20.Dîner d'affaire

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Joyce

Joey's Coffee, à proximité du Lycée public de Springer, Oklahoma

Février 2011

Un voile de colère se manifesta dans les yeux d'Alec, mais il ne commentait pas, se contentant de me regarder d'une façon troublante. Je ne savais pas ce qu'il pensait. Il me trouvait certainement ridicule. Faible. Mais il tenait sa promesse, ne se montrant pas désobligeant. Incroyable effort. Imaginer son sarcasme m'arracha un sourire.

— Va f-f-falloir que j'aille le c-confronter pour une e-explication, me résolus-je.

« Pourquoi faire ? »

— Parce que j-j-e le m-mérite, répondis-je en levant un regard ferme face au hochement de sourcil d'Alec.

Contre toute attente, il me décocha un demi-sourire et un regard satisfait.

« J'aime quand tu prends la confiance B.B. Tu devrais arborer cette attitude plus souvent. »

Et ce sourire un peu moqueur-là, je devais l'admettre, me réchauffa le corps et le cœur autant que mon chocolat.

Cette discussion n'eut lieu qu'une semaine plus tard. L'ignorance de Riley et les ricanements de son ami m'étaient suffisant pour certifier l'accusation d'Alec, mais j'en avais besoin.

— R-Riley, l'apostrophais-je alors qu'il quittais le terrain de basket. Faut q-qu'on éclaircisse un p...

— Tu veux éclaircir quoi ? Mon silence, il est pas clair pour toi ?

— Pour...

Je m'interrompis à son mouvement prompt. Il s'approcha de moi et me regarda avec une moue sardonique en enfonçant ses mains dans ses poches.

— Pourquoi quoi ? Tu vas pas me débrancher, pas vrai ? Tu veux savoir pourquoi je ne viens plus te chercher à la fin des cours ? Pourquoi j'en ai ma claque de me farcir tes bla-bla profondément ennuyeux ponctués de bégaiements interminables ? Pourquoi tes rougissements de gamine faussement prude me soule ? Ou pourquoi je l'ai fait ? Tu sais ce qu'on dit...

Il se pencha jusqu'à mon oreille, achevant de me blesser avec le sourire.

— Celles qui causent le moins sont les plus actives et les plus chaudes au lit. Et juste parce que t'as un cul d'enfer et une bouche qui m'a donné pleins d'idées pour jouer avec.

Aoutch. J'encaissais, sans rien dire. Riley se redressa avec mépris en me dévisageant de la tête aux pieds.

— Sauf que ça valait pas de me faire tabasser par l'autre armoire à glace qui te sers de toutou, à ce que je vois. T'aurais pu le dire, au lieu de le cacher à tout le monde, mais t'as préféré m'allumer avec tes sourires en sachant que ton clébard attendait son tour. Une bègue et un muet ensemble, c'est touchant, ricana-t-il, ça commence comme une...

Sans que je le contrôle, ma paume venait d'atterrir contre son oreille, lui arrachant un hoquet de surprise. Je n'avais pas supporté qu'il se moque de lui comme il le faisait avec moi. Il se plia en deux avant de me fusiller du regard, la main contre sa tempe.

— Si A-Alec ne peut p-pas parler, toi tu n'entendras p-p-plus rien pendant au-au moins dix se-secondes. Tu t-t'en remettras.

C'était à mon tour de lui tourner le dos, et sans le moindre regret, avec ça. Sauf qu'il ne l'entendit pas de cette oreille. Riley me saisit par l'épaule d'une main, alors que je rencontrais son air furieux. Oups. Mauvaise idée, la gifle. Son second bras en l'air se figea avant qu'il ne l'abaisse, plissant les yeux en regardant dans mon dos. Il souffla avant de s'éloigner tandis que la présence que je devinais aisément derrière moi s'avança d'un pas.

— P-pourquoi tu m-m'as suivi ?

Alec me tendit son calepin avant de mettre ses mains dans ses poches.

« J'ai faim. On va manger. »

Que... Comment ça, « on » ?

