimez pas les secousses, constata-t-il dans un souffle.
— Je n’aime pas les imprévus.
— Mauvaise nouvelle, alors.

Il la fixa.

— Ici, il y en a beaucoup.

Avant qu’elle ne réponde, l’interphone grésilla.

— Nous relançons le système.

Elle souffla. Les doigts masculins effleurèrent vaguement la paroi, comme s’il s’obligeait à rester immobile.

La cabine vibra, repartit. Son cœur redescendit.

Quand les portes s’ouvrirent, il s’écarta pour la laisser passer, un geste fluide, presque élégant.

— Bon courage, Sofia.

Elle se figea. Elle ne lui avait pas donné son prénom.

— Comment… ?
— Vous l’avez dit au téléphone, juste avant d’entrer.

Il sourit, infime.

— Je retiens vite.

Un mensonge. Propre, poli, parfaitement contrôlé.

Un frisson lui remonta le dos.

— Bonne journée, Monsieur…
— Alessio, répondit-il.

Il marqua une légère pause.

— Alex pour les intimes.

Elle hocha la tête, professionnelle.

— Alessio.

Elle tourna au bout du couloir.

Ce n’est qu’à l’angle qu’elle réalisa qu’elle retenait sa respiration.

Le hall de l’étage semblait démesuré : marbre clair, murs vitrés, lignes parfaites.

Le genre d’endroit où chaque pas résonne comme un test.

Elle lissa sa jupe, remit une seconde boucle derrière son oreille, rectifia sa posture.

Elle devait être impeccable.

Invisible.

Ou les deux à la fois.

Les indications reçues par mail la menèrent à deux portes en verre fumé :

GABRIEL BRADFORD — CHIEF EXECUTIVE OFFICER

Elle frappa.

— Entrez.

Le bureau semblait fait pour impressionner.

Lumière froide. Rangement millimétré. Silence dense.

Et au centre : Gabriel Bradford.

Élégance minimaliste.

Cheveux blond cendré, regard brun plus profond que ce qu’on imagine au premier coup d’œil, stature droite, présence maîtrisée jusque dans la façon dont il fermait un dossier.

— Mademoiselle Valencia ?
— Oui, Monsieur.
— Bienvenue. Vous êtes ponctuelle malgré l’incident de l’ascenseur.

Elle tressaillit à peine. Il savait.

— Vous l’avez appris comment… ?
— Quand un ascenseur s’arrête dans mon bâtiment, je suis informé.

Il referma son dossier.

— Et je sais qui s’y trouvait.

Bien. Le ton était donné.

— Vous allez travailler directement avec moi, continua-t-il. Rigueur. Discrétion. Anticipation. Trois qualités indispensables.

Elle répondit d’une voix assurée :

— Je suis prête.

Un micro-sourire lui effleura les lèvres. À peine.

La porte s’ouvrit.

Une femme entra. Tailleur impeccable. Chignon strict. Silhouette trop parfaite.

Son parfum — jasmin et bois sec — arriva avant elle.

— Ah, vous devez être la nouvelle, dit-elle en la scrutant de haut en bas.

Sofia sentit le diagnostic tomber avant même le verdict.

— Sofia Valencia, répondit-elle poliment.
— Miranda Shaw, RH. On m’a dit que vous étiez restée très calme dans l’ascenseur.

Un sourire fin.

— Intéressant.

Une pique. Froide.

— Miranda, dit Gabriel, si ce n’est pas urgent…
— Si. Le siège. J’y retourne.

Elle sortit, laissant derrière elle une traînée de parfum trop appuyée.

Gabriel ajouta :

— Ne la laissez pas vous atteindre.
— Je n’ai pas l’intention de me laisser atteindre.

Cette fois, le sourire resta une seconde de plus.

Gabriel emmena Sofia dans un bureau attenant, clair et fonctionnel, avec vue sur les buildings.

— Vous serez mon intermédiaire pour nos clients internationaux. Votre dossier est solide. Votre instinct l’est encore plus.

Elle acquiesça, soulagée de retrouver un terrain qu’elle savait maîtriser.

— Vous travaillerez aussi avec Alessio Rossi.

Son cœur fit une embardée.

— Je l’ai brièvement croisé.
— Consultant externe. Très utile. Très… imprévisible. Il passera par vous pour me joindre.

La porte s’ouvrit une nouvelle fois. Quand on parle du loup…

Son parfum — un accord boisé et épicé — traversa la pièce avant lui.

Il jeta un regard vers Sofia. Un éclat. Bref. Contrôlé.

— J’espère que votre première journée se passe bien, Mademoiselle Valencia.

Elle soutint son regard, sans ciller.

— Très bien, merci.
— Je reviendrai pour les dossiers Argentine, dit-il à Gabriel.
— Comme tu veux, répondit le PDG.

Alex sortit. Le silence qu’il laissa derrière lui pesait encore d’électricité.

— Il n’est pas un consultant ordinaire, dit Gabriel. Utile, oui. Mais risqué.

Sofia redressa les épaules.

— Je ne me laisserai pas impressionner.
— Très bien.

En fin de journée, Sofia quitta la tour en prenant l’air frais de Manhattan comme un baume.

Elle descendit les marches, attrapa un métro bondé, se cramponna à une barre tout en repensant aux deux hommes qui, chacun à leur manière, avaient fissuré sa journée.

Le wagon sentait le café froid, le métal et les vies pressées.

Elle observait les lumières saccadées du tunnel, tentant de calmer son esprit.

Arrivée dans son quartier, elle grimpa les deux étages de son immeuble aux murs jaunis.

L’appartement l’accueillit avec son odeur de linge propre et de riz cuit.

Elle retira ses talons, étira ses chevilles en soupirant, puis se mit à cuisiner automatiquement : ail, légumes, riz. Des gestes simples. Ancrés. Sûrs.

À table, elle ouvrit son carnet en espagnol.

« Oficina grande. Expectativas aún más grandes. Nada imposible. »

Son téléphone vibra.

Un mail de Gabriel : Planification — Semaine 1.

Sobre. Net. Professionnel.

À l’image de l’homme.

Elle regarda son salon minuscule :

ses livres alignés avec une rigueur rassurante,

sa tasse fêlée, son rideau trop court qui laissait entrer un carré de lumière de rue.

Imperfecta, pero suya.

Elle alluma une bougie, laissa la flamme vaciller.

Demain, elle entrerait à nouveau dans le terrain de jeu de Bradford & Co. Un monde de regards, de tensions, de secrets.

Un monde où elle devait survivre. Ou s’imposer.

Elle souffla la bougie et se glissa dans son lit.

Demain, elle marcherait droit. Ou ferait semblant.

Dans cet endroit, les deux revenaient presque au même.

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Merci de m'avoie lue.

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