08.Confrontation

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Joyce

A.J. Investigation, East Downtown, Houston, Texas

Octobre 2023

Mon poing se serra tandis que la porte se refermait dans mon dos. Je tentais de calmer ma respiration qui s'emballait. Alec se souvient de moi. Il ne m'avait pas oublié, loin de là. Il avait soutenu mon renvoi. Et Brett s'y était opposé. C'était mesquin et bas, venant de lui mais je ne m'en étonnais pas réellement. Mon cœur cognait douloureusement dans ma poitrine. Mes yeux se posèrent invariablement sur la porte du rédacteur en chef, certainement planqué derrière. L'ordure. Une rage empoisonnée grandissait et se mêlaient à la tonalité de mes inspires, déjà passablement saccadés. Je pensais être largement passée au-dessus de mes tourmentes et incompréhensions le concernant. Pourquoi ? Un sentiment d'injustice m'assaillait. Qu'aucun lien ne fut possible et qu'il fasse semblant de ne pas me reconnaître restait du domaine de l'acceptable, je voulais bien l'entendre. Mais pourquoi s'évertuer à me faire payer... quoi au juste, d'ailleurs ? Qu'est-ce que j'avais fait qui méritait que je sois traitée comme une nuisance ?

Je m'étais approchée de son bureau au fil de mes réflexions. Sans réfléchir, j'actionnais la poignée avec force pour l'ouvrir, jusqu'à ce que ma raison, en parallèle, ne me rattrape. Pourvu que je n'assiste pas de nouveau à une scène intime. Je découvrais, à mon plus grand soulagement, l'homme auquel je voulais me confronter directement assit sur son siège, le nez plongé dans son travail, le visage concentré, la bouche entrouverte. Sans un regard vers l'entrée, je le vis saisir son portable pour pianoter dessus sans même le regarder, accaparé par la lecture de son document. La voix sans timbre qui s'éleva du téléphone me surprit une nouvelle fois, moi qui m'étais habituée à son silence complet durant pratiquement trois années consécutives.

« J'espère que tu as obtenu le témoignage de l'associé de Grayson, dans le cas contraire, fout le camp, Brett. ».

J'en concluais que Brett était le seul qui pénétrait dans son bureau sans s'annoncer. Oups. Les secondes s'écoulèrent, et face à mon manque de répondant, Alec leva la tête avec irritation. Ses prunelles de jade, empruntes d'une froideur à faire trembler un gardien de prison prirent les miennes en joue. Du nerf, Joyce, les regards ne tuent personne, jusqu'à preuve du contraire. J'inspirais avec une apparente décontraction, et croisais les bras afin que mes doigts trouvent un point d'appui pour battre la mesure, celle des battements frénétiques de mon palpitant au bord de l'explosion.

— J'aimerais entendre de vos mains ce qui pose problème dans mon travail, monsieur Jones, insistais-je volontairement sur l'emploi du nom de famille.

Inutile de passer par le protocole des salutations d'usage, allons droit au but. En dépit de son attitude terriblement glaciale, je ne pu m'empêcher de relever à quel point et sa silhouette restait imposante, bien qu'il fut toujours assit. J'observais le tissu de sa chemise noire et seyante se tendre sous la contraction de ses avant-bras, plus impressionnants encore qu'à l'époque, alors qu'il se redressait pour me toiser. Il me répondit à l'écrit, sans me quitter des yeux, multipliant a fortiori par dix la tension qui régnait dans la pièce depuis que nos yeux s'étaient percutés. J'aurais juré voir des étincelles émaner des siens.

« Ne vous avais-je pas ordonné de frapper avant d'entrer, Mlle Carson ? ».

Luttant pour ne pas me remémorer la scène à laquelle j'avais assisté quelques jours plus tôt, je me raclais doucement la gorge.

— Probablement. J'ai dû oublier, ajoutais-je avec un rictus teinté d'un soupçon de sarcasme à peine voilé.

Comme tu l'as fait avec moi, pas vrai ? Une nouvelle vague de ressentiment me poussa à prendre la parole avec autorité, à mon tour.

— Arrêtons ce cinéma pendant une minute, Alec. Pourquoi tu fais semblant de ne pas me connaître ? Et pourquoi tu as autorisé mon embauche, si c'est dans l'attente de me virer ensuite ? C'est quoi ton petit jeu ?

Mes épaules tremblaient presque sous l'effet de l'énervement, et ma cage thoracique montait et descendait à un rythme anarchique, mais j'étais intérieurement satisfaite d'avoir pu libérer ma pensée dans un flot de paroles audible et assertif. Je ne me laisserais pas décontenancer, plus maintenant. Et surtout pas devant lui. J'avais choisi la confrontation.

Le silence s'appesantit lourdement tandis que ses yeux ne cessaient de me dévisager, perçants. Il se leva avec une lenteur glaçante, contourna son bureau avec la même régularité, son portable en main, et se rapprocha de la porte. De moi. Le courage que j'avais puisé dans ma rancœur commençait à s'étioler plus vite encore qu'il n'avait surgi, alors qu'Alec comblait la distance qui nous séparait.