A.J. Investigation, East Downtown, Houston, Texas

2 Novembre 2023

Une grande paume s'abattit brutalement sur mon bureau et je fis un bond de ma chaise, à deux doigts de tomber. Je m'agrippais aux accoudoirs en rencontrant les yeux d'Alec. Il semblait agacé, ce à quoi je répondis par un haussement de sourcil appuyé, puis prêtais attention au bloc, devant ses doigts.

« T'as rien à foutre ici passé 19 heures, Carson. Lève-toi, on va manger. »

Et le s'il te plaît, tu l'as mangé aussi ? ...Manger ? Mes yeux s'agrandirent en constatant que mon écran indiquait presque 23H30. Sérieusement ? L'étage avait été déserté depuis bien longtemps par les autres employés. Angie ! J'attrapais mon portable pour vérifier les appels manqués et messages, au nombre de 7. Oups.

Angie

« Heureusement que tu devais juste finir les fichiers bleu... »

« Je suis sûr que tu a attaqué la pile jaune ! »

« Eteins l'ordi, Joyce Carson ! »

« Lâcheuse ! Tu bosses trop. Si ta sœur ne devait pas nous rejoindre, j'aurais été seule à supporter les Texas. »

« On a gagnééé ! Je te ferai tout le débrief demain ! »

« Préviens-moi quand tu es rentrée, Emma a peut-être l'habitude, mais ça m'inquiète. »

Le dernier texto datait de moins de deux minutes. J'écrivis un sms bref pour la tranquilliser sous le regard de mon patron qui claqua la langue d'impatience et me levais en jouant nerveusement avec mes clés. Donc, si je comprenais bien, en dehors des heures de boulot, on repassait au tutoiement.

— Et toi, tu bosses toujours aussi tard ? Lui demandais-je.

D'un regard, il m'incita à me taire avant de me désigner l'ascenseur. C'était encore la façon la plus courtoise de me mettre dehors, le connaissant. Me retrouver dans l'espace métallique et plus exiguë que son bureau provoqua en moi des palpitations contre lesquelles je luttais, les dents serrées. Il paraissait beaucoup plus décontracté, dans ma vision périphérique du moins. Du peu que je l'avais aperçu, ses cernes étaient moins marquées que la veille, sous son regard dur. Depuis que j'avais été viré puis réintégré de façon absolument improbable, il semblait bien plus à cran, même pour un « rédac-râleur-en-chef ». Il était préoccupé. Je n'imaginais pas une seconde être perturbante au point de provoquer ce changement à moi seule. Une affaire sur laquelle il bûchait stagnait ou le contrariait.

Sans compter les restrictions qu'il imposait à celle qui monopolisait mon temps. Si j'en croyais Brett... Quelque chose me disait qu'il était dessus en parallèle, lui aussi. Pourquoi me demander un relai chaque soir, dans le cas contraire ? Ma sécurité n'était pas le point pivot de ces mesures renforcées, je le pressentais. En parlant de sensation olfactive, le parfum qu'Alec portait... il sentait si bon. Il était tellement proche que j'aurais pu effleurer sa main seulement en bougeant légèrement la mienne. Aussi, je me tenais droite comme un "i" en attendant l'ouverture des portes. Enfin !

Une fois sur le parking, mon nouveau chef et référent claqua des doigts en direction de sa voiture et je me mordis les lèvres. Malgré les années, je ne savais toujours pas s'il s'agissait d'un geste condescendant et rabaissant, ou sa manière la plus rapide de signifier des actions à réaliser. Tranchant pour la deuxième option, j'obtempérais et prenais place sur le siège passager.

Le cliquetis des fourchettes étaient le seul son qui brisait la quiétude de notre table, en comparaison des rares autres encore occupées. Alec avait mentionné un dîner professionnel tardif en arrivant, puisque nous avions largement dépassé l'heure conventionnelle, mais j'hallucinais en constatant l'aspect chic du restaurant dans lequel nous avions fait escale. Si c'était ça, le standing de son arrêt-minute culinaire, je me demandais bien ce que son invitation réelle à manger signifiait, aujourd'hui. Je me risquais à un coup d'œil. Sa stature, maintenant que j'avais le loisir de le contempler en face de moi, je pouvais l'affirmer, était bien plus impressionnante que dans mes souvenirs. Il s'entretenait physiquement, disciplinait ses cheveux avec plus de soin qu'à l'époque, et son costume alimentait l'aspect pro et impitoyable qu'il se donnait. Une chose ne changeait pas, malgré les années, et je la repérais à l'instant où, sentant mon regard, il posa les yeux sur moi à son tour. Cette lueur sauvage et vengeresse qui se diluait dans ses yeux de jade. Il repoussa nonchalamment son assiette achevée avant de sortir son portable.

« Rapport, Carson. »

Je le fixais longuement en fronçant les sourcils avec hostilité. Mets-les formes Jones, je suis pas ta potiche ou ton larbin !

Voyant qu'il me renvoyait mon regard, je me permis un sourire et décidais m'amuser un peu.

— L'entrecôte était excellente à point, même si je suis certaine que je l'aurais d'autant plus préféré saignante. Le sauté, en revanche...

La voix sans timbre de l'appareil m'interrompit. Je cessais un instant de tapoter mes doigts sur la table.

« Carson. Je n'aime pas me répéter. »

Je ne me ferais jamais à ce truc.

— Moi non plus Jones. Je n'ai pas changé, attestais-je.

L'ancrage de nos yeux perdura longtemps, si longtemps que j'allais céder, mais il souffla de mécontentement le premier.

« Je veux un rapport détaillé, s'il te plaît. »

Il retrouva mon regard et la lueur concentrée qui brillait dans ses yeux me fis intérieurement chavirer. Alec venait de lâcher prise. Il venait de faire preuve de politesse pour obtenir ce qu'il voulait. Je ne pus retenir ma surprise et mes lèvres s'entrouvrirent quelques secondes. J'avais raison. Cette affaire n'est pas comme les autres. Je me ressaisis et lui fit le compte-rendu intégral de ma journée, des éléments que j'avais trouvé. Un des comparatif qui touchait de près aux financements entre le cabinet et le porte-parole d'Evy-Health attira bien plus son attention que tout le reste. Brett s'était montré intransigeant à ce sujet. « le nom des Hart, père comme fils, ainsi que le groupe ne doivent en aucun cas paraître dans vos rapports téléchargeables. Rien ne doit rattacher votre nom à une enquête qui les concerne de près ou de loin. ». Je sortis de ma sacoche mes notes de rapport écrites pour les lui donner.

— J'ai la nette impression que le compte de Marvin Dudson n'est qu'un point de transit provisoire. Déjà, les virements non-déclarés des Hart ne dépassent pas le seuil d'intéressement mensuel suspect. Ils sont calqués sur l'imposition à 22% par an, même si tu t'en doutes, le cabinet s'en affranchit bien. Les paiements sur le compte de Marvin n'y atterrissent que ponctuellement avant d'être pour moitié reversés sur l'un des comptes officieux de sa sœur et passent sous le radar. Oui, ajoutais-je devant son sourcil haussé, Kelly dispose d'un compte en banque au Luxembourg et d'un autre en Suisse, exempt de tout droit de regard américain. Trouver cette info m'a demandé pas mal de boulot et de coups de fil retords, et ne pas décliner son identité rend le problème encore plus épineux.

« Fréquences ? Départ ? »

— Virements bimensuels, répondis-je. Heu... je cherche.

Il parcourait du regard mon relevé avec attention tandis que je délaissais la table pour tapoter mon genou.

« Et l'autre moitié des fonds ? »

— C'est là-dessus que je trimais quand tu es arrivé, reconnus-je. Mes recherches s'essoufflent, je sèche.

« Trouves où conduit la migration, je veux que tu mette le reste en pause. »

— J'ai quelques notions de retraçage, pas un diplôme de professionnelle de piratage, claquais-je. Je vais faire ce que je peux, mais si tu pouvais mettre quelqu'un de plus calé en informatique sur le sujet...