« Si j'avais su plus tôt que le formulaire d'admission comportait ton nom, tu n'aurais jamais mis un pied au journal, BB. ».

Le. L'enflure.

Lycée public de Springer, Oklahoma

Décembre 2010

Les jours qui suivirent la reprise du trimestre, je ne pouvais m'empêcher de zyeuter en direction d'Alec Jones. Il ne s'était fait aucun ami, lié à personne. Bon nombre de filles le reluquait sans vergogne cependant, ce à quoi il répondait généralement. Je l'avais vu glisser discrètement à certaines un petit mot, et à leur réaction, j'étais en mesure de savoir ce qu'il pensait d'elle. Que les prétendantes s'avèrent enchantées ou envahies par la désillusion et le choc, j'étais parvenue à plusieurs conclusions. Ce bourreaux des cœurs ne fréquentait pas de filles dans une optique de relation saine ou durable. Et son intérêt pour une fille ne paraissait pas excéder plus de quelques jours. Il était suffisamment charismatique, malgré son handicap verbal, pour faire des sélections. Je trouvais son attitude assez décadente, pour ne pas dire ignominieuse. Mais une autre vérité, dans tout cela, s'avérait claire bien que crue. Alec Jones était foncièrement transparent et honnête.

Avant le cours de maths, je posais mes affaires avant de me tourner dans sa direction.

— A-Alec, je v-v...ah !

Une virulente sensation de piqûre dans ma hanche m'interrompit, accompagnée par un ricanement. Kimberly venait de me pincer. J'avais la garantie de voir un bleu émerger sous ma côte.

— Arrêtes de l'importuner comme ça, la bègue, il a autre chose à faire de son temps que le passer à t-t-t'entendre b-b-bégayer, se moqua-t-elle tandis que le rire de ses deux copines retentissait dans mes tympans. C'est quoi ce regard, là ?

Je luttais contre les larmes et m'écartais néanmoins de sa trajectoire, alors qu'elle se dirigeait vers mon voisin.

— Dis-moi Alec, minauda-t-elle de façon quasi-hollywoodienne face à lui, j'organise une soirée samedi, ça te dirais de venir aussi ? L'équipe de basket au complet sera là et...l'équipe des cheerleaders aussi, ajouta-t-elle avec un clin d'œil significatif.

Kimberly tout craché. Je camouflais ma mine écœurée en ouvrant ma trousse et mon cahier, non sans constater dans ma vision périphérique que mon voisin griffonnait sur un papier avant de le lui envoyer. Les cils de la populaire battirent plusieurs fois, ses sourcils se froncèrent et elle inspira profondément.

— Pourquoi tu demandes ça ? Hésita-t-elle, comme si elle espérait faire une mauvaise analogie.

Un sourire s'afficha soudainement sur les traits de mon colosse de voisin, creusant de fines fossettes aux coins de ses joues. Il désigna d'un signe de tête l'avant de la salle, où la capitaine des pom-pom girls prenait place.

— T'es...Ouahou, s'exclama Kimberly avec une sorte d'indignation hautaine. Certainement pas !

Je haussais un sourcils à mon tour, sous le coup de l'incompréhension. Quoiqu'il ait pu sous-entendre, aucune chance que la proposition ait été catholique ou distinguée. Alors que les filles s'éloignait, je constatais qu'il me fixait, sans émotion. Allez lances-toi Joyce !

— M-m-merci pour l'autre f-fois...P-pour m'avoir emp-pêcher de me f-faire écraser.

Les prunelles d'Alec s'assombrirent, alors qu'un rictus s'accrochait à son visage. Il se détourna de moi pour reprendre son carnet de notes. Je fixais le tableau, non sans un expire de soulagement. Des jours que j'essayais de le remercier. C'était fait. Sa main claqua d'un seul coup face à moi sur la table, m'arrachant une exclamation de surprise. Il retira sa grande paume, en comparaison de la mienne, sous laquelle se trouvait une feuille que je dépliais. Je rougis violemment en reconnaissant une des pages de mon cours qui m'avait servi d'exutoire. Il...l'avait lu ? Mon visage s'enflamma avant que je ne remarque, en haut, sur la marge de gauche, une inscription qui venait d'être griffonnée à la hâte.

« Si j'avais su plus tôt que ça te rendrais aussi bavarde et accessible que les autres nanas du bahut, je t'aurais laissé te faire rouler dessus, B.B. ».

B.B ? Comme « bébé » ? Interloquée, je me tournais vers lui. Un sourire moqueur jaillit de nouveau sur ses lèvres, et je m'empourprais davantage. Avec une lenteur extrême, il annota une nouvelle fois la page, directement sous mon menton.

« Te fais pas de films, la Bigleuse Bègue. ».

C'était bas. Mes gencives me firent mal, à force de serrer des dents, alors que je fixais dorénavant le tableau, décidée à ne plus le regarder de la journée.

— Abrutis, c-c'est toi q-qui te f-fais des longs mé-trage.

Il venait de m'humilier, mais un son que j'entendis pour la première fois venant de lui attira mon attention, me faisant transgresser ma résolution. Ce n'était pas un son à proprement parler, juste le halètement d'un rire contenu. Et quelque chose, dans son rire silencieux, me fis imperceptiblement frissonner.