Alec secoua la tête avec fermeté.

« Fais-toi aider de Brett, il a suffisamment de compétences dans le domaine. »

— Alec, l'apostrophais-je sérieusement. Qu'est-ce qui se passe avec Evy-Health et le cabinet dentaire ? Tu ne veux mettre quasiment personne sur le coup et tu prends notre sécurité pour prétexte. Tu as même écarté Angélina du terrain et Brett m'a interdit de retourner à Jasper sans lui ou toi. Alors qu'en parallèle, je ne dois m'occuper que de la partie visible de l'iceberg, à savoir le cabinet, je ne dois en aucun cas m'approcher officiellement du groupe pharma. Tu m'expliques la scission ?

« Rassures-moi, tu n'es pas stupide au point de croire que nuire aux affaires d'une multinationale américaine ne comportent aucune conséquence ? »

Il me considéra quelques secondes avec froideur puis repianota sur son portable.

« Je fais mon boulot de rédac-chef. Tu enquêtes uniquement sur les Dudson en officiel. Je m'occupe du reste. Point. »

T'as oublié râleur et mauvais menteur.

— Alors pourquoi tu cherches à remonter jusqu'à eux ? Pourquoi tu ne te contentes pas des Dudson ? Qu'est-ce ça va t'apporter, à part des problèmes ? Tu te rends compte qu'A.J. Investigation pourrait être dissoute ? Mon ancien patron n'a pas eu d'aussi grandes ambitions que les tiennes et malgré un adversaire moins coriace, il a quand même dû assister à la disparition de sa boîte ! Rageais-je.

« Voilà le pourquoi, Carson. »

Son calme face au danger qu'il risquait d'encourir m'exaspérait.

— Tu crois que reprendre l'enquête en ton nom propre et écarter tes employés sauvera leurs fesses ? Quand bien même ce serait le cas... Tu cherches à te faire descendre ou quoi ? C'est un coup à finir numéro un dans la presse avec en gros titre « Un PDG se suicide d'un balle dans la tête suivie de deux dans le dos » !

Il me fixa et un sourire amer flotta sur ses lèvres. Un sourire anxiogène, d'une dureté aussi tranchante que son regard.

« Parce que ça t'incommodes, maintenant ? »

Il osait vraiment me demander si sa mort m'incommodait ? Interdite, je le dévisageais sans voix. Ma consternation dû se lire sur mon visage car le sien passa de la dureté à l'aigreur, puis de nouveau l'imperméabilité.

— T'es... T'es un gros con, A-Alec ! Articulais-je avant de me lever avec précipitation pour quitter la table, le laissant sur place.

Même si ça faisait mal de l'entendre parler comme s'il n'avait jamais compté pour personne...Il ne méritait pas mes larmes.

Alec

Centre-ville de Houston, Texas

3 Novembre 2023

Quelle putain de comédienne, ne manquait plus que les larmes.

Je la regardais se lever et soufflais en l'imitant. Je n'allais évidemment pas la laisser rentrer seule jusqu'à son appartement, qu'elle le veuille ou non. Un sms me parvins et je le consultais en poussant la porte de l'établissement.

Inconnu

« J'accepte. Je vous dirais tout ce que je sais, mais par pitié, ne trainez pas notre nom dans la boue. »

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Bonjour tout le monde !!!

Voilà une journée (fichtrement longue qui s'est étalée sur QUATRE chapitres, jamais dans l'abus x) qui s'achève sur un dîner-rapport-d'affaire aussi fructueux que chaotique.

Précision, en passant : Le prénom de Riley Clark va changer, ne soyez pas surpris, je viens de me rendre compte que le porte-parole du groupe Evy-Health s'appelle aussi Riley (Hart). On va croire que je leur en veut, aux Riley,à force ^^

Le prochain chapitre devrait, suite au coup de pression d'Alec sur le doc Dudson, révéler plus d'éléments susceptibles de l'aiguiller dans son enquête... ou pas ? A suivre !

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