Alec

A.J. Investigation, East Downtown, Houston, Texas

Octobre 2023

J'avais écouté sa petite tirade révoltée sans un mot. Pas comme si j'avais pu en placer une, cela dit. J'aurais eu vingt raison de le faire, mais même dans le cas où j'en aurait eu la faculté, je n'aurais pas su l'interrompre. Joyce Carson venait de débouler dans mon burlingue pour me lancer une floppée de reproches, avec une aisance d'élocution sans équivoque. Une première. J'en restais littéralement assis quelques secondes. Elle semblait si changé. Si sûre d'elle. La jeune fille fragile et balbutiante avait tiré sa révérence pour une femme d'envergure. Je réprimais une moue sardonique. Voilà qui était plus en adéquation avec le type de femme qu'elle était, finalement.

Je m'étais levé, et au fur et à mesure que je m'avançais, je voyais l'expression de Joyce se verrouiller. Aucun signe de déstabilisation, pas la moindre micro-expression manifestant d'un quelconque malaise. Aucune culpabilité. Et pourtant, elle aurait dû. Alors que moi, je luttais pour ne pas laisser éclater ma rage. Elle était devenue forte, à ce jeu. Elle l'avait toujours été. Pourquoi je faisais semblant ? N'inverse pas les rôles, petite garce, ce n'est pas moi qui joue sur les apparences. Je m'arrêtais à une distance tout juste raisonnable d'elle, suffisamment proche pour ne rien rater de son visage à l'instant où j'enclenchais la lecture vocale de ma saisie.

« Si j'avais su plus tôt que le formulaire d'admission comportait ton nom, tu n'aurais jamais mis un pied au journal, BB. ».

Cette fois-ci, j'eus le loisir de voir son imperméabilité se fissurer pendant un court instant. Son regard vacilla vers mon portable, me dissimulant ses yeux, qu'elle remonta dans la seconde jusqu'aux miens avec défi. Sa tête, particulièrement relevée afin de me jauger, ne fit qu'entériner le fait qu'elle paraissait encore plus petite, en face de moi. Le simple fait de la voir, immobile devant moi, avec l'aplomb et le culot qui la caractérisait, me rendais fou. Je lui tournais le dos et m'éloignais, le temps de retrouver la maîtrise que j'affichais implacablement et repris place dans mon fauteuil. Je relevais une dernière fois un regard tranchant vers elle, avant de me permettre un sourire narquois.

« Si tu n'as rien d'autre à ajouter, tu peux te barrer, B.B. ».

Je déchiffrais sans peine la frustration et la colère qui l'habitait, cette fois. Si elle avait été en mesure de me gifler, elle l'aurait sans doute fait.

— Joyce, me corrigea-t-elle avec rigidité, avant que son timbre ne reflète plus qu'une froide amertume. Bien... je vois que tu n'as pas changé, et...

« Bonne journée Mlle Carson. ».

— Navrée de vous avoir importuné, monsieur le directeur. Mais sachez que cette conversation n'est pas terminée.

Elle quitta la pièce et je retins mon poing qui allait s'abattre sur mon bureau une fois qu'elle eut refermé la porte. J'étais encore confondu par la puissance de la frustration qui se logeait toujours en moi, nonobstant la temporalité écoulée. Ce ressentiment, ce goût acre. Comme je haïssais cette femme, bordel. Au moins autant que je l'avais aimé.

Profondément furieux contre elle, contre moi-même aussi, d'avoir établi les changements notables qui la constituaient aujourd'hui, je soufflais en repoussant les factures du cabinet d'avocat sur lequel je bûchais. Elle avait gagné en prestance. En beauté également, bien qu'elle fut déjà... Je grognais en passant une main dans mes cheveux.

« Sachez que cette conversation n'est pas terminée ».

Elle l'était pour moi. N'ouvres pas les hostilités, Joyce. Ne m'obliges pas à faire quelque chose que nous regretterions certainement tous les deux.

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Bonjour à tous !!!

Dans ce chapitre, nous constatons que les héros s'enfoncent tous deux dans une spirale émotionnelle complexe, Joyce par ses questions sans réponses, et Alec par des triturations cérébrales et traumas passés. La haine viscérale qu'il voue à Joyce semble assez nuancée, cependant x)

(Je me demande si vous en devinez les tenants et aboutissants et m'avez doublé, parce qu'en ce qui me concerne, ils se dessinent tout juste ! Eloigné du travail et immergé jusque-là dans la partie romance, le noyau dur du récit, à savoir les enquêtes, commencent -j'ai eu besoin de découvrir au préalable, comme vous, les prota...pardon, ANTAGONISTES avant de laisser les « méchants » s'inviter).

Approximativement 4 avant-goût doivent être mis à jour, veuillez pardonner à votre auteur ultra procrastinatrice ^^'

Le prochain chapitre devrait d'ailleurs occuper Joyce avec une affaire un peu coriace. C'est elle qui reprendra le flambeau de la narration...à très vite !

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